L' Idéal démocratique à l'épreuve de la Shoa
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L' Idéal démocratique à l'épreuve de la Shoa

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L' Idéal démocratique à l'épreuve de la Shoa

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À propos de ce livre

Pourquoi l'Europe, qui a inventé l'idée que tous les hommes sont égaux, a-t-elle aussi produit la Shoa? Pourquoi a-t-elle stigmatisé certains de ses citoyens au point de les détruire? Depuis de nombreuses années, le débat autour de la singularité de la Shoa est vif: les tenants de la mémoire sacrée s'opposent aux négationnistes de droite comme à ses critiques de gauche. Derrière cette polémique se cache une question plus profonde: celle des fondements mêmes de la démocratie. Aujourd'hui encore, l'égalité entre citoyens suffit-elle à fonder une société qui fait une place à chaque homme dans sa différence?Shmuel Trigano enseigne la sociologie de la politique et de la religion à l'université Paris-X-Nanterre. Auteur de nombreux ouvrages dans le domaine de la philosophie politique, de la spiritualité et de l'histoire, il a fondé le Collège des études juives de l'Alliance israélite universelle et la revue européenne d'études et de culture juives " Pardès ".

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
1999
ISBN
9782738180490
Première partie
Le Juif-du-citoyen
Chapitre premier
La singularité nue
dans la Shoa
Nous avons du mal à nous représenter ce que fut la singularisation des Juifs dans l’Europe sous la botte nazie. Il faudrait pouvoir s’imaginer comment le monde environnant soudain se déroberait et s’effondrerait, nous plongeant dans un abîme sans fin. Comment, dans nos lieux les plus familiers, nos compatriotes s’écarteraient de nous, repoussés par un mur invisible. Comment tous nos points de repère chavireraient, nous laissant dans la nudité d’un monde que le sens a déserté. Quand la Gestapo (ou la police de Vichy) vient les débusquer, un à un dans leurs foyers pour les arrêter, les Juifs sont des citoyens qui se croient des individus semblables aux autres dans le jeu de la citoyenneté. Dès qu’ils sont emmenés pour être déportés, ils ne sont plus que des Juifs nus, au propre (le simulacre du passage à la douche – chambre à gaz à la sortie du train) et au figuré (dépouillés de leur statut juridique, de leur identité individuelle et de leur humanité : devenus des numéros – matricule dans l’infâme comptabilité du Reich total). À Auschwitz — que nous prendrons comme symbole des camps —, les Juifs se trouvent rassemblés, réunis sans distinction d’origine et de nationalité. Sont-ils encore des « Juifs », fondus dans une masse générique où toute individualité et toute identité sont englouties ? Dans la déportation, le Juif se voit en effet singularisé dans le citoyen, retranché de sa normalité, isolé à vide, mais cette singularité est tellement coupée de l’universel politique et humain qu’elle finit par ne plus avoir aucun sens. La singularité absolue équivaut à une désidentification. En cela, nous disons qu’elle est « nue », réduite à elle-même, dénuée de sens parce que réduite à son extériorité. Le sens est toujours un mouvement qui va vers autrui, vers l’avenir. La massification se traduit ainsi nécessairement par une « chosification » au point que les nazis purent imaginer fabriquer des abat-jour avec la peau des suppliciés, du savon avec leur « graisse », des perruques avec leurs cheveux et des lingots avec l’or dentaire récupéré sur les cadavres. Quelque chose comme une « minéralisation » de l’humain s’est produit dans les camps. L’humain devenu objet inerte, posé dans un monde déserté par la présence. Pas seulement exterminé.
Le modèle de l’individu citoyen
Il faut être au fait de l’histoire de l’accession des Juifs à la citoyenneté pour comprendre la nature profonde et l’impact d’un tel bouleversement à la fois sur la condition juive et sur la condition citoyenne. Les Juifs d’Europe avaient connu, avec leur émancipation par la Révolution française, une transformation identitaire totale : de « nation » — au sens de l’Ancien Régime — tolérée mais exclue de l’ordre social officiel, ils étaient devenus des individus abstraits, à l’instar de tous les autres citoyens. Cette restructuration de leur identité était la condition d’accès à la citoyenneté. Leur émancipation s’inscrit, en effet, dans la suppression de tous les ordres, castes, corporations qui faisaient l’ordinaire d’une société aristocratique profondément inégalitaire. Les Juifs y étaient identifiés comme une « corporation », caste paria, certes, mais néanmoins groupe constitué, héréditaire, qui, parfois, se comportait véritablement comme une corporation monoprofessionnelle dans la vie économique.
Un représentant des Juifs à la Convention nationale exprime bien l’esprit de la citoyenneté révolutionnaire : « Il ne peut y avoir […] d’égalité, là où il y a des différences18. » La citoyenneté des Juifs se fonde ainsi sur la fin de la « nation juive », c’est-à-dire de leur condition collective. L’opinion de deux célèbres avocats de l’émancipation, le comte de Clermont-Tonnerre et l’abbé Grégoire, est très claire. « Mais, me dira-t-on, les Juifs ont des juges et des lois particulières. Mais, répondrai-je, c’est votre faute et vous ne devez pas le souffrir. Il faut refuser tout aux Juifs comme Nation, et accorder tout aux Juifs comme individus ; il faut méconnaître leurs juges […] il faut refuser la protection légale au maintien des prétendues lois de leur corporation judaïque ; il faut qu’ils soient individuellement citoyens. Mais, me dira-t-on, ils ne veulent pas l’être. Eh bien ! s’ils veulent ne l’être pas, qu’ils le disent, et alors, qu’on les bannisse. Il répugne qu’il y ait dans l’État une société de non-citoyens et une nation dans la nation19. » « Point de syndic pour la gestion des affaires civiles des communautés juives, point de communautés juives […] ils seront astreints à l’idiome national pour tous leurs actes et même pour l’exercice de leur culte20. »
Sur ces bases, les Juifs entreprirent alors de se réformer et de se redéfinir. Le projet de leur émancipation prévoit leur « régénération » (une notion sur laquelle nous reviendrons), comme l’exprime bien le titre du livre de l’abbé Grégoire : Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs (1789). Ils renoncent ainsi formellement au lien historique qu’ils avaient forgé entre eux durant des millénaires pour se glisser dans les habits de l’individu citoyen. Le « grand Sanhédrin », convoqué par Napoléon Ier en 1807, établit avec la plus grande clarté la caducité de la nation juive dans ses liens politiques, pour restructurer la nouvelle condition des Juifs autour d’une définition confessionnelle du judaïsme. « La loi divine […] contient des dispositions religieuses et des dispositions politiques. Les dispositions religieuses sont par leur nature absolues et indépendantes des circonstances et des temps. Il n’en est pas de même des dispositions politiques, c’est-à-dire de celles qui constituent le gouvernement et qui étaient destinées à régir le peuple d’Israël dans la Palestine, lorsqu’il avait ses rois, ses pontifes et ses magistrats. Ces dispositions politiques ne sauraient être applicables depuis qu’il ne forme plus un corps de nation21. »
Les Juifs se manifestent donc désormais dans la société comme des individus abstraits dont la judéité n’est plus qu’une affaire privée. Cette nouvelle conscience s’accompagne de tous les scintillements d’un universalisme prometteur et radieux, qui épouse le progrès de l’humanité, sur l’autel duquel ils sacrifient bien volontiers une particularité désormais close et étriquée, retranchée du sens. Nous avons là le principe structural de la modernité juive, tant dans son institution que dans son idéologie. Avec les conquêtes napoléoniennes, qui lancèrent dans l’Europe despotique le signal de l’émancipation des Juifs, ce modèle s’est en effet étendu au judaïsme européen avant de gagner, à l’époque coloniale, le judaïsme méditerranéen, marquant ainsi de son sceau les deux univers géographiques où vivait la majeure partie des Juifs avant les grands mouvements migratoires du début du XXe siècle. Le Juif moderne ne peut se penser en dehors de ce prisme-là. La conscience moderne ne peut voir les Juifs que sous ce jour-là.
Ce destin fut à vrai dire partagé par tous les peuples de l’Europe mais il eut pour les Juifs un goût exceptionnel. C’est la condition dans laquelle les a trouvés l’émancipation qui en est la cause, celle d’un peuple exclu, se tenant lui-même pour être en exil, portant une culture, une langue et une religion différentes de son environnement, sans territoire. Si les peuples européens se restructuraient dans l’alchimie de la modernisation, en fonction du critère de la citoyenneté, ils n’en conservaient pas moins leurs traditions, leurs langues, les fondements de leur culture, leurs terroirs. Ce que perdaient inéluctablement les Juifs, qui n’étaient plus un peuple et entraient dans la demeure d’autres cultures et d’autres peuples. C’est pourquoi leur expérience fut paroxystique. Ils furent plus modernes que les modernes. C’est en ce sens que leur destin singulier signifie aussi pour toute la modernité.
La « racialisation » des Juifs
Or c’est ce modèle qui s’est vu brutalement remis en cause dans les faits par Auschwitz, où les Juifs modernes se retrouvent comme par une fatalité, une nécessité physique, générique (l’« espèce » juive), définis comme une collectivité, une masse socio-historique — pourtant retranchée de l’histoire à ce moment même dans une sorte de no man’s land inouï. Dans les camps se produit un bouleversement absolu de la condition individuelle et citoyenne du Juif moderne. Les Juifs se voient, alors, révélés à eux-mêmes et aux autres comme un peuple, une collectivité formée par la nécessité du monde, voire de la nature (on serait juif comme on serait noir, ou jaune). Ce n’est plus la volonté qui décide de leur appartenance à une communauté juive comme c’était le cas théoriquement pour les Juifs d’Europe de l’Ouest, par le biais de la confession religieuse, ou d’Europe de l’Est, par le biais de l’activisme politique, comme c’était déjà le cas pour le bundisme, mouvement nationalitaire diasporique en Pologne, ou pour le sionisme, militant pour la construction d’un État national juif, mouvements à travers lesquels des Juifs avaient choisi de se donner un destin collectif et national. Confontrés tragiquement à cette nouvelle donne, les Juifs poursuivis par les nazis furent comme frappés de paralysie : ils ne comprirent pas immédiatement quelle cible était visée en eux et eurent, comme on le sait, du mal à esquiver le coup qui les frappait. Pour combattre un ennemi potentiel et sauver sa peau, il faut d’abord être conscient de soi et de l’objectif que l’on représente. Mais la déportation vint saisir les Juifs là où ils ne s’y attendaient plus. Elle vint les frapper dans la partie « obscure », refoulée, non dénouée de leur identité, en fonction d’une logique impensable pour eux-mêmes et la conscience moderne. La déportation vint débusquer ceux qui n’étaient plus que des individus, au nom de leur appartenance à une collectivité que la modernité (et les Juifs modernes en premier lieu) avait reniée ou, du moins, mise en veilleuse. C’est sur ses ruines que la citoyenneté s’était construite pour les Juifs. Auschwitz fait ainsi resurgir, dans l’inconscient des modernes et des Juifs un vestige archaïque dont ils ne savent que faire, un encombrant corps mort, un vestige du passé qui ressemble à un « peuple juif » et leur pèse infiniment.
Mais pour les nazis, ce que nous définissons comme un « peuple », à la lumière de la perspective historique, est une race, c’est-à-dire une population générique, en deçà de toute différenciation historique ou politique. Si le « peuple » resurgit alors, il se voit ainsi aussitôt invalidé comme peuple en étant défini comme « race ». Ce qui était de l’ordre de l’« évidence » pour les nazis ne l’est pas, comme on s’en doute, dans la réalité. Les Juifs ne constituent pas en effet une « race ». Le concept lui-même est tenu aujourd’hui pour problématique. Cependant, parce que les nazis isolaient, objectivement, une « collectivité » juive dans une citoyenneté réputée abstraite et universelle — et la dépouillaient donc de toute citoyenneté — ils supposaient de facto cette dimension de « peuple », sans pouvoir pourtant la reconnaître comme telle. Cette ambiguïté transparaît dans cette phrase du Mein Kampf : « Une race non germanique, une race étrangère vit parmi nous, qui ne veut pas et qui n’est pas capable de sacrifier ses particularités raciales, de se départir de ses modes de pensée, de vie et d’action et qui pourtant possède les mêmes droits politiques que nous […] Le résultat de ses activités devient la tuberculose raciale des nations22. » Le descriptif du comportement de cette « race » fait plus référence aux caractéristiques d’un peuple (« modes de pensée, de vie et d’action ») qu’à des traits raciaux. C’est bien là le signe paradoxal que le nazisme fait — inconsciemment — corps avec la modernité, alors qu’il projette — consciemment — de la détruire. Dans les cadres de la conscience moderne, en effet, on ne peut « congénitalement » pas concevoir de collectivité juive dans les termes de « peuple », eu égard à l’émancipation individuelle. La catégorie de « race » apparaît alors comme une façon indirecte de désigner cette collectivité, non plus en termes socio-historiques mais biologiques, infrapolitiques (de sorte que la désigner comme race — le paradoxe continue —, c’est autant nier cette citoyenneté que sa condition de peuple historique).
Le recours à la catégorie raciale est ainsi très problématique dans le discours et la pratique même du nazisme. Raul Hilberg écrit à ce propos : « La définition du Juif ne se fonde aucunement sur des critères raciaux, tels que le groupe sanguin, la courbure du nez ou autres caractéristiques physiques. Il est vrai que, pour des raisons de propagande, les commentateurs nazis présentèrent les décrets comme des lois raciales et qu’en Allemagne bien d’autres auteurs adoptèrent ce vocabulaire et parlèrent de définitions raciales. En fin de compte, les nazis se souciaient fort peu du nez juif, ce qui les préoccupait, c’était l’influence juive23. » « Les lois de Nuremberg affirmaient qu’était considéré comme “juif complet” celui dont au moins trois grands-parents étaient “racialement juifs”. Mais les ordonnances d’application de ces lois précisaient qu’un grand-père est juif s’il appartient à la communauté religieuse juive. Ce critère religieux d’appartenance était plus explicite encore dans le second statut des Juifs adopté par le gouvernement français de Vichy. Étrange critère qui conduit à assimiler la religion à la race. On était juif parce qu’on était membre du peuple juif24. » La contradiction interne qui caractérise le nazisme en la matière éclate aussi lorsque l’on réfléchit à la façon dont il retranche les Juifs hors de l’espèce humaine. C’est ce que font remarquer justement Avishaï Margalit et Gabriel Motzkin25 en soulignant que les nazis, en humiliant et en abaissant les Juifs avant de les éliminer, ne visaient pas uniquement à les exclure du peuple (citoyen) allemand mais aussi de l’espèce humaine, au moment même où ils niaient cette catégorie universelle d’humanité puisqu’ils en retranchaient les Juifs et affirmaient la supériorité d’une race aryenne sur des races inférieures.
En fait, le débat sur la « race juive » ne date pas de l’expérience du nazisme. Il hante le XIXe siècle avec l’antisémitisme, défini couramment comme une catégorie de racisme et qui constitue la première crise de la condition citoyenne des Juifs, vécu par les Juifs comme un phénomène inexplicable. Qu’attaquait-on en eux puisqu’ils étaient devenus des citoyens et n’étaient point d’une race différente ? Rien dans la conscience démocratique ne pouvait fonder une telle haine. À l’inverse de l’antijudaïsme théologique de l’Église, il n’y a apparemment aucun ressort dans la claire conscience de la démocratie pour lui donner naissance. Aussi fut-il attribué à l’irrationnel, au passionnel, à l’atavique comme la notion de « race » y invite. Pourtant son mythe fondateur, le « complot juif », est très explicite : ce qui est en jeu, c’est ici aussi l’idée d’un groupement juif, forcément occulte et anonyme, hors citoyenneté, puisqu’il ne rentre pas dans les cadres de la politique moderne.
La dimension raciale appliquée à la « question juive » est donc hautement problématique et ne doit pas faire « diversion » dans l’effort de compréhension. Dans la « race », c’est un groupe juif que l’on désigne, une sorte de « peuple juif ». Il apparaît alors de façon dévoyée (comme « race ») puisqu’il disparaît aussitôt comme « peuple », physiquement en étant exterminé, symboliquement en étant racialisé (car un peuple n’est pas une race). Cette apparition/disparition pourrait bien être la forme cachée de la singularisation des Juifs. La clarification de ce syndrome est difficile et pourtant décisive. On en a une petite idée dans la difficulté courante de la dénomination — et donc de la définition — de l’extermination des Juifs. « Génocide » — qui fait référence au genos, la race (mais aussi l’origine, la famille, la lignée) — est-il en effet un terme adéquat si les Juifs ne sont pas une « race » ? Et qu’en est-il du trouble et de la discussion (passionnelle) autour de ce concept, pour savoir si ce terme doit être réservé au seul génocide des Juifs comme le soutient la thèse de la singularité de la Shoa ou appliqué à toutes sortes de « génocides » perpétrés depuis la conquête des Amériques26 ? L’auteur du terme, le juriste Raphaël Lemkin, insiste, lui, en 1944 sur la dimension de la « collectivité » exterminée : « Par génocide, nous entendons la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique. » Un survivant comme Robert Antelme exprime clairement, lui aussi, que le camp n’est point le lieu d’indifférenciation que l’on pourrait attendre du fait de l’opération de massification générique des individus qui s’y déroule, mais de la production des différences, celle des hommes qui veulent survivre en s’opposant au programme de leur disparition27. Le camp, par la concentration qu’il effectue, suppose en effet morphologiquement l’existence d’un « groupe » juif, devenu logiquement cible de la déportation et de la destruction, après qu’il se fut vu annulé dans la conscience et la terminologie politique en étant désigné comme une « race ». L’extermination de la « race » juive se déroulait hors de la citoyenneté qui pouvait ainsi ne plus en conserver le souvenir.
D’une certaine façon, nous subissons jusqu’à ce jour les effets de la perversion du langage opérée par les nazis avec leur invention d’un langage codé, l’Amstssprache, destiné à régir l’extermination des Juifs (la « solution finale » par « traitement spécial », d’un terme [Sonderbehandlungen] pouvant signifier aussi le service spécial d’un hôtel de luxe), en la camouflant. Nous avons ainsi du mal à identifier et à penser l’objet de leur agression dans le « génocide ». Toute leur pratique est commandée par cette démarche qui vise à identifier les Juifs comme un peuple au sein de la citoyenneté démocratique, tout en annulant aussitôt cette identification dans le langage (la « race »), puis dans les faits, par l’élimination physique.
Le « peuple » sorti d’Auschwitz
La question la plus importante est alors de savoir si cette identification nazie est purement fantasmatique, les nazis s’attaquant à une chimère de leur invention ; si elle repose sur une dimension du réel refoulé par l’idéologie politique moderne et donc, si, à la base de tous ces développements, il existe réellement un « peuple juif » : en deçà de toutes ses fausses apparitions comme « race » ou dans la figure du « complot ». Ces trois hypothèses sont plausibles, et toute notre réflexion dans cette première partie a pour finalité de démêler leur écheveau inextricablement mêlé.
Sur le plan de l’état des lieux, nous pouvons déjà remarquer qu’à partir de la Shoa un tournant se produit dans le statut de la singularité des Juifs. L’identification des Juifs comme tels s’installe en effet après guerre, dans la conscience de la société globale et des Juifs qui réintègrent leur citoyenneté. Mais sans qu’elle soit réfléchie ni clarifiée pour autant, d’un côté comme de l’autre. L’« inconscient » démocratique pèse sans doute encore de tout son poids, et tout se passe comme si la citoyenneté n’était pas ressortie ébranlée de cette catastrophe. Le citoyen reste indemne. Seuls des Juifs ont été touchés. Tout le traitement juridique des rescapés juifs après guerre le reflète. Le procès de Nuremberg, déjà, en intronisant la catégorie de « génocide » pour désigner la destruction des Juifs, admet indirectement la condition de « groupe » des Juifs. Les administrations française et belge distinguent, quant à elles, deux statuts différents pour les rescapés des camps : les « déportés raciaux », victimes d’un « crime contre l’humanité », appelés à bénéficier de réparations matérielles, et les déportés politi...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. Introduction - Un renversement de perspective
  5. Première partie - Le Juif-du-citoyen
  6. Deuxième partie - L’Homme-du-citoyen
  7. Troisième partie - Le Juif-de-l’Homme
  8. Notes
  9. Du même auteur