« J’ai des cuisses de nageuse…»
La mère d’Isabelle a considéré comme un malheur d’avoir mis au monde une fille pour son coup d’essai. Elle a profondément aimé ce premier bébé, mais pour elle une fille est forcément une pleurnicheuse, faiblarde, préférant les jeux calmes à la bagarre, et qu’il faut donc endurcir pour lui éviter une vie malheureuse de soumission à l’homme. Très vite, son honneur de génitrice a été lavé par deux garçons, qui l’ont valeureusement secondée dans sa tâche éducative. Tous les trois ont fait alliance pour aguerrir Isabelle par la moquerie et la dérision, sans imaginer qu’une enfant pouvait en être blessée et y voir un manque d’amour.
Isabelle a été une enfant calme et conciliante, ce que son activiste de mère traduisait par « fillasse », « mollasse » et « sans personnalité ». Elle était bâtie comme son père, d’une taille moyenne, plutôt en rondeurs bien que sans réel surpoids, avec des hanches assez larges : féminine en quelque sorte, mais l’horreur pour sa grande et svelte mère, qui stigmatisait sans pitié toute ébauche d’embonpoint !
Très jeune, Isabelle adorait la natation et excellait dans cette discipline. Mais, quand elle a eu 14 ans, ses frères se sont moqués de ses « grosses cuisses de nageuse ». Isabelle pensait gagner l’estime familiale par ses prouesses sportives, mais la perdait par sa silhouette…
À partir de l’adolescence, elle s’est crue difforme et n’a plus eu de répit.
Elle a renoncé à la natation, et à tout autre sport, pour ne pas se muscler davantage. Elle a cessé de porter des pantalons pour ne pas souligner ses formes, le maillot de bain est devenu sa hantise. Quand elle est sur une plage, elle se cache dans une longue tunique que maintenant encore, à 40 ans, elle n’ose enlever que le temps de se baigner.
Elle est aujourd’hui mariée et heureuse dans son couple, mère de famille et femme au foyer par choix. Mais sa vie est gâchée par l’obsession qu’elle a de sa silhouette. Traumatisée depuis l’adolescence par les sarcasmes familiaux, elle pense qu’elle a de grosses cuisses et organise son existence autour de ce prétendu handicap.
Il y a environ un an, elle a fait appel à la chirurgie esthétique, a été récusée par deux chirurgiens mais en a trouvé un troisième qui a accepté de lui faire subir une liposuccion. Elle en attendait un miracle, une nouvelle vie, une nouvelle Isabelle sur le modèle de sa mère… Elle a attendu la résorption de l’œdème, puis elle a mesuré ses cuisses plusieurs fois par jour pour chiffrer les progrès. Mais, malgré les quelques centimètres perdus, sa silhouette restait la même, et elle ne l’aimait pas davantage. Puis elle a cru constater une asymétrie dans ses mesures : un centimètre de plus à droite ! Croyant trouver là l’explication à sa déception, elle est retournée voir son chirurgien qui a accepté, avec réticence, de faire une retouche. Et maintenant les mesures donnent une asymétrie inverse : un centimètre de plus à gauche.
Cette fois, le praticien a refusé catégoriquement d’y toucher et lui a conseillé d’avoir plutôt recours à la psychiatrie car Isabelle sombrait dans un épisode dépressif sévère.
Le problème réel d’Isabelle n’était pas physique, mais dans sa relation à sa mère. Cet aspect psychologique était occulté au profit de la taille de ses cuisses. Sa mère verbalisant son rejet des « fillasses », Isabelle a pris en horreur l’aspect féminin de son corps. La fixation aurait pu porter sur ses seins, ou sur ses fesses, et ce sont sans doute les moqueries de ses frères qui ont désigné ses cuisses comme point de fixation. Aucune chirurgie esthétique ne pouvait l’aider, car sa vraie demande était par rapport à sa mère, qui l’aimait très sincèrement, mais n’avait aucune conscience de l’impact de ses propos sur une enfant.
Chacun de nous peut trouver à déplorer un détail de son physique sans pour autant se gâcher la vie et se polariser sur cette imperfection : une petite asymétrie du visage, des cheveux trop fins ou trop drus, des épaules trop étroites… Le plus souvent, il n’y a là rien de bien traumatisant. Dans d’autres cas, c’est plus sérieux…
« J’ai les oreilles en feuilles de chou »
Depuis l’adolescence, Laurence s’imagine avoir les oreilles décollées. Elle en a parlé à sa mère, à ses amies, qui toutes lui ont confirmé que ses oreilles étaient tout à fait normalement implantées. Mais rien n’a pu la convaincre. Tous les soirs, elle met des sparadraps destinés à lui recoller les oreilles pendant la nuit, elle se coiffe de manière à masquer le handicap supposé, garde toujours un bonnet à proximité au cas où un souffle de vent pourrait démasquer cette tare. Elle peut parer à la baignade en gardant la tête hors de l’eau et avec un bonnet de bain, mais la sortie est un supplice si ses cheveux sont quand même mouillés. Et, quand un garçon lui plaît, elle se met de préférence de profil, supposant éviter ainsi l’effet Dumbo. Et aucun chirurgien n’acceptera jamais de l’opérer, puisqu’il n’y a rien à corriger…
Dans le cas de Laurence, il s’agit de dysmorphophobie, c’est-à-dire une perception erronée de sa propre image corporelle : elle peut concerner la totalité du corps ou une partie seulement : le nez, la pilosité, la silhouette… La conviction est absolue, il n’y a pas de réassurance possible, et peu à peu la vie s’organise autour de cette difformité supposée, dans une lutte permanente pour tenter de la masquer au regard des autres. Le recours à la chirurgie esthétique est aussi fréquent que décevant, car l’image perçue par le patient, gravée dans son imaginaire, n’est pas celle que lui renvoie le miroir.
De l’imperfection assumée…
Avoir conscience d’un défaut physique et tenter d’y remédier.
Aimer être rassuré sur sa capacité à plaire, ou même alléguer une imperfection pour susciter un compliment.
Se trouver « moche » un lendemain de fête trop arrosée.
… à la dysmorphophobie
Inventer ou amplifier un défaut jusqu’à y voir une difformité.
Organiser sa vie en fonction de ce défaut.
Avoir recours à la chirurgie quand la perception du défaut est disproportionnée par rapport à la réalité vue par les autres.