« Dès ma jeunesse, j’ai été choqué […] non seulement par la tristesse des vieux hôpitaux dont les siècles de souffrance avaient comme imprégné les murs, mais encore par tout ce que j’entendais dire sur les grands concours, le favoritisme, le mandarinat1. » De ce constat fait par Robert Debré, professeur de pédiatrie, va naître la plus grande réforme hospitalière réalisée en France. Les ordonnances des 11 et 30 décembre 1958 créent les centres hospitaliers universitaires (CHU) et instituent le régime du temps plein pour les médecins hospitaliers2. Elles marquent une rupture majeure dans l’histoire de l’hôpital mais aussi plus largement du système de santé en France.
L’ambition de l’« hôpital pour tous »,
des plus pauvres aux plus aisés
La réforme s’inscrit dans un mouvement laborieux d’ouverture de l’hôpital à tous les malades. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, le monde hospitalier a en effet pour vocation d’accueillir les populations les plus déshéritées.
L’hôpital dédié à l’accueil des plus pauvres
La loi du 7 août 1851 sur les hospices et hôpitaux consacre le principe de l’admission dans les hôpitaux des malades « indigents » : « Lorsqu’un individu privé de ressources tombe malade dans une commune, aucune condition de domicile ne peut être exigée pour son admission dans l’hôpital existant dans la commune. »
Dans le mouvement de la législation sociale de la IIIe République, la loi du 15 juillet 1893 proclame un droit à des secours médicaux gratuits dispensés à domicile et, si nécessaire, « dans un établissement hospitalier », pour « tout Français malade, privé de ressources »3. Le conseil général doit se prononcer sur « l’organisation du service de l’assistance médicale, la détermination et la création des hôpitaux auxquels est rattachée chaque commune ou syndicat de communes4 ». Un « prix de journée des malades placés dans les hôpitaux » est fixé par le préfet et le financement est supporté par la collectivité en charge de l’établissement5.
L’ambition universaliste du Front populaire et de la Libération
Avec la création des assurances sociales en 1928, l’ambition d’hôpitaux prenant en charge des publics plus favorisés, notamment les bénéficiaires des nouveaux régimes de protection sociale, se fait jour. Un rapport de l’inspection générale des services administratifs de 19386 note ainsi : « On ne doit pas oublier que les assurés sociaux ne sont pas considérés comme des indigents, que pour les attirer dans leurs établissements, les commissions administratives se sont appliquées à ne plus mériter le reproche de faire de la médecine d’indigents. Elles ont fait incontestablement un gros effort pour moderniser leurs services, quand elles n’ont pas été amenées à exécuter un programme de constructions nouvelles7. »
En 1939, un décret pose les principes d’une nouvelle organisation hospitalière visant à accueillir l’ensemble de la population : « Les hôpitaux et hospices reçoivent, dans les conditions prévues par les lois et règlements en vigueur, les malades, les vieillards, infirmes et incurables, les femmes en couches admis au bénéfice des lois d’assistance. Ils reçoivent, en outre, les malades qui doivent être soignés aux frais de l’État ou des collectivités publiques ainsi que les bénéficiaires des lois sur les accidents du travail et sur les assurances sociales. »
Le décret du 17 avril 1943 pris pour l’application de l’acte dit loi du 21 décembre 19418, qui avait recopié l’essentiel des dispositions du décret-loi de 1939, introduit une distinction entre trois catégories d’établissements hospitaliers : « Les hôpitaux, les centres hospitaliers et les “centres hospitaliers régionaux” qui sont des hôpitaux ou groupements d’hôpitaux destinés à satisfaire en plus des besoins locaux aux besoins spéciaux de l’ensemble de la région9. »
Ces évolutions ne permettent pourtant pas d’ouvrir l’hôpital à tous les publics. Les conditions de fonctionnement, notamment l’accueil des malades dans de vastes salles communes et une présence médicale restreinte et aléatoire, dissuadent les malades fortunés comme les assurés sociaux d’avoir recours à leurs services.
L’origine de la réforme de 1958 peut être trouvée dans les rapports lumineux présentés par Robert Debré, pendant la Seconde Guerre mondiale, devant le Comité médical de la Résistance, alors chargé d’organiser le service de santé pour les Forces françaises de l’intérieur, et le Comité national des médecins français. Ces documents sont transmis au Comité français de libération nationale à Alger en janvier 194410. Leur avant-propos précise : « Ces pages sont donc l’expression de la foi que nous n’avons cessé de garder. Non pas des rêves ; il ne s’agissait point de rêver, mais des suggestions pour des réformes à la fois profondes et raisonnables. »
L’opuscule comporte le texte fondateur intitulé : « Organisation de la profession médicale et réforme de l’enseignement de la médecine. » Il dresse un constat sans concession : « Beaucoup de médecins ne sont pas instruits comme ils devraient l’être, […] les praticiens abandonnés à eux-mêmes ne peuvent trouver, au cours de leur carrière, d’occasions convenables de s’instruire et de se tenir au courant […]. Il leur est souvent impossible de faire bénéficier leurs malades des progrès incessants de la science […]. Un certain nombre d’entre eux ont tendance à remplacer les règles morales de leur profession par la commercialisation de la médecine. » Il ajoute : « Le corps enseignant, partagé entre des tâches diverses, ne s’applique pas essentiellement à son métier [et] le travail scientifique est loin d’être poursuivi en France dans le domaine de la médecine comme il devrait l’être. La médecine française n’atteint pas, de beaucoup, sur le plan international, le niveau qui lui était jadis reconnu. »
La note préconise pour chacun un « médecin indépendant, exerçant librement, […] l’accès à l’hôpital pour tous, l’hôpital devenant un véritable centre de diagnostic et de thérapeutique pour toute la population ». Elle poursuit : « Le corps enseignant doit être voué entièrement à s’attacher à mener une vie essentiellement hospitalière et universitaire [et] les facultés de médecine doivent assurer la direction technique de tous les services hospitaliers des villes universitaires. » L’ambition est radicale : « La profession médicale doit être aménagée pour la prévention des maladies et le soin des malades et non pour l’intérêt des médecins. »
La belle alliance des médecins et des administratifs,
partisans de la réforme
La réforme hospitalière n’est pas engagée en 1945 mais l’ambition de « l’hôpital pour tous » est reprise au milieu des années 1950. Comme l’écrit Robert Debré : « En effet, un principe social nous paraissait s’imposer : les malades de toutes les classes de la nation devaient être, dans le cas de diagnostic difficile, de maladie ou de blessure grave, de soins urgents, dirigés vers l’hôpital. Il fallait donc d’abord modifier le sentiment général d’une population habituée à considérer l’hôpital comme un refuge de la misère où l’on ne doit se rendre que si l’on ne peut l’éviter, montrer ensuite que celui-ci est devenu le seul lieu où puissent se trouver les secours les meilleurs dans un cadre à tous égards favorable à la guérison11. » Il s’agit de sortir de l’hôpital des salles communes et de bâtir un hôpital moderne.
Une initiative de Pierre Mendès France relance, en 1955, la dynamique réformatrice. De jeunes médecins réformateurs sont réunis autour de Jean Dausset12 ; il en résulte la constitution de l’Amicale des médecins radicaux le 3 novembre 1955 puis, en février 1956, la publication d’un « plan de santé » dans le journal du parti radical socialiste, L’Information médicale, préconisant le développement d’un réseau de centres hospitaliers modernes et d’un personnel médical à temps plein.
À Caen, du 1er au 3 novembre 1956, un colloque national sur la recherche et l’enseignement scientifiques, présidé par Pierre Mendès France, réunit deux cent cinquante scientifiques, administratifs, industriels, journalistes parlementaires. Robert Debré, René Fauvert (hépatologue) et Jean Dausset (hématologue) y présentent un plan d’organisation de la recherche médicale en France et un plan de réforme de l’enseignement de la médecine.
Le rapprochement de ces médecins réformateurs de Robert Debré débouche sur l’institution d’un comité interministériel13 réunissant pendant plusieurs années des médecins et des hauts fonctionnaires14. Placé sous la présidence de Robert Debré, il a pour mission « d’étudier les moyens propres à adapter aux progrès de la médecine les structures de l’enseignement médical, de la recherche médicale et de la médecine de soins, de proposer les réformes nécessaires et de coordonner, au cours de la réalisation de ces réformes, l’activité des différents départements ministériels intéressés15 ».
Le comité commence par établir un bilan de l’hospitalisation en France. Il est alarmiste. Au sein des 1 773 hôpitaux et hospices publics, parmi lesquels 16 centres hospitaliers régionaux, 66 centres hospitaliers et 456 hôpitaux, dominent les salles communes de 30 à 40 lits. La présence des médecins y est limitée, en général dans la matinée. L’essentiel de l’activité des médecins hospitaliers est exercé dans un cabinet de ville ou dans une clinique privée. En outre, l’encadrement des étudiants en médecine est très déficient. On compte à Paris trois professeurs pour cent étudiants quand il y en a plus de cinquante à l’Université Columbia de New York16. La recherche est en retard par rapport à celle des pays comparables malgré la création en 1939 du CNRS et en 1941 de l’Institut national d’hygiène (INH)17.
Le comité interministériel devient la plaque tournante de la réforme hospitalière. Robert Debré a rendu hommage à cette construction singulière, réunissant médecins et hauts fonctionnaires. L’action du comité entre dans une nouvelle phase lorsqu’il produit, en juillet 1957, un avant-projet de loi18 qui prévoit une « coopération organique entre les facultés de médecine et les hôpitaux des villes sièges de faculté ou école de médecine19 », le développement d’une formation scientifique de base pour les étudiants en médecine et le recrutement unifié des personnels enseignants et des praticiens des hôpitaux de ville universitaire.