Je voudrais partir dâune conclusion proposĂ©e par Ilya Prigogine dans La fin des certitudes : les probabilitĂ©s ne fournissent plus aujourdâhui une maniĂšre commode dâaccepter notre ignorance ; bien au contraire, elles constituent dĂ©sormais une partie intĂ©grante dâune nouvelle rationalitĂ© Ă©tendue.
JâespĂšre montrer ici comment ces conclusions permettent dâaborder lâun des problĂšmes les plus classiques et les plus difficiles de la philosophie : le problĂšme du libre arbitre. Câest ma conviction que pour la premiĂšre fois depuis lâavĂšnement de la science moderne (et mĂȘme pour la premiĂšre fois dans lâhistoire telle que nous la connaissons), nous disposons dâun bagage scientifique qui nous permet de donner un sens au libre arbitre comme Ă quelque chose qui peut exister dans la nature, plutĂŽt que comme Ă un mystĂšre ou Ă une illusion, ainsi que lâont fait la plupart des philosophes et des scientifiques du XXe siĂšcle. Ce qui permet cette nouvelle intelligibilitĂ© du libre arbitre, ce nâest pas la seule apparition de lâindĂ©terminisme en physique quantique (qui a son importance), mais aussi les nouvelles thĂ©ories du chaos et de la complexitĂ©, les structures dissipatives, la mĂ©canique statistique de non-Ă©quilibre, en mĂȘme temps que les nouvelles recherches sur le cerveau, les rĂ©seaux neuronaux et les sciences cognitives.
Lâhomme qui Ă©crit ces lignes sâest efforcĂ© pendant plus dâun quart de siĂšcle de donner un sens au libre arbitre au sein de la nature, sans en appeler au mystĂšre, comme lâont fait la plupart de ses avocats, et sans concĂ©der quâil sâagit lĂ dâune pure illusion, ainsi que le rĂ©clament ses adversaires. On trouvera le bilan de ces efforts dans un ouvrage rĂ©cent, The significance of free will, dont je prĂ©sente ici quelques rĂ©sultats.
Je ne vois que trop bien la tĂ©mĂ©ritĂ© de lâaffirmation aux termes de laquelle de nouveaux dĂ©veloppements scientifiques nous permettraient de mieux comprendre comment le libre arbitre peut exister dans la nature, et je ne mâavance quâavec les prĂ©cautions dâusage. Devant les grands problĂšmes de la philosophie, nous sommes toujours comme la chouette qui cligne des yeux devant le soleil, pour reprendre lâexpression de Nicolas de Cues. Mais nous pouvons quelquefois progresser, et je voudrais montrer que câest le cas aujourdâhui en ce qui concerne le problĂšme du libre arbitre.
La premiĂšre tĂąche sera de revenir un peu sur nos pas, et de demander de quoi traite le problĂšme du libre arbitre. Durant de nombreux siĂšcles, il a fait lâobjet de recherches et de spĂ©culations approfondies. Dans presque toutes les grandes traditions religieuses de lâhumanitĂ©, nous trouvons des questions posĂ©es Ă propos du libre arbitre qui ont troublĂ© les plus grands esprits. Il en va de mĂȘme des grandes figures philosophiques et littĂ©raires, et cela dans la plupart des civilisations.
Au dĂ©but de mon livre, je cite le poĂšte persan Jalal al-Din al-Rumi (1207-1273), qui renvoie Ă une dispute qui se poursuivra « jusquâĂ ce que lâhumanitĂ© se relĂšve dâentre les morts ». Câest la querelle entre ceux qui pensent que tous les Ă©vĂ©nements procĂšdent de la nĂ©cessitĂ©, et ceux qui croient au libre arbitre. John Milton, dans son poĂšme classique Paradise lost, fait dĂ©battre les anges eux-mĂȘmes de la question de savoir comment certains dâentre eux peuvent avoir pĂ©chĂ© Ă partir de leur libre arbitre, sachant que Dieu les a faits tous parfaits et heureux. PlongĂ©s dans cette profonde question, les anges eux-mĂȘmes sont, pour le dire avec Milton, perdus dans dâĂ©ternels labyrinthes (une image peu faite pour rassurer les mortels). Les questions sur le libre arbitre sont liĂ©es Ă la science aussi bien quâĂ la religion et Ă lâĂ©thique ; et les controverses sur le libre arbitre et le dĂ©terminisme ont croisĂ© les dĂ©veloppements de la science moderne. Le problĂšme du libre arbitre nous conduira Ă poser des questions sur la nature de lâunivers physique et sur notre place dans cet univers ; sur la psychologie humaine et sur les ressorts de lâaction humaine, sur le conditionnement social, sur la responsabilitĂ© morale, sur le crime et le chĂątiment, le bien et le mal, le juste et lâinjuste, et de nombreuses autres matiĂšres.
Maintenant quâil sâagit dâaborder le problĂšme et de comprendre lâimportance du libre arbitre, peut-ĂȘtre la meilleure maniĂšre de commencer sera-t-elle dâaborder lâidĂ©e de libertĂ© elle-mĂȘme. Dans le monde moderne, rien ne peut ĂȘtre plus important que la libertĂ©. Partout autour de notre globe la tendance (qui rencontre souvent des rĂ©sistances) va vers des sociĂ©tĂ©s qui sont plus libres. Mais pourquoi voulons-nous la libertĂ© ? La premiĂšre rĂ©ponse qui vient Ă lâesprit, rĂ©ponse qui nâest sans doute pas tout Ă fait adĂ©quate, est de dire que celui qui est plus libre a la capacitĂ© et lâoccasion de satisfaire davantage ses dĂ©sirs. Dans une sociĂ©tĂ© libre, nous pouvons aller dans un magasin et acheter ce que nous souhaitons. Nous pouvons choisir quel film regarder au cinĂ©ma, quelle musique Ă©couter, pour qui voter, et ainsi de suite.
Mais ce sont lĂ des libertĂ©s superficielles. Ce que nous appelons « libre vouloir » dĂ©passe, doit dĂ©passer ces libertĂ©s quotidiennes. Pour mieux voir ce point, supposons que nous disposions dâune libertĂ© maximale pour faire les choix quotidiens qui nous permettront de satisfaire nos dĂ©sirs, mais que ces choix soient en rĂ©alitĂ© dĂ©terminĂ©s par dâautres, par les puissances Ă©tablies. Dans un tel univers, nous aurions une libertĂ© quotidienne considĂ©rable puisque nous pourrions faire le plus clair de ce que nous souhaitons ; mais notre libertĂ© de vouloir serait sĂ©vĂšrement limitĂ©e, puisque ce que nous souhaitons serait dĂ©terminĂ© par dâautres. Nous serions libres dâagir Ă notre grĂ©, selon nos dĂ©sirs, mais nous ne serions pas pour autant les crĂ©ateurs premiers de notre propre vouloir ou de nos propres dĂ©sirs. Or, le mot « vouloir » signifie ceci : la puissance dâĂȘtre en dernier ressort les artisans de nos fins et de nos dĂ©sirs.
On pourra faire remarquer que, jusquâĂ un certain point, nous vivons dans un monde oĂč les gens sont libres de faire tel ou tel choix, mais dans nombre de leurs choix, ils sont conditionnĂ©s par les forces sociales, la publicitĂ©, la tĂ©lĂ©vision, les bureaux de relations publiques, etc. Pour Ă©valuer lâimportance du libre arbitre, on peut observer que les gens rĂ©pugnent Ă de telles influences occultes ou ouvertes, quâils estiment quâils ont Ă©tĂ© jouĂ©s lorsquâils ont cru agir de leur propre chef, pour constater ensuite quâils ont choisi ce que dâautres avaient voulu. Les utopies du XXe siĂšcle comme Le meilleur des mondes dâAldous Huxley, 1984 de George Orwell ou Walden Two de Burrhus Frederic Skinner, rĂ©cits dans lesquels tout un chacun est ainsi contrĂŽlĂ© et manipulĂ©, suscitent Ă ce propos une rĂ©vulsion caractĂ©ristique.
Il est possible de prĂ©senter autrement la signification et lâimportance du libre arbitre : on peut lâassocier Ă lâidĂ©e de responsabilitĂ© et aux situations oĂč lâon est digne de blĂąme ou digne dâĂ©loge. Ce jeune homme est accusĂ© de vol et dâagression avec violence ; la victime a Ă©tĂ© battue Ă mort. Vous assistez Ă son procĂšs, et vous entendez une histoire sordide oĂč il nâest question que dâenfants abusĂ©s, de parents nĂ©gligents, de mauvaises influences, etc. Supposons quâil soit vrai quâĂ©tant donnĂ©e la personnalitĂ© de cet homme, il soit inĂ©vitable quâil commette finalement des actes aussi haĂŻssables. La question devient alors : Ă quel point est-il responsable de cette personnalitĂ© qui est aujourdâhui la sienne ? Tout cela ne fut-il quâune affaire de mauvaise Ă©ducation, de nĂ©gligence sociĂ©tale, de conditionnement social, etc. ou bien cet homme a-t-il jouĂ© un rĂŽle ?
Nous rencontrons ici la question cruciale du libre arbitre ; câest la question de ce que jâappellerai « la responsabilitĂ© en derniĂšre instance ». Nous savons que les parents et la sociĂ©tĂ©, la configuration gĂ©nĂ©tique et le dĂ©veloppement ont une influence sur ce que nous devenons et sur ce que nous sommes. Mais ces facteurs ont-ils Ă©tĂ© entiĂšrement dĂ©terminants, ou bien ont-ils laissĂ© quelque chose qui soit ouvert Ă notre responsabilitĂ© ? VoilĂ ce que nous souhaitons savoir concernant ce jeune homme. Est-il seulement la victime des circonstances, ou bien a-t-il quelque responsabilitĂ© rĂ©siduelle dâĂȘtre ce quâil est ? Cela dĂ©pend de la question de savoir si ces autres facteurs furent ou ne furent pas entiĂšrement dĂ©terminants. Retournons la question : sâil a existĂ© des facteurs ou des circonstances qui ont entiĂšrement dĂ©terminĂ© ce quâil a fait, alors, pour ĂȘtre responsable en derniĂšre instance du fait dâĂȘtre ce quâil est, il devrait ĂȘtre ou avoir Ă©tĂ© responsable Ă un certain point dâau moins quelques-uns de ces facteurs ou de ces circonstances. Je pense que câest cela que requiert la responsabilitĂ© en derniĂšre instance, et donc le libre arbitre vĂ©ritable. Câest de cette maniĂšre quâAristote a formulĂ© la question voici des siĂšcles : si un homme est responsable de ses mauvaises actions, et si ces actes rĂ©sultent de son caractĂšre, alors il faut quâen un temps donnĂ© du passĂ© il ait Ă©tĂ© responsable de la formation du caractĂšre dont ces actes rĂ©sultent Ă prĂ©sent.
Reprenons la question un peu plus avant : le fait quâune responsabilitĂ© en derniĂšre instance soit requise constitue, dirais-je, la racine de la croyance selon laquelle le libre arbitre nâest pas compatible avec le dĂ©terminisme. Si le libre arbitre existe tout simplement, alors il doit exister dans notre vie des actes par lesquels nous avons configurĂ© notre caractĂšre prĂ©sent, actes qui nâĂ©taient pas entiĂšrement dĂ©terminĂ©s par les circonstances. LâĂ©ducation et la sociĂ©tĂ©, la configuration gĂ©nĂ©tique et le dĂ©veloppement ne devraient pas avoir entiĂšrement dĂ©terminĂ© ce que nous avons fait, mais devraient avoir laissĂ© un surplus dont nous puissions ĂȘtre responsables.
Je dois Ă lâhonnĂȘtetĂ© de dire que cette croyance en lâexistence dâun libre arbitre ultime de cette sorte, qui ne soit pas compatible avec le dĂ©terminisme, nâest le fait que dâune minoritĂ© parmi les philosophes dâaujourdâhui, quelque commune quâelle puisse ĂȘtre chez les gens ordinaires. La plupart des philosophes (et de nombreux scientifiques aussi bien) ont des doutes sĂ©rieux sur lâexistence et mĂȘme sur lâintelligibilitĂ© dâun libre arbitre ultime, hĂ©ritĂ© de la tradition, qui impliquerait la thĂšse de lâindĂ©terminisme. Quelles sont les sources de ce scepticisme touchant le libre arbitre, qui domine lâĂ©poque moderne contemporaine ? Je pense quâil y en a deux.
La premiĂšre remonte Ă lâhistoire de la science moderne elle-mĂȘme. Le paradigme newtonien a dominĂ© les premiers dĂ©veloppements de la science moderne ; câest un paradigme dĂ©terministe, ainsi que Prigogine et dâautres lâont relevĂ©, et il semble ne laisser aucune place Ă un libre arbitre non dĂ©terministe. Mais la physique nâest pas seule coupable. Dâautres facteurs ont influencĂ© la fermentation des idĂ©es en biologie, dans les sciences du comportement, et dans les sciences sociales ; en sorte que lâon suggĂšre dĂ©sormais quâune part de notre comportement, plus large que nous lâaurions jamais cru, est dĂ©terminĂ©e par des facteurs indĂ©pendants de notre contrĂŽle. Que lâon considĂšre lâĂ©volution des idĂ©es au cours du seul XXe siĂšcle. Nous avons appris que le comportement humain subit des influences trĂšs fortes, dĂ©terminĂ©es par les gĂšnes et lâhĂ©rĂ©ditĂ© ; par les premiers dĂ©veloppements du fĆtus ; par les effets chimiques qui affectent le cerveau ; par des motivations et des souvenirs inconscients dont nous ne savons que peu de choses. Nous avons appris que des drogues peuvent influencer nos humeurs et nos pensĂ©es ; que les expĂ©riences de la premiĂšre enfance exercent une influence majeure sur ce que nous faisons ; que des machines peuvent imiter diverses modalitĂ©s, toujours plus nombreuses, de lâintelligence humaine, et quâelles peuvent mĂȘme nous battre aux Ă©checs, en sorte que lâon suggĂšre que nous sommes peut-ĂȘtre nous-mĂȘmes tout simplement des machines, etc.
Ces dĂ©couvertes scientifiques, et de nombreuses autres, que nous apportent les nouvelles de tous les jours, exercent sur nous un effet puissant de dĂ©grisement ; elles conduisent Ă penser que le sentiment dâĂȘtre responsable en derniĂšre instance de nos actions (câest-Ă -dire, le sentiment du libre arbitre) est largement illusoire. Je ne pense pas que lâon puisse exagĂ©rer lâeffet dĂ©bilitant que ces nouvelles dĂ©couvertes scientifiques exercent sur les mentalitĂ©s collectives et individuelles â elles nous font paraĂźtre moins importants que nous nâaimerions le penser.
Câest ici quâinterviennent de nouveaux dĂ©veloppements scientifiques : le chaos et la complexitĂ©, les structures dissipatives, etc. Ce nâest pas seulement que ces nouveaux apports, Ă la suite de la physique quantique, nous conduisent Ă abandonner le paradigme newtonien ; leur insistance sur lâincertitude, lâindĂ©termination et lâimprĂ©dictibilitĂ© permettent de faire place Ă la libertĂ© humaine dans le contexte des influences biologiques, psychologiques et sociales qui affectent le comportement humain. Nous ne pouvons pas, et nous ne devrions pas nier plus longtemps que le comportement humain soit en fait largement dĂ©terminĂ© par des facteurs plus complexes quâon ne lâa jamais rĂȘvĂ© dans le passĂ© ; mais la question est de savoir si le comportement humain est totalement dĂ©terminĂ© par ces facteurs, ou si les nouvelles connaissances permettent de dĂ©gager une issue pour le libre arbitre.
Nous recoupons ainsi la seconde source du scepticisme moderne touchant le libre arbitre. La premiĂšre remontait Ă lâidĂ©e que les sciences â physiques, biologiques, comportementales et sociales â semblaient ne laisser aucune place au libre arbitre. La seconde source remonte Ă un horizon trĂšs diffĂ©rent ; elle a conduit aujourdâhui de nombreux philosophes et de nombreux scientifiques vers un abandon Ă©quivalent de la position traditionnelle. On peut la rĂ©sumer sous la forme suivante : si le libre arbitre nâest pas compatible avec le dĂ©terminisme, il ne semble guĂšre plus compatible avec lâindĂ©terminisme ou avec le hasard. Dans lâhypothĂšse oĂč lâindĂ©terminisme ou le hasard offre la seule alternative au dĂ©terminisme, nous sommes prisonniers dâun dilemme. Si le libre arbitre ne peut ĂȘtre rĂ©conciliĂ© ni avec le dĂ©terminisme, ni avec lâindĂ©terminisme, il est tout simplement impossible â un cercle carrĂ©.
Pourquoi devrait-on penser que le libre arbitre nâest pas non plus compatible avec lâindĂ©terminisme ou le hasard ? Que lâon se pose Ă soi-mĂȘme la question : si un choix ou une action de lâĂȘtre humain se produisait par hasard â câest-Ă -dire selon des modalitĂ©s que les circonstances ne dĂ©terminent pas â comment se pourrait-il que lâagent les contrĂŽle ou en soit responsable ? Ce qui se produit par hasard nâest ni contrĂŽlĂ© ni dĂ©terminĂ©, pas plus par un agent que par autre chose. Mais alors, sâil nâexiste ni contrĂŽle ni responsabilitĂ©, nous nâavons plus affaire Ă un libre arbitre ou Ă un choix. Nous avons lĂ quelque chose qui se produit tout simplement par hasard, comme on dit.
Reprenons le problĂšme par un autre biais. Certains scientifiques de la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle, comme Arthur H. Compton (prix Nobel de physique) ou Sir John Eccles (prix Nobel de biologie), ont suggĂ©rĂ© que le libre arbitre pourrait sâexpliquer en termes de physique quantique ; on peut imaginer des sauts quantiques indĂ©terminĂ©s se produisant dans le cerveau, et dont lâamplification pourrait influencer les choix et les actions de lâĂȘtre...