Il a été maintes fois répété que les juifs étaient absents des programmes scolaires, sauf quand ils sont victimes. Il serait donc pertinent que les programmes permettent d’apprendre qu’ils existaient avant l’affaire Dreyfus et la Shoah, que des communautés très diverses vivaient en Europe et ailleurs afin d’éviter que les juifs soient essentialisés comme victimes. Autrement dit, il s’agit d’inscrire l’histoire de la Shoah dans le temps long.
Faire l’histoire de l’antisémitisme
À la question, « Mais Monsieur, pourquoi les juifs ? », le professeur ne peut se dérober. Il doit apporter une réponse historique et ne pas se contenter de celle, paresseuse, du « bouc émissaire ». Un élève pourrait légitimement demander : « Pourquoi ce bouc émissaire-là ? » De plus, se limiter à l’hypothèse du « bouc émissaire » peut laisser sous-entendre que la mise à l’index dans une société, phénomène banal, mène systématiquement au pire, ce qui n’est pas le cas.
D’autre part, ne pas répondre à la question équivaut à laisser la porte ouverte à toutes les interprétations et à tous les fantasmes. Apporter une réponse historique, c’est nécessairement faire l’histoire longue de l’antisémitisme et donc de la responsabilité du christianisme et de l’Europe. C’est montrer à nos élèves la sédimentation de la haine antijuive à travers les âges dont la Shoah, nous le savons aujourd’hui, ne fut pas l’aboutissement, mais bien un épisode paroxystique.
Il est absolument nécessaire de travailler, avec les élèves, sur le temps long de l’histoire et de la construction négative de l’image des juifs. Les préjugés les plus éculés et les plus primaires sont souvent repris sur les réseaux sociaux et circulent sans que ceux qui les tiennent n’en connaissent l’historicité et l’origine. Nos élèves doivent connaître les mécanismes de la haine antijuive et ses différentes manifestations. Ils doivent pouvoir identifier et reconnaître les ressorts et les expressions de cette haine.
Il faudrait ainsi enseigner l’histoire de l’antisémitisme tout comme l’histoire des faits religieux. Nombre de gens ne savent pas que Jésus était juif, que le terme grec christos signifie « messie », celui que les juifs attendent. Combien savent que le christianisme s’est vécu comme le « Nouvel Israël » mais aussi que les Pères de l’Église comme saint Augustin ou saint Jean Chrysostome ont, très tôt, œuvré à la construction d’une image négative des juifs ?
Les élèves devraient également réfléchir, avec leurs professeurs, aux constructions des mythes antisémites au Moyen Âge, mythes toujours vivaces aujourd’hui et qui sont régulièrement repris en étant modernisés et actualisés. Il en va ainsi du crime rituel. La première occurrence du crime rituel apparaît en Angleterre en 1144 et se répand ensuite dans tout l’espace chrétien. Le schéma est toujours le même : un enfant disparaît avant d’être retrouvé mort ; les juifs sont alors accusés car ils auraient besoin du sang chrétien, notamment pour faire le pain de la Pâque juive. Dans les cent cinquante cas recensés à travers l’histoire1 les juifs sont en général tués par la foule ou à la suite d’un procès après avoir été torturés. L’accusation circulait toujours au XXe siècle, que l’on songe à la terrible affaire Beilis dans la Russie tsariste en 19112 ou à la dernière accusation de crime rituel connue, à Kielce en Pologne en 1946, quand quarante-deux survivants de la Shoah sont assassinés dans d’atroces conditions par la population locale, après les mensonges d’un enfant qui disait avoir été kidnappé par un juif. Le monde musulman fut également touché par ces accusations mais beaucoup plus tardivement. C’est en 1910, à Chiraz, en Iran, qu’eut lieu la première accusation de crime rituel dont la victime supposée aurait été une jeune fille musulmane.
La Shoah n’est pas la fin de l’histoire de l’antisémitisme
Aujourd’hui, la propagande anti-israélienne reprend l’idée que les juifs, en l’occurrence les Israéliens, seraient d’une cruauté particulière à l’encontre des enfants. Face aux assassinats d’enfants juifs perpétrés à Toulouse par Mohammed Merah, ce sont les enfants palestiniens qui ont été mis en miroir par certains élèves : « On ne fait rien pour les enfants palestiniens », s’indignaient-ils.
Au-delà des confusions et de la concurrence victimaire qu’exprime cette phrase, elle souligne l’idée que les enfants seraient une cible particulière visée par l’armée d’Israël, reprenant donc la vieille antienne actualisée. La propagande anti-israélienne ne cesse, de fait, de réactiver le mythe des enfants cibles privilégiées, à l’image de cet article d’un journal algérien qui titrait, le 3 août 2017, qu’« Israël empoisonne les enfants palestiniens avec du chocolat3 » ou comme cette affichette du BDS France qui annonce qu’« Israël torture les enfants palestiniens ».
Les affiches ou images, voire les photomontages sont nombreux à utiliser ce ressort de l’enfance ciblée et de l’avidité israélienne (donc juive) pour le sang4. Mettre en avant les enfants a évidemment pour but d’émouvoir, mais faire des enfants des cibles réactive aussi un vieux mythe antisémite.
Il en est de même avec l’idée de complot. C’est pourquoi les élèves, quand ils travaillent sur les théories conspirationnistes, doivent pouvoir prendre connaissance, en classe, de l’histoire des Protocoles des Sages de Sion. Ils seront ensuite tout à fait capables de comprendre les unes de journaux des années 1930 qui font du Front populaire « un instrument aux mains des juifs », et d’en identifier la dimension paranoïaque et complotiste. Ils seront également à même de faire le lien avec le présent, et notamment avec les débordements antisémites actuels. Utiliser ce que nous offre l’actualité présente un triple intérêt : cela permet d’aider nos élèves à la décrypter, de leur montrer la permanence des schémas antisémites à travers l’histoire et leur réactivation dans les moments de crise et, enfin, de souligner que les connaissances historiques nous aident à lire le monde d’aujourd’hui.
La crise des Gilets jaunes s’est accompagnée de son lot de dérives antisémites : en témoignent des photographies prises aux abords de certains ronds-points. Quand le président de la République Emmanuel Macron, sur une banderole accrochée à un pont autoroutier de Bourgogne en décembre 2018, est traité de « pute à juifs » ou quand, à Pontcharra-sur-Turdine, à une sortie d’autoroute, il est associé à des hommes d’affaires et à la « banque juive » dans un slogan simple et efficace : « Macron = Drahi = Attali = banques = médias = Sion » (les « A » étant écrits à partir de triangles, renvoyant ainsi à la Franc-maçonnerie, et le « S » de Sion en forme stylisée utilisée par les « S » de « SS », nazifiant ainsi Israël et le sionisme), les vieux poncifs antisémites, parmi lesquels le complotisme, se trouvent là aussi réactivés.
Étudier ces images et ces slogans, en les mettant en parallèle avec des affiches ou de la propagande datant des années 1930 par exemple, permet non seulement d’identifier les invariants antisémites, mais aussi d’en comprendre l’inanité et la malhonnêteté. L’histoire nous offre en effet la possibilité de travailler sur le temps long qui permet de disqualifier les discours antisémites car leurs prévisions ne se sont jamais réalisées… Léon Blum voulait détruire la France ? Ce ne fut pas le cas. Hitler pensait qu’une victoire des Alliés, c’est-à-dire des « juifs », aboutirait à la disparition de l’Allemagne et des Allemands ? Il n’en fut rien.
Il faut néanmoins avoir conscience que ce type de stratégie ne peut fonctionner que sur des esprits épris d’objectivité et non pollués par une idéologie de la haine. Mais s’il existe des antisémites obsessionnels, dans les classes, ils sont loin d’être majoritaires et la plupart de ceux qui tiennent des propos antisémites ne sont pas dans l’idéologie. Le dialogue peut et doit alors se faire. Confronter leurs propos aux discours tenus dans l’histoire leur permet de constater qu’ils se font le relais, souvent par ignorance, de vieilles idées qui sont autant de visions du monde haineuses ou paranoïaques. Ils ne peuvent le saisir que parce qu’ils ont travaillé et réfléchi avec leurs professeurs.