Google, Apple, ou encore Facebook et Amazon viennent spontanément à l’esprit lorsqu’il faut citer des entreprises hyperpuissantes. Elles sont géantes en termes financiers, monopolisent leurs marchés, desservent des clients sur toute la planète, agissent sur notre vie de tous les jours et se jouent de la fiscalité des États, entre autres.
L’hyperpuissance d’Amazon, par exemple, n’échappe évidemment à personne. Vendeuse de livres en ligne au départ, l’entreprise de Jeff Bezos s’est transformée en place de marché et magasin planétaires sur écran. Elle s’est diversifiée dans les services informatiques en nuage pour stocker et traiter les données. Elle propose à ses abonnés de visionner ad libitum séries et films, et même la retransmission en direct de matchs de tennis et de football. Petit rappel des mensurations du Titan. Poids : près de 200 milliards de dollars de recettes annuelles. Masse : 1 600 milliards de dollars de capitalisation à la Bourse de New York. Surface : 140 kilomètres carrés d’entrepôts et centres logistiques, soit l’étendue de Cambridge et Oxford réunis. Débit respiratoire journalier : 1,6 million de paquets expédiés. Nombre de bras et de cerveaux : plus de 1 million d’employés, sans compter ceux de ses robots et algorithmes. As de l’optimisation fiscale, le Titan Amazon paie peu d’impôts et lorsqu’un pays comme la France invente une taxe de 3 % sur le chiffre d’affaires, il la répercute ipso facto sur les tarifs de ses services aux fournisseurs, signe qu’Amazon ne craint pas la concurrence, celle qui ferait que les fournisseurs se passeraient de ses services en allant voir ailleurs.
Des Titans, mais pas que… des Géants aussi
Le Titan Amazon et ses frères Google, Apple et Facebook sont si représentatifs de la puissance que Gafa est devenu un nom commun pour désigner les superstars du numérique. Nul besoin d’ajouter une nouvelle lettre à l’acronyme, comme M pour Microsoft ou N pour Netflix, pour les ranger parmi les Gafa.
Pourtant, les Gafa ne sont pas les seules firmes qui nous impressionnent par leur puissance démesurée. Pensons à Saudi Aramco, par exemple. Cette entreprise pétrolière d’État est la première capitalisation boursière de la planète, devant Amazon ou Microsoft. Idem pour ses profits. Ou alors Anta Sports, une entreprise chinoise qui s’est construit un empire de marques par une série d’acquisitions fulgurantes : Arc’Teryx, Fila ou encore Salomon et Wilson, c’est elle. Moins connue encore, Yoshida Kogyo Kabushiki, une société japonaise. Examinez la fermeture à glissière de quelques-uns de vos vêtements. Soulevez et observez attentivement la tirette et vous verrez à coup sûr apparaître son sigle YKK sur l’un d’entre eux. Cette championne de la fabrication de fermetures accapare ainsi 40 % du marché mondial1. Bluffant, non ?
Une façon simple d’allonger la liste de ces quelques noms consiste à consulter les classements publiés chaque année par les agences d’information financière ou les sociétés d’audit. Par exemple, Fortune 100 qui recense les plus grandes entreprises des États-Unis par leur chiffre d’affaires. En 2019, le distributeur Walmart et ses 2 millions d’employés (soit la population active de l’Irlande) occupent la première marche du podium. Autre source, PwC qui classe les cent plus grandes entreprises au monde par leur capitalisation boursière. La première entreprise française, LVMH y occupe en 2019 la 43e place. Ou enfin, Forbes Global 2000 qui classe les plus grandes firmes cotées mondiales à partir d’un panel de ratios financiers. La Banque industrielle et commerciale de Chine aux 4 000 milliards de dollars d’actifs se situe tout en haut depuis plusieurs années.
La connaissance de ces spécimens ne donne cependant qu’une vision à l’unité de la puissance acquise par certaines entreprises. Pour une vue d’ensemble, il faut mêler les géants les uns aux autres. Une étude récente de McKinsey2 s’y est employée et offre ainsi une idée de leur puissance collective. L’étude porte sur les entreprises du monde qui réalisent plus de 1 milliard de dollars de chiffre d’affaires. Le cabinet de conseil en dénombre un peu moins de 6 000. Eh bien, ces quelques milliers d’entreprises concentrent à elles seules les deux tiers du chiffre d’affaires mondial des sociétés, petites ou grandes, cotées en Bourse ou non.
Mais la puissance ne peut se déduire d’un chiffre d’affaires, fût-il supérieur à 1 milliard de dollars. Le profit est un bien meilleur reflet puisqu’il éclaire la latitude des entreprises à fixer des prix s’écartant de leurs coûts et à réaliser des investissements. En d’autres termes, il donne une idée des bénéfices réalisés et des capacités financières pour grandir et s’étendre encore.
Dans son étude, McKinsey s’intéresse avant tout aux 10 % des entreprises milliardaires les plus profitables, soit 575 entreprises. À elles seules, ces entreprises concentrent 80 % des profits des milliardaires. Elles sont de plus très différentes des autres sur tous les tableaux. En comparaison de l’entreprise milliardaire médiane, elles sont de l’ordre de deux fois plus intensives en R&D, deux fois plus productives et deux fois plus commerçantes à l’étranger ; elles sont aussi de l’ordre de cinq à dix fois plus grandes en chiffre d’affaires, en nombre d’employés et en montant d’actifs fixes (équipements, usines, brevets, etc.). Si on zoome encore, mais cette fois sur le 1 % des entreprises les plus rentables, c’est un nouveau bond dans la plupart des dimensions. Ce centile qui comprend 58 entreprises concentre notamment un peu moins de 10 % du chiffre d’affaires mondial pour environ le quart des profits. Parmi elles, vous retrouverez les noms familiers de Coca-Cola, Philip Morris, Nestlé, Intel, Novartis, Toyota, Samsung, Alibaba, Facebook, etc.
Ces listes, classements et regroupements manquent tout de même un peu de profondeur. Un seuil de profit, de capitalisation boursière ou de chiffre d’affaires n’a jamais fait un concept. Quittons alors les agences d’information financière et les cabinets d’audit et de conseil, et voyons ce qu’il y a à glaner du côté de la recherche en économie du commerce international.
Le grand jeu du commerce international
Beaucoup pensent que les économistes du commerce international ne se préoccupent que des échanges entre pays, à l’image de leurs grands ancêtres qui s’interrogeaient sur les avantages comparatifs afin d’expliquer quelle nation échange quoi avec qui. David Ricardo (1772-1823) avançait dans un exemple resté célèbre que les écarts de productivité du travail conduisent le Portugal à se spécialiser dans la production et l’exportation de vin et l’Angleterre dans celles du tissu. Les économistes d’aujourd’hui voient les choses un peu autrement. D’abord, les échanges internationaux portent moins sur des biens différents comme le vin et le tissu que sur des biens de la même famille : par exemple, des importations en France de puissantes et luxueuses berlines allemandes et des exportations françaises de petites citadines en Allemagne. Et puis ils portent aussi sur des biens intermédiaires à l’instar des pneus ou des phares de voitures. Ensuite, en pratique, ce ne sont pas les États qui commercent mais les entreprises.
Les entreprises qui exportent sont bien différentes des autres et, parmi elles, les grandes exportatrices plus encore. Leur portrait est aujourd’hui finement brossé par les chercheurs qui s’intéressent au commerce international. Contrairement à leurs prédécesseurs, ils ont pu bénéficier d’une masse de microdonnées financières et comptables disponibles et du progrès phénoménal des capacités de traitement.
Peu importe vers où le regard se tourne, les entreprises qui exportent sont très différentes des autres : par exemple, elles sont plus productives, plus intensives en capital, plus innovantes et offrent un salaire moyen plus élevé. C’est vrai pour les entreprises exportatrices américaines3 comme pour les entreprises exportatrices européennes4 et les entreprises exportatrices des pays émergents5.
Au-delà de ces caractéristiques générales, il est une fois de plus essentiel de zoomer. La proportion d’entreprises qui exportent n’est en général pas ridicule, par exemple une sur cinq parmi les entreprises manufacturières des États-Unis. Mais cette proportion comprend toutes les entreprises qui, l’année considérée, ont vendu au moins une catégorie de produit (i.e. des boissons, des meubles, des jouets) dans au moins un pays étranger. Or les exportations sont très concentrées : une faible proportion d’entreprises exportatrices en réalise la plus grande partie. Aux États-Unis toujours, 80 % de la valeur des exportations est le fait de moins de 10 % des entreprises exportatrices6. On retrouve ces mêmes ordres de grandeur pour la Belgique, la France ou l’Allemagne7.
Les exportations sont, au sein même de ces 10 %, très concentrées puisqu’un dixième de ce dixième totalise plus de la moitié de la valeur des exportations totales.
On peut présenter ces écarts de puissance à l’exportation encore autrement. Pour les États-Unis, les entreprises du décile qui regroupe les plus petits exportateurs ont exporté en moyenne pour 2 700 dollars de marchandises par an ; les entreprises du décile des plus grands exportateurs ont exporté en moyenne pour 32 millions de dollars ; et celles du centile, c’est-à-dire les plus exportateurs des grands exportateurs, pour 266 millions de dollars. Autre angle de vue encore : les entreprises d’Amérique qui exportent plus de dix produits différents dans plus de dix pays différents assurent à elles seules 80 % de la valeur totale des exportations. Pas de doute, il y a des nains et des géants de l’exportation.
Le portrait des entreprises exportatrices ne porte que sur une face : les ventes à l’étranger. Qu’en est-il des achats à l’étranger, c’est-à-dire des entreprises importatrices ? Eh bien, c’est grosso modo le même tableau, car les importations sont dominées par les géants de l’exportation. Grosso modo seulement, car il y a bien sûr des exceptions. En particulier dans les matières premières. Le pétrolier Saudi Aramco, déjà cité, est un exportateur géant mais un importateur nain. Le cas d’Apple est plus représentatif. Premier exportateur des États-Unis vers le reste du monde, la firme californienne est également un grand importateur, en particulier de Chine où ses téléphones sont assemblés. Les échanges entre les deux pays vont dans les deux sens. Pour l’iPhone, Apple vend des éléments fabriqués aux États-Unis à Foxconn en Chine qui les assemble alors avec tout un tas d’autres pièces et composants venant aussi pour partie d’ailleurs (voir encadré). Apple importe ensuite les terminaux finis de Chine pour servir les consommateurs américains. Pour l’iPhone X, le flux vers la Chine est de 76 dollars par appareil contre un flux de 410 dollars vers les États-Unis. Chaque unité de ce modèle contribue ainsi à creuser le déficit commercial des États-Unis à l’égard de la Chine.
Finissons le tour d’horizon par les entreprises qui investissent directement à l’étranger, soit par acquisition d’entreprises, soit de façon organique en y installant des usines, des magasins ou des laboratoires. Une fois de plus, le portrait reste grosso modo le même. Grosso modo, car il y a des exceptions. Apple peut cette fois servir de contre-exemple. La firme californienne n’est pas très pourvue en implantations à l’étranger : quelques centres de R&D, principalement au Royaume-Uni, en Israël et en Chine ; les fameux Apple Stores des quartiers branchés des grandes métropoles mondiales ; et enfin, des filiales pour la logistique ou créées pour des raisons d’optimisation fiscale, comme celle à Cork en Irlande, et c’est tout !
L’iPhone, un cas d’école
L’iPhone offre un bon exemple de la façon dont les entreprises manufacturières organisent aujourd’hui leur production et leur distribution à travers la planète. Les pièces et composants qui entrent dans sa fabrication sont commandés et payés par Apple auprès d’entreprises d’une cinquantaine de pays. La firme californienne les faisant converger ensuite vers les usines de Foxconn en Chine. Ces multiples mouvements de marchandises donnent évidemment du fil à retordre aux économistes du commerce international. Dans l’importation à 410 dollars par iPhone X de la Chine vers les États-Unis, les importations par la Chine de pièces et composants de pays tiers, à l’instar de la République de Corée et du Japon, s’élèvent à 230 dollars. Doit-on alors considérer que chaque iPhone X compte pour le déficit commercial des États-Unis à l’égard de la Chine pour 410 dollars d’imports moins 76 d’exports, soit 334 dollars, ou pour 334 dollars moins les 230 dollars, soit 104 dollars ? Approche classique de la balance commerciale ou approche par la chaîne de valeur globale ? La valeur ajoutée étrangère représente un tiers des exportations chinoises vers les États-Unis.
En tout état de cause, au lieu de l’inscription Made in USA qui s’explique par l’origine de la marque et la localisation du siège social en Californie, la mention Made in World devrait être gravée sur les iPhone.
Les entreprises qui investissent à l’étranger sont en moyenne un cran au-dessus des entreprises purement exportatrices en termes de chiffre d’affaires, d’intensité en capital et R&D8, et de productivité9. Précision sémantique : ces entreprises qui ont des filiales à l’étranger portent un nom : les multinationales. Ou plutôt portaient, car le terme est aujourd’hui passé de mode. Celui d’entreprises globales, plus neutre, l’a remplacé. Sans doute à cause de la connotation anticapitaliste et anti-impérialiste attachée à l’ancien terme.
Multinationales ou entreprises globales ?
Rappelez-vous (si vous avez connu cette période) l’indignation soulevée (à juste titre) par l’implication d’entreprises américaines ayant des intérêts économiques au Chili dans le renversement du président Salvador Allende. Dans les années 1970, les investissements des entreprises multinationales dans les pays en développement sont conspués par les partis politiques de gauche. Ils y voient un symbole de l’exploitation des travailleurs locaux et une mise sous tutelle des gouvernements nationaux. Même l’Organisation de Nations unies s’en est mêlée, en créant le Centre sur les sociétés transnationales10. Cette dénomination originale était le fruit d’une ...