Hyperpuissance
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Hyperpuissance

  1. 320 pages
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Hyperpuissance

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À propos de ce livre

Les États-Unis représentent aujourd'hui la plus grande puissance de l'histoire. Pour autant, à la différence de beaucoup d'Européens, Josef Joffe refuse de diaboliser le Grand Satan américain. Il s'interroge plutôt: l'antiaméricanisme n'a-t-il pas aussi des racines en Europe même? Et n'est-ce pas parce qu'ils sont impuissants que les Européens prétendent répudier la force?L'Amérique doit, quant à elle, résister à la tentation de l'hubris impériale. Trop de puissance entraîne le rejet, la résistance, comme le montre l'histoire. L'Amérique connaîtra-t-elle le destin qu'ont eu tous les États hégémoniques par le passé? Ou bien saura-t-elle se donner une légitimité susceptible de créer autour d'elle un consensus?« Le meilleur livre sur le sujet depuis des années. » Fareed Zakaria, auteur de L'Avenir de la liberté, éditorialiste à Newsweek. « Grâce à sa puissance d'analyse et à son brio intellectuel, Josef Joffe embarque le lecteur pour un voyage au cœur des défis auxquels est confrontée la seule superpuissance mondiale qui soit. Le résultat est lumineux. » Zbigniew Brzezinski, auteur du Grand Échiquier et du Vrai Choix. Josef Joffe est rédacteur en chef du grand journal allemand Die Zeit. Il enseigne aussi à l'Université Stanford. Il collabore régulièrement aux grandes revues spécialisées dans les relations internationales que sont Foreign Affairs et Foreign Policy.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2007
ISBN
9782738192271
Chapitre 1
Un monde anéanti
Le Noël de 1991 a sonné le glas du plus vaste empire que le monde ait jamais connu. Si précisément daté que soit ce décès, sa portée historique n’a guère été comprise sur le moment. Le suicide de l’Union soviétique n’a pas seulement envoyé un cadavre de plus au cimetière des empires où tant de rêves grandioses s’étaient depuis longtemps transformés en poussière – de Rome à Byzance, de l’empire des Habsbourg au Reich hitlérien. L’autodissolution de l’Union soviétique a constitué l’un des événements les plus rares de l’évolution du système des États : une transformation de la scène même sur laquelle la politique mondiale se joue. Les conséquences, en particulier pour la politique étrangère américaine, ont été capitales, et elles continueront à se faire sentir tout au long du XXIe siècle.
La disparition de l’URSS est le point de départ de ce livre, puisqu’il tente de faire la lumière, avant tout, sur ce que le passage révolutionnaire de la « bipolarité » à l’« uni-polarité », de la dominance à deux à la primauté d’un seul, a entraîné : en quoi cette rupture a-t-elle influé sur le comportement des États-Unis et du reste du monde ? Ensuite, cet ouvrage essaiera de cerner le rôle que l’Amérique devrait jouer sur cette scène, maintenant que les règles simples mais inflexibles de la guerre froide ont disparu en même temps que l’ordre bipolaire qui les avait engendrées. Ces règles avaient défini – ou dicté, plutôt – la haute stratégie américaine durant un demi-siècle, personne ne les ayant formulées plus concisément que George F. Kennan quand il écrivit : « La principale composante de toute politique des États-Unis envers l’Union soviétique doit consister dans un endiguement à long terme, patient, mais ferme et vigilant, des tendances expansionnistes russes1. »
Cette phrase allait caractériser à elle seule le cœur de la politique étrangère des États-Unis pour les cinquante années suivantes. La lutte dramatique et acharnée des deux nations s’est déroulée sur une scène globale, tout le jeu visant à favoriser, selon la formule immortelle de Kennan, ou bien l’« explosion », ou bien l’« adoucissement » de la puissance soviétique. En réalité, ces deux objectifs ont fini par être atteints : l’adoucissement, d’abord, et l’explosion, par la suite. Cette scène n’existe plus, tout comme a disparu le seul et unique rival mortel de l’Amérique. Le monde est désormais dominé par une seule hyperpuissance. En quoi consiste le nouveau scénario, en quoi devrait-il consister dès lors que l’Histoire avertit que tout pouvoir non partagé est destiné à soumettre à la tentation pour commencer et à exposer à des représailles dans un second temps ? Comment l’Amérique peut-elle user judicieusement de sa puissance ? Telle est la question à laquelle cette nation est confrontée quand elle scrute le XXIe siècle, et il en va de même du reste du monde chaque fois qu’il contemple ce géant si remuant qui, pour le meilleur ou pour le pire, plantera le décor du demi-siècle à venir.
Le mot « scène » est une métaphore du terme « structure » employé par les spécialistes de la politique internationale. La « structure » n’est qu’un autre nom de la distribution du pouvoir entre les acteurs montés sur les planches. Qui dirige, qui suit, qui se contente de faire de la figuration ? La scène du système de l’État moderne s’est assemblée au XVe siècle, sitôt que les prédécesseurs de l’État-nation contemporain sont nés sur les ruines de l’Empire romain : la France, l’Angleterre et l’Espagne – pays dont les frontières coïncidaient plus ou moins avec les limites d’une langue, d’une ethnie, d’une religion et d’une culture. Pendant un demi-millénaire environ, des États ont pris leur essor puis décliné, se consolidant, conquérant et s’effondrant, mais la structure du système international est restée identique à elle-même. Des acteurs ont joué leur rôle puis tiré leur révérence, mais la scène n’a pas changé.
La structure classique était définie par plusieurs grandes puissances qui, au nombre de cinq en général en dépit de variantes, rivalisaient et se faisaient la guerre pour affermir leur sécurité, obtenir des avantages et s’agrandir. Dans le jargon moderne, on dirait que le système international fut « multipolaire » jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, époque à laquelle deux puissances seulement – les États-Unis et l’Union soviétique – ont prévalu soudain sur les autres. Alexis de Tocqueville avait vaguement prévu ce résultat en se laissant aller à la rêverie suivante dès 1835 : « Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains. […] Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins, chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde2. »
La mort d’un empire
La définition tocquevillienne de la « bipolarité » est aussi bonne qu’une autre, et il est indéniable que les deux superpuissances ont tenu entre leurs mains le destin du globe terrestre jusqu’au Noël de 1991. La scène de la politique internationale a été « bipolaire » de la fin de la Seconde Guerre mondiale à la disparition de l’Union soviétique : deux géants ont éclipsé d’emblée une cinquantaine d’États avant de finir par imposer leur volonté à près de deux cents pays de tout statut – à des grandes puissances anciennes ou prétendues telles aussi bien qu’à des puissances moyennes ou minuscules. Le 25 décembre 1991 à 7 h 32 du matin exactement, les couleurs de l’Union soviétique ont été cependant amenées pour la dernière fois : l’emblème blanc-bleu-rouge de la Russie s’est élevé ensuite au-dessus du Kremlin à la place de ce drapeau orné d’une faucille et d’un marteau. Lors de sa dissolution, l’empire soviétique était âgé de soixante-quatorze ans. Presque deux fois plus vaste que les États-Unis, il était composé de quinze républiques abritant une multitude de races, de religions et de nationalités – il s’étendait sur onze fuseaux horaires, ses frontières terrestres atteignant 20 000 kilomètres et son littoral mesurant plus de 38 000 kilomètres.
Jusqu’à quel point cette superpuissance était-elle « puissante » si on la compare à celles qui l’avaient précédée ? Le territoire contrôlé par l’Empire romain se limitait au Bassin méditerranéen (plus les prolongements des îles Britanniques et de la mer Caspienne), et, même si « le Soleil ne se couchait jamais sur l’empire des Habsbourg », les fiefs de Charles V et de Philippe II ne disposaient pas de dix mille ogives nucléaires stratégiques et de quatre millions d’hommes sous les drapeaux. Pas plus que les possessions de la reine Victoria, si dispersées fussent-elles, ne lui procuraient une puissance de feu un tant soit peu équivalente à celle des cinquante mille chars d’assaut de l’Union soviétique.
Ce colosse n’en est pas moins mort dans son lit, pour ainsi dire, ce trépas constituant une première dans l’histoire du système étatique. L’Empire romain avait été abattu par la guerre, la révolte et l’invasion, quand bien même, selon Edward Gibbon, il avait fallu près de trois cents ans pour que l’épée défasse ce que l’épée avait forgé. La force avait mis fin à nombre d’aventures impériales jusqu’au début du XXe siècle : la Grande Guerre, rebaptisée plus tard Première Guerre mondiale, fut la plus grande de toutes ces destructrices d’empires, puisqu’elle rejeta les empires wilhelminien, habsbourgeois, tsariste et ottoman dans les poubelles de l’Histoire tout en infligeant une blessure mortelle à leur pendant britannique, si victorieux fût-il en 1918.
L’empire soviétique est passé de vie à trépas en douceur, sa perte n’étant pas causée par ses adversaires mais par son médecin, le dernier secrétaire général du parti communiste de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev. « Quand il a tenté de guérir notre nation, il a choisi des remèdes louables – glasnost, démocra-tisation et ainsi de suite –, mais, en fin de compte, même la plus infime dose de ces médications s’est avérée fatale au patient », a-t-on lu dans la Nezavisimaya Gazeta le lendemain de l’autodissolution de l’Union soviétique. Le genre humain sera éternellement reconnaissant à Gorbatchev d’avoir commis cette énorme erreur médicale, car c’est grâce à lui que la conflagration normalement concomitante du décès d’un empire a été épargnée à notre monde. Mais, contrairement au brusque et sourd effondrement des géants antérieurs, le caractère fondamentalement paisible de cet événement a concouru à obscurcir pendant une dizaine d’années la formidable transformation de la scène mondiale sur laquelle les États-Unis et le reste du monde ont agi depuis lors.
Comme il sied à un patient qui expire dans son lit, la mort n’est pas venue d’un seul coup. Le remplacement du drapeau rouge par l’emblème tricolore de la Russie, le 25 décembre 1991, n’a représenté rien d’autre que la certification officielle du dernier souffle agonique de l’Union soviétique, acte qui est passé quasiment inaperçu. Comment cette agonie s’est-elle passée ? Une date aussi largement oubliée est celle du 16 juillet 1990, jour où, après s’être entretenu pendant quarante-huit heures avec le chancelier allemand Helmut Kohl dans une obscure station thermale du Caucase répondant au nom de Zheleznovodsk, Mikhaïl Gorbatchev a prononcé les paroles magiques qui étaient demeurées impensables tout au long du demi-siècle de guerre froide : « L’Allemagne unie, souveraine à tous égards, dira à quel bloc elle préfère appartenir », déclara-t-il alors – il ajouta même qu’une « Allemagne unifiée membre de l’OTAN3 » convenait tout à fait à l’URSS.
Ces propos insipides ont d’autant plus témoigné de la capitulation de l’Union soviétique à l’issue de la guerre froide que cette confrontation – une « Troisième Guerre mondiale » dépourvue des flots de sang que les deux conflits précédents avaient fait couler – avait débuté en Allemagne et à propos de ce pays. C’était là en effet que l’entente antihitlérienne des États-Unis et de la Russie avait volé en éclats en 1946, un an à peine après la défaite du Troisième Reich : les vainqueurs s’étaient dressés l’un contre l’autre aussitôt après la mort de leur ennemi commun. Comme c’était là également que le blocus de Berlin en 1948, l’ultimatum sur Berlin de 1958 puis la construction du mur de Berlin en 1961 avaient conféré un tour particulièrement dramatique à la contestation stylisée, et heureusement orchestrée sans effusion de sang, du contrôle de cette pièce stratégiquement décisive de la sorte de patrimoine foncier européen que l’Allemagne constituaitI.
L’Allemagne, où les deux colosses avaient tracé leur frontière planétaire dans le sable, était la clé de voûte de l’équilibre des forces tant local qu’européen et global. C’était sur cette arène située entre l’Elbe et le Rhin qu’un million de soldats sur pied de guerre plus des milliers d’armes nucléaires entreposées de part et d’autre du Rideau de fer avaient pétrifié l’Histoire, divisant Berlin, l’Allemagne et l’Europe dans le contexte d’un jeu global à somme nulle qui ne permettait ni recul ni avancée. George F. Kennan avait prédit en 1947 dans son article intitulé « Sources of Soviet Conduct » que ce jeu de pressions et de contre-pressions se conclurait, ou bien par l’« adoucissement », ou bien par l’« explosion » de la puissance soviétique, et il en était bien allé de la sorte – à Berlin, comme il se devait : dans cette capitale du Reich défunt où tout avait commencé au milieu des décombres de la Seconde Guerre mondiale.
Le déclic se produisit le 9 novembre 1989 : jusqu’alors, l’Histoire progressait lentement, comme à pas de loup. Le simple lapsus d’un fonctionnaire est-allemand suffit à fracturer ce qui avait été véritablement coulé dans le béton : le mur de Berlin. Au cours d’une conférence de presse donnée vers sept heures du soir, le membre du Politburo est-allemand Günter Schabowski marmonna que la frontière allait être ouverte afin que des « voyages privés » puissent être effectués en direction de l’Occident. Moins d’une heure plus tard, de longues files de Berlinois de l’Est se dirigeaient vers le Mur et se pressaient aux points de passage, les gardes-frontières de « l’État des paysans et des travailleurs » ne tentant pas de les arrêter. Le week-end suivant, un million d’Allemands de l’Est passèrent sans encombre à Berlin-Ouest, les deux moitiés de la ville étant tout à coup réunies après vingt-huit ans de fermeture hermétique.
L’un quelconque des témoins de cet événement s’attendait-il à ce que la totalité du système international désigné sous l’appellation de « bipolarité » s’écroule en même temps que le Mur ? L’euphémisme du jour fut proféré par Gennadi Gerasimov, porte-parole du ministère des Affaires étrangères soviétique : « La vitesse des changements [survenus en Allemagne de l’Est] a pris tout le monde de court4 », commenta-t-il. Personne n’aurait pu être plus surpris que Mikhaïl Gorbatchev, qui tenait simplement à réformer l’empire, et non à s’en dessaisir. Comme un soviétologue d’Oxford le rappelle, « [i]l souhaitait renforcer le dynamisme de l’économie [soviétique] en y introduisant des composantes marchandes, mais sans la transformer en un système de marché à part entière. Il voulait plus d’ouverture et de tolérance, mais ne projetait pas encore d’instaurer une démocratie pluraliste5 ». Il est certain que Gorbatchev n’aspira jamais à ce que Moscou ne puisse plus s’enorgueillir d’être la deuxième superpuissance du monde – le risque qu’il prenait lui semblait tolérable : « Il n’y a pas lieu de craindre que le socialisme s’effondre ou disparaisse », confia-t-il béatement au dirigeant roumain Nicolae Ceausescu trois semaines après la chute du Mur – trois semaines seulement avant que ce dictateur soit exécuté par son propre peuple6.
Le socialisme, c’est-à-dire l’empire soviétique, s’est effondré pour les plus vieilles raisons du monde : l’ambition qui excède les ressources. Quand Mikhaïl Gorbatchev avait accédé au poste de secrétaire général du PCUS en 1985, il avait hérité d’un pays promis à un inexorable enlisement. Les dépenses militaires absorbaient de 15 à 20 % du PIB soviétique et s’élevaient sans cesse alors que celles de l’Amérique ne représentaient que 5 % environ d’un PIB plusieurs fois supérieur à celui de l’URSS. Parallèlement à cette stagnation économique, la production de pétrole sibérien, seule importante « pourvoyeuse de liquidités » de l’Union soviétique, avait décliné à partir de 1983, et, après avoir été multipliés par douze dans les années 1970, les prix mondiaux du baril de pétrole avaient commencé à décroître fortement au milieu des années 1980. Bref, l’Union soviétique n’avait plus les moyens de servir ses intérêts nationaux essentiels : elle était devenue aussi incapable d’assurer un niveau de vie décent à sa population que de suivre le rythme effréné de la ruineuse course aux armements engagée sous la présidence de Ronald Reagan (1981-1989) ou de subventionner la bande de plus en plus exigeante de ses clients indigents, qu’il s’agisse de la Tchécoslovaquie ou de Cuba.
La guerre d’Afghanistan, ultime aventure impériale de Moscou lancée le 25 décembre 1979, était au point mort elle aussi, les troupes soviétiques n’ayant pas tardé à être clouées dans les villes tandis que les moudjahidin armés de redoutables missiles Stinger fournis par les États-Unis arpentaient librement les campagnes. La Weltpolitik poursuivie par Nikita Khrouchtchev et ses héritiers capotait donc faute d’argent, cependant que l’idéologie qui l’avait inspirée s’essoufflait. Comme le chancelier allemand Helmut Schmidt le répétait avec humour, l’Union soviétique n’était rien de plus qu’une « Haute-Volta détentrice d’armements nucléaires ».
Ce que Lénine et Staline avaient bâti, ce que Khrouchtchev et Brejnev avaient transformé en un instrument de pouvoir global habitué à sonder l’adversaire et prompt à avancer ses pions partout où une bonne occasion se présentait, Gorbatchev le perdit par mégarde : ou le dernier dirigeant de l’empire léniniste fut obnubilé par sa naïveté, ou il fut aveugle aux forces effroyables qu’il avait libérées. Deux ans après la chute du Mur qui symbolisait et soutenait l’empire, l’Union soviétique périt elle-même sans piper mot, ne bénéficiant ni d’obsèques en bonne et due forme ni de l’extrême-onction d’un clergé quelconque. Trois ans plus tard encore, lorsque les derniers soldats russes se retirèrent de l’Europe centrale en 1994, la transformation du système international auparavant bipolaire en un système unipolaire était achevée. Sur les deux superpuissances qui s’étaient montrées si arrogantes avec la plupart des autres nations, une était hors jeu. À la fin du XXe siècle, après deux guerres mondiales sanglantes et une troisième plus stylisée, un seul géant était toujours debout. Les États-Unis étaient devenus le numéro 1, un Gulliver parmi les Lilliputiens, et désentravé, de surcroîtII.
Bipolarité : les règles du jeu
Il est indispensable de se souvenir des origines et des traits définitoires de la bipolarité pour comprendre ce qui l’a suivie et ce qui continuera à modeler la politique mondiale jusqu’à la fin du XXIe siècle.
Bien que l’Allemagne et l’Europe aient été les maisons mères de la guerre froide (si meurtriers qu’aient été les épi-sodes survenus dans les filiales coréenne et vietnamienne), elles ne constituaient pas sa cause sous-jacente, qui était aussi ancienne que l’analyse par Thucydide du déclenchement de la première guerre bipolaire entre Athènes et Sparte. « La cause véritable en fut la puissance à laquelle les Athéniens étaient parvenus et la crainte qu’ils inspiraient aux Lacédémoniens qui contraignirent ceux-ci à la guerreIII », avait souligné le premier théoricien de la bipolarité plus de deux mille ans auparavant. Dans le cas soviéto-américain, ce jugement devrait être corrigé de telle sorte qu’on lise : « La puissance à laquelle ces deux cités étaient parvenues. » Après avoir défait ensemble leur ennemi commun – l’Allemagne nazie – les deux vainqueurs s’étaient soudain retrouvés catapultés dans des positions de force à nulle autre pareille. La face cachée de ce pouvoir énorme, c’était le danger mortel dont il s’accompagnait. Il ne restait qu’une seule menace vitale pour chacun des ex-alliés : l’autre.
À cette lutte pour le pouvoir s’ajoutai...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Dédicace
  5. Chapitre 1 - Un monde anéanti
  6. Chapitre 2 - Un géant désentravé
  7. Chapitre 3 - La montée de l’antiaméricanisme
  8. Chapitre 4 - La montée de l’américanisme
  9. Chapitre 5 - La haute stratégie des géants. Modèles empruntés à l’Histoire
  10. Chapitre 6 - Le perchoir du géant
  11. Chapitre 7 - Une tâche de géant
  12. Notes
  13. Remerciements