L’Éthiopie sans espoir
Elle se dresse là, tout à coup, dans la brume du matin. Nous avions quitté Addis-Abeba avant l’aube, comme toujours pour un long voyage en bus. Il nous menait cette fois vers la ville magique de Harar, à 400 kilomètres à l’est de la capitale éthiopienne. Et voilà qu’en ce début du mois de janvier 2018 je me trouve projeté en Chine, quelques années en arrière, lorsque j’avais pris le train à grande vitesse reliant Shanghai à Nankin : les Chinois ont construit en un temps record la ligne ferroviaire vers Djibouti et, par souci d’économie et de gain de temps, ils ont copié tout simplement les plans de leurs projets pharaoniques des années 1990.
Sauf qu’ici, en pleine campagne éthiopienne, la gare d’embarquement des voyageurs paraît bien insolite avec son chapeau chinois au sommet d’un véritable palais de type Disneyland, et sans les foules qui grouillent habituellement dans les gares du delta du Yangtsé. La gare fait plutôt penser au château fantomatique de la Belle au bois dormant. D’ailleurs, de la journée, je ne verrai pas un seul train circuler tout au long des 300 kilomètres de la route qui longe la ligne de chemin de fer jusqu’à Dire Dawa, la dernière gare éthiopienne avant de rentrer sur le territoire de Djibouti. Comme pour mieux faire ressortir le changement d’époque et faire disparaître toute trace du passé, les Chinois l’ont construite à Dire Dawa, à quelques kilomètres de l’ancienne gare française de la ligne Djibouti, vieille de plus d’un siècle et fermée en 2010.
J’apprendrai qu’il n’y a pour le moment que deux trains par semaine. L’objectif de la ligne est surtout le transport de marchandises par containers : acheminer les produits manufacturés chinois qui inondent l’Éthiopie comme partout en Afrique, et en retour exporter les matières premières de l’intérieur du continent. Officiellement, l’équilibre économique du projet repose sur l’exportation à terme de produits manufacturés délocalisés dans des zones économiques spéciales sur le même modèle que les zones chinoises, qui ont poussé comme des champignons à l’ère de la grande ouverture commerciale décidée par le pragmatique Deng Xiaoping dans les années 1980.
Mes visites des parcs industriels d’Awasa et de Dessie montrent que l’Afrique n’est pas la Chine, et ne le sera sans doute jamais. Qu’importe ! La Chine a apporté le progrès, son progrès, à l’instar de la France quand elle construisit la première ligne du chemin de fer djibouto-éthiopien entre 1897 et 1917. Hier, la vapeur, une seule voie et vingt ans de chantier ; aujourd’hui, l’électricité, deux voies et trois ans de travaux. La première ligne totalement électrifiée d’Afrique fait la fierté de l’Éthiopie et les médias du monde entier y ont consacré des reportages fleuves. Souvent de loin d’ailleurs, et sans jamais trop s’interroger sur sa viabilité économique et écologique. Comment l’Éthiopie déjà surendettée vis-à-vis de la Chine va-t-elle rembourser les 3 milliards de dollars de crédits contractés, si la ligne fait un flop ainsi que les parcs industriels censés l’alimenter ? Comment vont s’adapter les écosystèmes d’une région extrêmement désertique, fragile écologiquement et habitée par des nomades de diverses tribus, vivant largement du transport de marchandises par chameaux et de la transhumance des troupeaux, alors qu’un ruban d’acier et des ballasts surélevés la coupent désormais en deux ?
Le plus surréaliste est qu’on a justifié cette « prouesse » par un impératif géoéconomique : désenclaver l’Éthiopie en lui redonnant un accès portuaire compromis par l’indépendance de l’Érythrée en 1991. Or voilà que, le 14 juillet 2018, son président, Isaias Afwerki, était reçu en grande pompe à Addis pour signer une déclaration de paix et de coopération qui lui redonnait finalement son ancien accès maritime sur la Corne de l’Afrique. Nul doute aussi que la paix à plus ou moins brève échéance avec la Somalie va rouvrir d’autres accès comme c’est déjà le cas d’une façon informelle avec le port de Berbera, distant de deux cents kilomètres du nœud commercial historique de Harar où le poète aventurier Rimbaud s’est illustré au XIXe siècle par des trafics plus ou moins douteux.
Comme je le vois à l’Electronic Bazar à Dire Dawa fort bien approvisionné en produits high-tech dernier cri, Berbera sert de plaque tournante pour le trafic de produits made in China en échange du fameux chanvre local, le khat, qui remplace progressivement les plantations de thé ou de café d’Éthiopie de l’Est et s’exporte massivement dans tout le Moyen-Orient. C’était sans doute aussi le premier produit d’exportation vers l’empire du Milieu avant que Pékin ne l’interdise sur son territoire en 2016, probablement en souvenir du traumatisme des guerres de l’opium qui mirent l’empire à genoux entre 1839 et 1860. L’année suivante, elle ouvrait une base militaire majeure… à Djibouti. Près de cinq mille hommes et des bateaux de guerre les plus modernes pour y surveiller les intérêts chinois dans tout le golfe Persique, et bien sûr en Afrique même. Bref, la Chine voulait remplacer ou au moins équilibrer les anciennes puissances coloniales, telle est avant tout l’histoire secrète de cette ligne de chemin de fer. Le progrès cache toujours des intérêts secrets bien compris. Qu’importe ! C’est le progrès, claironnait la presse du régime éthiopien lors de son inauguration en présence des plus hautes autorités chinoises. Quelques mois après, ce même régime chutait suite à une longue crise civile pendant laquelle des milliers d’Éthiopiens sont tombés sous les balles de son armée d’élite. Qu’importe ! Comme toujours, les régimes passent, le « progrès » reste. C’est ce que retiennent de nombreux historiens des deux guerres mondiales du XXe siècle qui auraient – disent-ils – précipité les plus grandes découvertes scientifiques qui ont façonné le monde : le nucléaire, ou encore ces molécules chimiques qui ont fait la fortune des firmes allemandes ou américaines comme Bayer ou Monsanto en les recyclant vers l’agriculture industrielle. Qu’importe : les régimes passent, les groupes d’intérêts qui décident de ce que doit être le « Progrès » agissent.
Les agents passifs du progrès
Je rencontre Temesgen dans la ville de Dessie, à une dizaine de kilomètres du parc industriel spécial de Kombolcha, construit par des Turcs pour 90 millions de dollars et que les Chinois veulent aussi relier par train à Djibouti. Temesgen est un jeune ingénieur d’une trentaine d’années, tout juste marié et père d’une charmante petite fille. Il vient d’acheter un petit appartement dans les faubourgs d’Addis grâce à un salaire relativement élevé pour l’Éthiopie. Pour 1 000 euros par mois, il dirige la logistique d’un groupe hollandais, fort discret lui aussi, puisqu’il est impossible de retrouver le nom de la maison mère derrière le sigle de la carte de visite de Temesgen. Cette multinationale a investi dans des serres de légumes sur plusieurs centaines d’hectares et compte en acquérir des milliers. La pollution des sols et les réglementations européennes sont devenues telles que les Hollandais investissent dans le monde entier, non pas pour se développer sur les marchés locaux, mais pour réexporter vers l’Europe des légumes et des fleurs. On pourra d’ailleurs plus facilement les faire passer en bio, voire pour du commerce équitable, puisqu’il est quasiment impossible de le vérifier à des milliers de kilomètres et dans cet enchevêtrement d’intermédiaires et de raisons sociales d’entreprises.
Malgré son bon salaire et ses responsabilités de manager, Temesgen est moins fier des projets ferroviaires made in China, qui font fuir la richesse du pays, et de ceux qui accaparent les sols les plus riches et surtout la véritable ressource rare de son pays : l’eau. Pour attirer les investisseurs étrangers, le gouvernement autoritaire éthiopien a offert des milliers d’hectares de terres et un droit de prélèvement des eaux du sous-sol allant jusqu’à des centaines de mètres en profondeur. L’Éthiopie est ainsi devenue le premier exportateur de roses du monde devant le Kenya, en réalité un des plus grands exportateurs d’eau de la planète. Chaque rose produite nécessite en effet trente litres d’eau.
Quinze jours après notre rencontre à Dessie, je revois Temesgen à Addis, effondré. Il est au chômage. Les serres flambant neuves ont été saccagées puis incendiées par les Amharas de la région. Cette ethnie, ce peuple en réalité, est en conflit avec le gouvernement central contrôlé alors par la minorité tigréenne du nord du pays. Cette dernière a pris le pouvoir en 1991 forte d’une puissante armée largement aidée par les Américains pour combattre le régime marxiste du Derg qui renversa l’empereur Haïlé Sélassié Ier en 1974. Puis elle s’est retournée contre ses anciens alliés érythréens à qui on avait promis l’indépendance en échange. Outre le conflit dit « ethnique », les Amharas, qui ne représentent pas moins du tiers de la population éthiopienne, refusent toute aliénation de leurs terres au nom de la croissance et du progrès.
Temesgen, lui-même amhara, n’est pas surpris par ce genre de jacquerie. Il s’en produit tous les jours en Éthiopie. Simplement, il a perdu son travail et ne sait pas très bien comment il va rembourser son crédit immobilier. Les emplois modernes sont une denrée rare dans un pays où arrivent sur le marché du travail 2 millions de jeunes chaque année. Temesgen et sa jeune épouse sont des exemples classiques d’agents passifs du progrès, comme la plupart d’entre nous. Cadre alpha comme Bernard Marx dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, ou comme la bêta plus Lenina Crowne formatée par la société qui la gratifie en retour de séjours touristiques dans des îles paradisiaques. Pas d’alternative à la civilisation moderne made in Occident ou made in China.
Les Temesgen au moins échappent au triste sort de Misgan Adugnaw rencontré dans le bus local remontant de Woldiya vers les célèbres églises de Lalibela. Taillée au XIIe siècle dans la montagne pour échapper à l’envahisseur musulman, cette cité monastique abrite à peine dix mille âmes, dont sa famille de paysans extrêmement pauvres. Pas de quoi manger tous les jours à leur faim malgré les hordes de touristes qui viennent durant les quelques mois de la saison touristique. Leur départ laisse aux jeunes le sentiment d’une misère absolue qui les aspire dans les villes les plus proches, et par cercles concentriques dans la capitale Addis où les migrants tentent de s’en sortir par tous les moyens. Je suis toutes les semaines en contact étroit avec Misgan sur Messenger. Il me supplie de l’aider à migrer vers l’Europe. Les bandes de trafiquants de la misère ont mis les bas-fonds de la capitale sous leur coupe. Pour lui, pas de progrès du tout. Ils sont des centaines de millions aujourd’hui sur la planète à connaître ce sort. Nous le savons tous.
L’Inde en état d’urgence climatique
Trois mois après, me voilà en Inde pour quatre semaines de mission de terrain. Ici, le contraste s’est encore creusé avec l’euphorie des années 2000, lorsque je travaillais à New Delhi. À cette époque, la croissance mondiale était à son zénith, et l’Inde se voyait déjà devenir la troisième superpuissance mondiale grâce à un taux de croissance de 8 % que Montek Ahluwalia, un ancien directeur au FMI désormais chef de la Planning Commission, venait même de fixer à 10 % pour le XIe plan quinquennal 2007-2012. Mais la morosité s’est installée et la victoire électorale, en 2014, du populiste nationaliste hindou Narendra Modi en était déjà l’expression, notamment dans les classes moyennes traditionnelles de type bania commerçants et parmi une grande partie des jeunes professionnels de l’informatique.
Cette montée du populisme partout sur la planète est un phénomène classique de frustration. C’est ici en Inde la réaction d’une partie de la population qui a rêvé au décollage tant attendu pour rattraper le monde riche et qui rencontre une multitude d’obstacles non attendus. Le ...