Cela fait maintenant un certain temps que Momo ne dit plus un mot. Au volant du monospace, il fulmine intĂ©rieurement. Le voilĂ coincĂ© sur lâautoroute, mĂȘme la file de gauche nâavance pas. Le ciel bleu nâa rien de rĂ©jouissant : la climatisation ne marche plus et le soleil chauffe lâhabitacle. Il transpire comme un porc. Il se demande si les porcs transpirent et pourquoi on emploie cette phrase toute faite. Si les porcs transpirent, ce nâest certainement pas pour avoir fendu les airs au galop, comme les chevaux de course. De toute façon, les porcs, Ă©levĂ©s dans leurs enclos trop petits, ne peuvent mĂȘme plus tourner sur eux-mĂȘmes. Exactement comme lui dans cette voiture. De lâarriĂšre souffle une odeur de vomi. La petite avait mal au cĆur, on ne peut pas lui en vouloir. En fait, lâodeur vient aussi du volant, il nâa pas pu se laver les mains. Et de la droite, oĂč gĂźt le pantalon trempĂ©, mal isolĂ© dans le sac plastique aux pieds de sa femme. Lâodeur est partout.
Pourquoi, mais pourquoi a-t-il acceptĂ© de passer une semaine de vacances Ă Saint-Trojan, dans la maison de sa belle-mĂšre ? Il aurait encore mieux valu rester au travail, avec lâair conditionnĂ©, et tout ce quâil doit terminer. Ătait-ce par facilitĂ© ou par habitude ? Ou bien pour faire plaisir Ă la famille ? Un peu de tout ça Ă la fois ? Ou peut-ĂȘtre tout simplement pour voir la mer et sentir le grand air ? Tu parles dâun grand air ! Il sâavoue quâil ne sait pas pourquoi il est lĂ . Soudain il voit une sortie accessible. Sans plus rĂ©flĂ©chir, il sây engage. Bien entendu, câest une dĂ©cision quâil allait regretter par la suite. Quand, aprĂšs bien des errements, et bien des Ă©nervements, il arriverait enfin sur lâĂźle dâOlĂ©ron, cinq heures plus tard que prĂ©vu.
Donât ask the person,
ask the brain
Sonder le cerveau au lieu de la personne est un des motto de Colin Camerer, qui figure parmi les chefs de file de la neuroĂ©conomie. Selon lui, demander Ă une personne dâexpliciter son choix nâest pas forcĂ©ment une bonne idĂ©e. Dâabord, parce quâelle peut mentir, et dĂ©guiser les vraies raisons de sa dĂ©cision. Mais, surtout, parce quâelle nâa peut-ĂȘtre pas accĂšs elle-mĂȘme Ă ses propres raisons. Or, si on croit que les gens sĂ©lectionnent lâoption de plus grande valeur, conformĂ©ment Ă la thĂ©orie de la dĂ©cision, alors ces valeurs doivent ĂȘtre reprĂ©sentĂ©es, dâune façon ou dâune autre, dans leur cerveau. Les neurosciences doivent donc porter leur effort sur le dĂ©codage de ces valeurs.
Câest un effort qui a portĂ© ses fruits dans un autre domaine, la perception visuelle. Dans lâactivitĂ© hĂ©modynamique du cortex visuel, câest-Ă -dire dans les variations de dĂ©bit sanguin mesurĂ©es par lâIRM fonctionnelle, il est possible de retrouver une partie de ce que la personne a vu. On peut ainsi reconstituer les clips vidĂ©o quâon lui a projetĂ©s quand elle Ă©tait allongĂ©e dans la machine, par exemple une scĂšne du Gendarme Ă Saint-Tropez, en lisant directement dans son cerveau. Cette reconstitution est loin dâĂȘtre parfaite : lorsquâon compare Ă lâoriginal, on sâaperçoit que lâinformation contenue dans les clips reconstituĂ©s est nettement dĂ©gradĂ©e : on devine Ă peine la prĂ©sence dâun gendarme. Mais cette information nâest pas nulle non plus, ce qui dĂ©montre une certaine comprĂ©hension de la façon dont les scĂšnes visuelles sont codĂ©es dans lâactivitĂ© cĂ©rĂ©brale.
Les algorithmes de dĂ©codage ont Ă©galement Ă©tĂ© appliquĂ©s, avec un certain succĂšs, aux activitĂ©s cĂ©rĂ©brales mesurĂ©es pendant le sommeil, afin de reconstituer les rĂȘves. Le problĂšme dans ce cas est quâon ne dispose pas de lâoriginal, contre lequel il faudrait confronter la reconstitution. On ne peut que demander aprĂšs coup Ă la personne, et vĂ©rifier que, lorsque lâalgorithme produit des images de plage ou de forĂȘt, la personne raconte effectivement avoir rĂȘvĂ© dâune plage ou dâune forĂȘt. Ce qui ne marche pas Ă tous les coups, mais plus souvent que si on pariait au hasard, dâoĂč la conclusion quâon a su capter une partie de lâinformation pertinente.
Pour les neurosciences de la dĂ©cision, le Graal serait, grĂące Ă des algorithmes similaires, de pouvoir lire les valeurs que le cerveau attribue aux diffĂ©rentes options. Toutefois, en supposant quâon dispose dâun tel algorithme, pouvant dĂ©coder les valeurs inscrites dans le cerveau, comment le valider si la personne nâa pas conscience de ces valeurs et que, par consĂ©quent, on ne peut pas le lui demander ?
Mais de quel inconscient parle-t-on ?
Câest ici quâil faut sâinterroger sur la notion dâinconscient. Dans notre culture, la notion dâinconscient renvoie immĂ©diatement Ă la rĂ©fĂ©rence freudienne. Or Freud ne nous est dâaucun secours pour rĂ©soudre notre problĂšme puisquâil propose, paradoxalement, de faire parler le patient pour pouvoir Ă©lucider son inconscient. Certains critiques ont dâailleurs pointĂ© quâil sâagit lĂ dâune faille Ă©pistĂ©mologique de la psychanalyse : les contenus quâon prĂȘte Ă lâinconscient ne peuvent pas ĂȘtre vĂ©rifiĂ©s, puisque par dĂ©finition nul nây a accĂšs, ni le patient ni le thĂ©rapeute. Il sâagira toujours dâinterprĂ©tations, dont rien ne prouve quâelles soient vraies, au sens scientifique. Ce qui ne veut pas dire quâelles ne soient pas intĂ©ressantes, naturellement.
En outre, lâinconscient freudien se trouve rĂ©guliĂšrement en conflit avec les instances psychiques (le moi ou le surmoi) qui peuvent ĂȘtre conscientes. Dans cet affrontement dramatique, les protagonistes partagent beaucoup de capacitĂ©s, notamment pour ce qui concerne la comprĂ©hension du contexte et la motivation du comportement. Lorsquâil sâagit de prendre une dĂ©cision, lâinconscient pourrait donc Ă©galement attribuer des valeurs et poursuivre des buts diffĂ©rents : lâinconscient voudrait une chose, tandis que le moi en voudrait une autre. Câest ainsi, par les mobiles inconscients, que Freud explique les lapsus et les actes manquĂ©s. Lâinconscient freudien nâest donc pas seulement ce qui Ă©chappe Ă la conscience, câest aussi ce qui Ă©chappe au contrĂŽle du moi.
On trouve également des théories invoquant des conflits entre systÚmes (cérébraux) en psychologie cognitive, mais ces conflits ne recoupent pas la distinction entre conscient et inconscient. On parlera plus volontiers de comportements impulsifs, en général dirigés vers des récompenses primaires à court terme, par opposition aux comportements contrÎlés, qui intÚgrent davantage le contexte et qui se projettent à plus long terme. Je reviendrai sur ces conflits dans le cinquiÚme chapitre ; je vais me concentrer ici sur la distinction entre conscient et inconscient.
La notion dâinconscient cognitif est plus simple que la notion freudienne : on nâa pas conscience dâune information si on ne peut pas la rapporter, verbalement ou autrement. Ainsi, on est inconscient des valeurs qui guident notre comportement dans le mĂȘme sens quâon est inconscient du poisson dâavril accrochĂ© dans notre dos. Câest aussi une notion plus ancienne*1. DĂ©nonçant lâillusion du libre arbitre, Baruch Spinoza Ă©crivait dĂ©jĂ en 1677 : « Les hommes se trompent en ce quâils pensent ĂȘtre libres, et cette opinion consiste en cela seul quâils sont conscients de leurs actions, et ignorants des causes par lesquelles ils sont dĂ©terminĂ©s. »
Il y a bien lĂ lâidĂ©e dâun dĂ©terminisme inconscient, au sens cognitif : on peut raconter sans (trop) risquer de se tromper ce quâon a fait, mais on ne peut pas dire en toute certitude pourquoi on lâa fait. Cette conception se retrouve dans les descriptions psychologiques des romans du XIXe siĂšcle, en plein Ăąge romantique et bien avant les thĂ©ories freudiennes. On peut lire par exemple des phrases comme : « Il ne savait quelle force mystĂ©rieuse le poussait Ă agir sans plus attendre*2. »
Dâune certaine façon, lâinconscient cognitif est Ă©galement plus radical que dans la culture commune hĂ©ritĂ©e de la vision freudienne. Pour la plupart des chercheurs, lâinconscient est la loi, et la conscience, lâexception. Autrement dit, la plupart des traitements opĂ©rĂ©s par le cerveau restent inconscients, seule une petite fraction accĂšde Ă la conscience. Et câest heureux : si tous les traitements cognitifs se faisaient au rythme oĂč sâĂ©coule notre flux de conscience, nous ne pourrions certainement pas danser la salsa, ou reprendre une balle Ă la volĂ©e.
Pour revenir au problĂšme du choix, cela signifie que les rares cas oĂč on examine une par une les diffĂ©rentes options, en considĂ©rant explicitement les avantages et les dĂ©savantages, ne reprĂ©sentent pas des cas typiques de la prise de dĂ©cision. Dans la majoritĂ© des cas, on a lâintuition (consciente) de ce quâon prĂ©fĂšre, mais pas des raisons qui fondent notre prĂ©fĂ©rence. Les raisons peuvent Ă©ventuellement venir a posteriori, lorsquâon observe notre propre comportement, et quâon sâefforce dâen rendre compte. Mais rien ne garantit que ce soient les mĂȘmes raisons que celles qui ont effectivement dĂ©terminĂ© nos choix. Et pour cet exercice de rationalisation de nos propres actions, nous ne sommes pas tellement mieux placĂ©s quâun observateur externe.
La preuve de lâinconscience
Pour tester le pouvoir de valeurs inconscientes, il faut donc que la personne ne puisse pas expliciter ces valeurs, mais que lâexpĂ©rimentateur les connaisse. La solution proposĂ©e par la psychologie cognitive est de manipuler ces valeurs de lâextĂ©rieur. Il est possible de prĂ©senter des informations de façon subliminale, ce qui signifie tout simplement sous le seuil (de conscience). De cette façon, les informations peuvent ĂȘtre intĂ©grĂ©es dans le comportement de la personne, mais sans quâelle en prenne conscience, câest-Ă -dire sans quâelle puisse les rapporter. La plupart du temps, il sâagit dâun seuil sur la durĂ©e : les informations subliminales sont trop brĂšves pour ĂȘtre perçues de façon consciente.
Au cours du XXe siĂšcle, la psychologie cognitive sâest attachĂ©e Ă identifier le niveau de reprĂ©sentation que pouvaient atteindre les informations subliminales. Toute lâastuce de ces expĂ©riences consiste Ă montrer que le comportement a Ă©tĂ© influencĂ© par lâinformation subliminale, alors que les participants ne peuvent pas dire quelle information leur a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e. Pour cela, un paradigme particuliĂšrement probant, bien exploitĂ© par le groupe de Stanislas Dehaene, est celui de lâamorçage subliminal. Dans ces expĂ©riences, on prĂ©sente une premiĂšre image, lâamorce, de façon extrĂȘmement brĂšve. Pour ĂȘtre sĂ»r quâelle reste inconsciente, on la fait suivre dâune autre image, le masque, qui lui ressemble sur le plan de la forme et de la couleur, et qui est prĂ©sentĂ©e plus longuement. Ensuite vient lâimage cible, sur laquelle le sujet doit effectuer une tĂąche. Des centaines dâessais de ce type sont rĂ©pĂ©tĂ©s au cours de lâexpĂ©rience, variant les amorces et les cibles.
Dans une expĂ©rience dâamorçage sĂ©mantique, par exemple, les amorces sont des mots, les cibles sont des mots ou des non-mots (une suite de lettres sans signification) et les masques sont des chaĂźnes de caractĂšres venant dâun autre alphabet. La tĂąche du participant est de dire si les lettres quâil perçoit (les cibles) sont des mots ou des non-mots ; ce quâon mesure est le temps quâil met pour donner sa rĂ©ponse. Le rĂ©sultat est que le temps de rĂ©ponse est plus rapide si lâamorce partage certaines caractĂ©ristiques avec la cible. Par exemple, le mot cible « sofa » est plus rapidement reconnu sâil est prĂ©cĂ©dĂ© par le mot-amorce « divan » que par le mot-amorce « table ». DâoĂč on dĂ©duit que le sens du mot « divan » a Ă©tĂ© inconsciemment extrait par le cerveau, de façon Ă prĂ©activer des mots reliĂ©s sĂ©mantiquement, comme « sofa », dont le traitement sera de ce fait plus rapide. Les informations subliminales peuvent par consĂ©quent atteindre un niveau sĂ©mantique.
Mais comment sâassurer que le participant nâa pas perçu (consciemment) lâamorce ? Le premier critĂšre qui vient Ă lâesprit est de se fier Ă son compte rendu. Il sâagit dâun critĂšre subjectif : sâil dit quâil ne lâa pas vu, câest quâil ne lâa pas vu. Mais ce critĂšre pose problĂšme, car les participants peuvent ĂȘtre extrĂȘmement conservateurs, et dĂ©clarer ne rien percevoir mĂȘme quand en rĂ©alitĂ© ils sont capables de discerner (consciemment) certains Ă©lĂ©ments qui les mettent sur la voie. On prĂ©fĂšre donc les forcer Ă faire un choix, par exemple sur une tĂąche de dĂ©tection. Dans une telle tĂąche, on leur demande Ă chaque essai dâindiquer sâil y avait une amorce ou non, sachant quâen rĂ©alitĂ© lâamorce nâest prĂ©sente que dans la moitiĂ© des cas. Il sâagit dâun critĂšre objectif : si les participants se trompent une fois sur deux, autrement dit si leur pourcentage de dĂ©tections correctes nâest pas diffĂ©rent du hasard (50 %), on peut en dĂ©duire que lâamorce passe inaperçue. Selon ce critĂšre, il est dĂ©montrĂ© que le cerveau est capable dâextraire le sens dâune information que la personne ne perçoit pas consciemment.
La publicité subliminale
Mais, direz-vous, cette information inconsciente peut-elle vraiment influencer les prĂ©fĂ©rences ? Les premiers expĂ©rimentateurs Ă tester si des images subliminales pouvaient influencer les choix Ă©conomiques nâĂ©taient pas des psychologues acadĂ©miques. Il sâagissait dâun professeur de marketing, associĂ© aux propriĂ©taires dâun cinĂ©ma de la cĂŽte ouest des Ătats-Unis. Leur idĂ©e Ă©tait dâinsĂ©rer au cours dâun film une vingt-cinquiĂšme image par seconde, afin de suggĂ©rer aux spectateurs de consommer un produit en vente, par exemple avec le message « mangez du pop-corn » (voir la Figure 4). Câest ce quâils ont fait en 1957, lors des sĂ©ances oĂč Ă©tait projetĂ© le film Picnic. Les images Ă©taient trop brĂšves pour que les spectateurs perçoivent les messages, et nĂ©anmoins les ventes de pop-corn pendant ces sĂ©ances ont Ă©tĂ© dĂ©cuplĂ©es. Une technique commerciale rĂ©volutionnaire, la publicitĂ© subliminale, Ă©tait nĂ©e.