Un grand désarroi… des adultes,
des parents, des détenteurs d’une autorité
Vendredi, 9 heures.
Dans sept semaines, c’est le déménagement dans le quartier des affaires, vers la tour la plus imposante.
Ce matin une réunion est prévue avec l’architecte d’intérieur de l’aménageur, M. Dugenou, pour choisir la décoration du nouveau bureau du président Gyssuis.
Le rouge à lèvres et l’uniforme des réceptionnistes sont impeccables.
« Allô, madame Simain, c’est la réception. M. Dugenou est là pour M. Gyssuis.
— Très bien, dites-lui que je viens le chercher. »
Un peu plus tard dans le hall d’accueil :
« Bonjour, monsieur. Si vous voulez bien me suivre. Le président vous attend. »
Ascenseur. Dernier étage. Des couloirs, des portes.
Plus de talons Loubout’, plus de robe moulante, plus de déhanchements suggestifs. C’était l’ancien temps. Un professionnalisme moderne et sobre a pris la place. À la mode suisse.
Au fond du couloir, plusieurs portes. Un léger toc-toc sur la troisième. Mme Simain s’efface pour laisser l’homme de l’art pénétrer dans le sanctuaire.
Gyssuis, costume impeccable et cravate dans le dressing attenant, au cas où, est seul dans son 45 mètres carrés, un bureau d’angle à double exposition, avec vue planante sur une interminable banlieue, des toiles contemporaines au mur (il n’est pas évident qu’elles aient été choisies par le grand homme), un espace canapé et une table de réunion avec six fauteuils.
La moquette est épaisse, les éclairages parfaits. Le silence règne. Un bureau de chef comme au cinéma !
Dugenou retrouve dans cet espace presque tous les ingrédients de la première proposition qu’il avait prévu de faire.
Ce qui ne l’empêche pas de penser que tout cela est bien ringard.
Après quelques rapides banalités d’usage, il expose les possibilités qu’il a envisagées avec le contentement discret de celui qui tient un ticket gagnant. Vient alors le moment pour lui de présenter son premier repoussoir.
Un petit bureau en acier. Devant, deux chaises en skaï vert comme on commence à en trouver aux puces. Une vilaine lampe en simili bois orne le bureau. Un tapis élimé imitation shiraz est posé au sol, tandis qu’au mur trône le montage d’une photographie de Gyssuis, conquérant et plus mince, avec Jacques Chirac en visite vingt-cinq ans plus tôt. Les sourires sont un peu forcés et le costume étriqué.
À défaut de marque d’intérêt de son interlocuteur pour ce projet, Dugenou dévoile sa deuxième proposition.
Il s’agit d’un « open space nomade » où s’affaire en silence une ruche de cinquante collaborateurs casqués et connectés sans bureau assigné, avec de simples petits casiers très esthétiques pour ranger les affaires personnelles et dont on sort les documents utiles pour la tâche du moment sur le bureau disponible.
Tous sont vêtus de jeans et de t-shirts.
Il est fini le temps où il était possible de dire : « Montre-moi ton bureau et je te dirai qui tu es. » À présent, ce serait plutôt : « Montre-moi ton bureau, et je comprendrai à quoi tu veux ressembler. » Ou plus précisément encore : « Montre-moi ton bureau et je comprendrai à quoi tu penses que tu devrais ressembler1. »
Gyssuis est bien conscient de ces évolutions, ce qui ne lui facilite pas la tâche.
Il a fini par comprendre qu’il est, au mieux, un gestionnaire de symboles, ou comme le disait Robert Reich2 un manipulateur de symboles.
Il est donc enclin à prêter une attention toute particulière à la nature et à l’aménagement de son écosystème, quitte à laisser ses goûts de côté. Il sait qu’il est observé à la loupe et que ce qu’il donne à voir est puissamment révélateur.
Il perçoit bien le risque de ne pas être en phase avec lui-même, dans cette quête d’une image de chef lui paraissant adaptée aux attentes de l’époque. Il devient à son corps défendant le contre-modèle du chef sincère et authentique qu’il estime devoir être. Cela fait quelque temps déjà qu’il ne porte plus de cravate, sauf situation officielle obligée. Il se fait un devoir de s’asseoir à côté du chauffeur dans la voiture de fonction qui lui est réservée. Son empire, il en prend conscience davantage chaque jour, est devenu ingérable avec le mode d’emploi qui lui avait été transmis. À de rares exceptions près, sa garde rapprochée est indisciplinée, courtisane, opportuniste. Et pourtant il sait bien que ce n’est pas une question de personnes, mais bien ce qu’induisent leur fonction et l’organisation même du système.
Et ces caractéristiques, ça dépend bien de lui, le chef. Alors comment exercer le pouvoir aujourd’hui ? Comment accréditer le fait qu’on est chef ? Et le faut-il ?
Par les symboles principalement, mais aussi par la démagogie, la séduction et la flatterie, ou la peur ? Quoi d’autre ?
Pour la petite histoire, relevons que Gyssuis a évidemment choisi la première solution proposée par le décorateur, non sans avoir lorgné silencieusement sur les deux autres, ayant traversé avec envie, transitoirement, l’idée d’un encanaillement, voire d’une modernité supposée.
Mais au fond, il n’est plus trop sûr du chef qu’il voudrait (ou pourrait) être.
De retour chez lui en fin de soirée, Catherine, sa femme, l’accueille : « On va passer à table car les enfants ont des examens demain. À table, les enfants ! »
Aucune réaction. Aucun bruit. Ils n’ont pas dû entendre, se dit Catherine.
« Ne t’en fais pas, je vais les chercher », lance-t-il bravement.
Achille, l’aîné, est sous son casque, à demi allongé sur son divan, face à deux écrans dont l’un peuplé de monstres préhistoriques qu’il a pour mission d’abattre à la tête d’une horde de combattants. Il ne jette pas un œil sur son père, comme si ce dernier était transparent. Celui-ci écarte vite l’idée première de l’interrompre, au risque de déclencher une réaction violente incontrôlable : il a déjà connu. La dernière fois qu’il l’a fait en débranchant l’ordinateur, Achille a quitté brutalement la maison pendant 48 heures, après avoir brisé quelques objets sur son passage. Il est allé se réfugier chez un copain et n’a pas prononcé un mot pendant une dizaine de jours. Il a fallu déployer beaucoup d’énergie pour ne pas exploser, ce qui n’est pas conseillé pour les fonctions cardiaques de celui qui sait qu’il n’est plus le « chef » de famille. Pas question de gâcher l’ambiance à la veille d’un examen, même si le fiston ne semble pas trop préoccupé par l’épreuve à venir…
Quant à Madeleine, la cadette, elle est au téléphone. À l’apparition de son père, elle suspend sa conversation, le regarde avec exaspération en éloignant ostensiblement et théâtralement le portable de son oreille.
« On avait dit que tu frapperais avant d’entrer dans MA chambre ! »
Gyssuis bat en retraite – sans trop savoir qui est « on », cette référence laissant penser à une décision collective, – et revient au salon retrouver sa femme Catherine, l’air sombre.
Plusieurs pensées se bousculent : « Ça ne se passait pas comme ça pour moi avec mes parents » ; « Je taperais bien du poing sur la table, mais… » ; « Pourquoi je m’en fais comme ça ? Après tout, ils n’ont qu’à rester dans leur chambre et on sera plus tranquilles. » Catherine le regarde, excédée par leur incapacité à faire preuve d’autorité et par la débâcle de son mari, ce chef, qui échoue tout autant qu’elle. « Tu joues au chef dans ta boîte, mais à la maison… ce sont plutôt les enfants, dirait-on », pense-t-elle.
Le désarroi que nous identifions dans les manières d’exercer une autorité est aujourd’hui largement partagé. Le sentiment de ne pas savoir comment prendre une décision, en faire part et s’y tenir affecte autant les parents à la maison que les professionnels qui, au travail, sont en position de pouvoir, et que les responsables de l’action publique. Mais il touche aussi ceux qui ne sont pas chefs et voudraient l’être, comme ceux qui en dépendent ou ont affaire à eux.
Quelle aubaine pour tous les spécialistes autoproclamés et les coachs qui fleurissent comme les jardins au printemps. Jamais les articles et les ouvrages traitant de la question du management en entreprise n’ont été aussi nombreux. Quant à ceux qui disent aux parents comment s’y prendre avec leur progéniture, ils occupent la première place dans les librairies, et leurs auteurs sont sollicités chaque jour pour commenter la défaite des anciens à la maison. Il est vrai qu’autrefois, il n’y a pas si longtemps, cette tâche était dévolue aux ascendants qui transmettaient à ceux qui leur succédaient leur savoir-faire face à toute situation de la vie quotidienne. Ce qui avait fait ses preuves à la génération précédente devait bien réussir pour la suivante, en attendant la profonde secousse qui s’est emparée du monde occidental dans les années 1960. Puis celle plus récente de la révolution numérique, qui a imposé ses avantages comme ses limites à l’occasion des récents confinements pour cause de Covid-19.
Aujourd’hui, dans le monde du travail, cela passe par des séminaires et autres formations destinées aux cadres dirigeants, aux DRH et aux consultants pour leur apprendre à « conduire le changement ».
Tout un marché d’offres et de conférences s’est développé, profitant de ce malaise contemporain avec une large palette de solutions : 12 000 à 15 000 conférences ont été organisées en France en 2018, représentant un marché de 85 à 100 millions d’euros3 ! Sans compter celles qui se déroulent à distance, chacun chez soi.
Et dans le même temps, la bergerie nationale du domaine de Rambouillet sert de terrain d’exercice pour des managers qui sont invités à aller dans les prés pour relever des défis en groupe, par exemple conduire un troupeau de moutons ou le mélanger avec un troupeau d’oies, amener un cheval dans une direction qu’il ne veut pas emprunter, parler avec des loups… Après tout, les humains sont aussi des bêtes !
Et une énième société de conseil a ouvert ses portes par une conférence fracassante portant sur « l’efficacité bienveillante » !
L’infantilisation des « décideurs », comme des parents, témoigne de l’ampleur du trouble qui fait préférer la recherche de recettes inopérantes et d’expédients tranquillisants parfois grotesques à des mesures simples de bon sens.
Et cela touche aussi les politiques, qui cherchent parfois désespérément de nouvelles formes d’exercice de leur autorité qui seraient mieux adaptées à l’époque, comme on a pu le voir dans l’évolution des stratégies policières face aux casseurs infiltrés parmi les Gilets jaunes, dans les débats à propos de la loi sur la sécurité et les libertés, ou dans les manières de s’adresser aux électeurs. Nous assistons à une sorte de valse-hésitation des consciences entre la tentation autoritariste quasi animale (le mode républicain) et le chant des sirènes empathique et démagogique (le mode dit démocratie). Le questionnement des responsables, des parents aux gouvernants, a pour conséquence que leur place est remise en cause. La boucle est ainsi bouclée.
Aucun domaine n’échappe à ce dilemme, y compris la sphère privée. Pour les familles en difficulté, L’École des parents propose des permanences téléphoniques, des « cafés des parents » et autres consultations conseils. Les magazines poussent sur ce terreau favorable et les suppléments pour parents sont attendus avec impatience. Les modes d’emploi se multiplient pour faire face aux enfants de tous âges, du bébé aux jeunes adultes, en passant par l’enfant et l’adolescent, bien sûr. Or il n’est rien de plus déstabilisant pour ces derniers que d’être confrontés à des référents troublés, en grand égarement, et de ne pouvoir s’appuyer sur des figures adultes suffisamment fiables et au clair avec le bien-fondé de leurs points de vue. En effet, tout se passe comme si le dernier article lu dans le magazine préféré l’emportait sur ce que pense au fond de lui-même le parent. Ce qui conduit son rejeton à pousser le bouchon toujours plus loin, pour qu’enfin il soutienne ce à quoi il tient vraiment ! Et il faut parfois qu’il aille bien loin.
La révolution numérique étant passée par là a contribué encore un peu plus à l’auto-invalidation de bon nombre d’adultes qui ont été conduits à demander aide et assistance aux plus jeunes pour l’usage des outils numériques. Quand de surcroît les réponses qu’ils apportent à leur progéniture sur le terrain scolaire sont invalidées par une recherche rapide sur le Smartphone, via Internet…
Certains alors abandonnent la partie, quittent le ring, en espérant trouver dans la fuite un soulagement par rapport à ce qui leur apparaît comme une lutte quotidienne. C’est le sauve-qui-peut, la panique à bord. Tandis que pour d’autres, le sentiment de ne plus savoir comment faire entraîne la peur : ne pas savoir faire tout autant que d’être mal jugé.
Dans le meilleur des cas, pour les plus jeunes adultes, une réorientation des choix professionnels se fait jour au profit d’activités ayant du « sens » ou exercées sous le statut d’indépendant pour éviter la confrontation au fait d’être ou d’avoir un chef.
Lorsque nous préparions cet ouvrage, l’un d’entre nous dit : « Au fond, nous sommes bien dans un monde VICA (volatil, incertain, complexe,...