Mesdames, Messieurs,
Vous connaissez certainement le phĂ©nomĂšne de sidĂ©ration, dâincertitudes, de perplexitĂ©s, dans lequel nous nous trouvons tous en cette fin de XXe siĂšcle. Câest peut-ĂȘtre un bon signe, car le XIXe siĂšcle finissant bruissait de certitudes â certitudes opposĂ©es â qui nâallaient pas tarder Ă se manifester dans la rĂ©alitĂ© dâune maniĂšre extraordinairement forte. Le scientisme Ă©tait encore Ă cette Ă©poque partagĂ© par une grande part des Ă©lites, pas nĂ©cessairement les Ă©lites dĂ©mocratiques et libĂ©rales qui lâavaient portĂ© au dĂ©part, mais par ce positivisme dâun ordre tout Ă fait particulier quâĂ©tait, en France, la doctrine maurrassienne, ou encore les doctrines biologiques â darwinisme social par exemple â en Allemagne, aux Ătats-Unis et en Angleterre, pour justifier la domination coloniale. Dâun autre cĂŽtĂ©, les certitudes fortes du nietzschĂ©isme passĂ© petit Ă petit de la poĂ©sie Ă la prose commençaient Ă goĂ»ter les doctrines de la volontĂ©, les doctrines de lâorganisation, qui allaient elles-mĂȘmes bien vite quitter le cadre relativement bĂ©nin dans lequel la sociologie de Max Weber, par exemple, voulait les enfermer. Bref, nous Ă©tions, Ă la fin du XIXe siĂšcle, dans un moment de trĂšs grande certitude. Peut-ĂȘtre faut-il se fĂ©liciter que le XXe siĂšcle, qui se termine par une accumulation sans prĂ©cĂ©dent de richesses mais aussi par une accumulation sans prĂ©cĂ©dent de destructions, sâachĂšve sur un point dâinterrogation, peut-ĂȘtre socratique, en tout cas politique. Cette hĂ©sitation devant lâHistoire est pour moi un progrĂšs ou, du moins, elle est lâĂ©lĂ©ment moteur, lâentrĂ©e dans un progrĂšs possible si, pour autant, nous arrivons Ă Ă©lucider les moments les plus forts, les nĆuds les plus serrĂ©s, dans lesquels le destin de ce siĂšcle sâest jouĂ©.
Or â et câest lĂ que lâidĂ©e de la perversitĂ© commence Ă me venir â, lâhistoire, comme vous le savez, en français et pas en allemand, vit dans lâambiguĂŻtĂ© de sa dĂ©finition : câest Ă la fois lâhistoire vĂ©cue et lâhistoire comme discours historique. Effectivement, nous sommes dans une situation trĂšs particuliĂšre oĂč aussi bien lâĂ©criture de lâhistoire que lâhistoire elle-mĂȘme nous Ă©chappent par la pluralitĂ© des significations, lâambiguĂŻtĂ© des tĂ©moignages, le caractĂšre incertain des expĂ©riences les plus dĂ©cisives.
Câest lĂ un phĂ©nomĂšne nouveau qui, par bien des aspects, est vertigineux â il me suffit dâĂ©voquer les polĂ©miques dans lesquelles je me suis trouvĂ© pris concernant les biographies dâArthur London et de Raymond Aubrac, Ă©pisodes qui sont lĂ pour nous rappeler quâau fond il nây a pas un seul moment, mĂȘme le plus lumineux en apparence, mĂȘme le plus simple dâinterprĂ©tation, qui ne soit pris dans un discours compliquĂ© et pervers. Un des premiers effets est repĂ©rable dans nos discours. On a lâimpression quâau discours idĂ©ologique et ses certitudes se substitue maintenant un mĂ©andre de raisons plus ou moins fausses, plus ou moins controuvĂ©es, qui viennent brouiller les interprĂ©tations. Et câest lĂ oĂč je pense quâil faut aller de lâhistoire Ă©crite Ă lâhistoire vĂ©cue. Ă mon sens, la RĂ©volution française comportait des complexitĂ©s Ă©normes ; elle comportait une lutte des partis dans laquelle chacun a essayĂ© ensuite de se situer, depuis Lamartine avec lâhistoire des Girondins jusquâĂ lâexclamation de Clemenceau Ă la fin du XIXe siĂšcle : « La rĂ©volution est un bloc », en passant par Michelet, qui cherche Ă dĂ©finir une voie moyenne, par JaurĂšs, et, enfin, par les partis de la RĂ©volution eux-mĂȘmes â y compris la VendĂ©e â, chacun cherchant Ă dĂ©velopper son historiographie. Toute lâinterprĂ©tation de cette historiographie repose sur des faits quâon cherche Ă Ă©tablir mais elle nâest pas totalement Ă©clairĂ©e par la RĂ©volution française. Oui, la RĂ©volution française est bien un Ă©vĂ©nement fondateur et instigateur de la modernitĂ©, en France ainsi que sur lâensemble du continent europĂ©en. Oui, elle divise le monde en deux. Oui, elle se continue dans les rĂ©volutions de 1848 un peu partout et elle remplace une sociĂ©tĂ© quâon va appeler partout de son nom français dâAncien rĂ©gime. Seule lâAngleterre ressortit Ă un systĂšme diffĂ©rent qui, dâailleurs, relĂšve dâune historiographie diffĂ©rente.
Il nâen va pas de mĂȘme pour les Ă©pisodes qui commencent avec le dĂ©but de notre siĂšcle : les rĂ©volutions de 1905 et de 1917, la transformation socialiste de la Russie avec Staline, lâĂ©pisode stalinien dans sa totalitĂ©, la montĂ©e au pouvoir en Allemagne dâune dictature dâun type tout Ă fait nouveau, celle de Adolf Hitler, la Seconde Guerre mondiale, le gĂ©nocide et lâĂ©mancipation des peuples du Tiers Monde ayant comme point de rĂ©fĂ©rence lâaction maoĂŻste. VoilĂ les grands Ă©vĂ©nements de ce siĂšcle, auxquels jâajouterai, bien sĂ»r, lâauto-dissolution â sans violence ni guerre extĂ©rieure â du systĂšme soviĂ©tique. Ce sont, pour nous, autant dâĂ©nigmes, autant de Sphinx qui jalonnent notre route. Câest la raison pour laquelle ces Ă©pisodes donnent lieu aujourdâhui, dans les communautĂ©s historiques, Ă des Ă©changes extrĂȘmement haineux, et je ne parle pas seulement des Ă©pisodes auxquels je faisais Ă lâinstant allusion, mais Ă toute la question du gĂ©nocide, qui insiste encore aprĂšs quâon sâest forcĂ© dâĂ©vacuer les miasmes nĂ©gationnistes eux-mĂȘmes. Parmi les questions insistantes, il y a celle du pouvoir de Adolf Hitler et sa nature, celle des totalitarismes et de lâidentitĂ© des diffĂ©rents pouvoirs, celle des rĂ©volutions, qui nous font nous demander si les rĂ©volutions depuis 1917 ont apportĂ© de vĂ©ritables changements ou bien si elles nâen ont apportĂ© aucun. Une fois tout cela posĂ© et les identitĂ©s repĂ©rĂ©es, on ne peut que constater que les protagonistes demeurent masquĂ©s, et mĂȘme parfois fantasmatiques. Avons-nous, par exemple, affaire Ă un leader rĂ©volutionnaire avec Mao TsĂ©-tung ou bien Ă un empereur de Chine ? Quel est le degrĂ© dâadhĂ©sion de Staline Ă son discours ? Quel est le degrĂ© dâautonomie de Hitler par rapport aux forces qui lâont portĂ© au pouvoir ? Pour Wilhelm Reich, on sâen souvient, il nâĂ©tait quâune marionnette, une caricature Ă la John Heartfield â mĂȘme si, petit Ă petit, on sâest rendu compte que la caricature ou la marionnette Ă©tait capable de sâanimer singuliĂšrement. AprĂšs 1945, la thĂ©orie dominante en Allemagne a Ă©tĂ© de faire de Hitler un dĂ©miurge du mal, illustration de lâactuelle thĂ©ologie iranienne la plus classique dans laquelle le dieu bon est Ă©quilibrĂ© par un dieu mauvais dont les capacitĂ©s de puissance sont quasi Ă©quivalentes â ce qui a pour avantage dâattribuer beaucoup Ă Hitler pour exonĂ©rer beaucoup de monde en dessous. On revient de nos jours en arriĂšre sur cette thĂ©orie de lâautonomie. Mais, dans les allĂ©es et venues de ces thĂ©orisations, nous Ă©chappe encore le sens capital de lâĂ©pisode, dâoĂč le retour actuel â câest la tendance historique dominante â Ă la pensĂ©e tautologique. Tautologie, par exemple, proclamĂ©e si on pense que celle de M. Goldhagen, qui en cinq cents pages serrĂ©es ne dĂ©note quâune connaissance moyenne de la culture allemande, en vient Ă dĂ©couvrir que les Allemands Ă©taient antisĂ©mites. En tournant de cette façon toujours autour de la tautologie, on peut, soit la couvrir dans le sens des aiguilles dâune montre, soit dans le sens inverse â mais on finit toujours par revenir au postulat de dĂ©part : « Oui ! les Allemands Ă©taient antisĂ©mites, mais, non ! ce nâest pas tout Ă fait suffisant pour tout expliquer. »
Tautologie encore celle qui consiste Ă dĂ©couvrir que Staline Ă©tait sanguinaire. Câest actuellement la grande dĂ©couverte : « Oui ! Staline a fait le mal. » Ăvidemment, par rapport aux tentatives parfois Ă chaud de penser lâensemble du phĂ©nomĂšne, on a lâimpression dâune rĂ©gression, une rĂ©gression dâautant plus grande quâun grand nombre dâĂ©lĂ©ments sont aujourdâhui connus â vous nâĂȘtes pas sans savoir que les historiens sont les spĂ©cialistes de la prĂ©vision du passĂ© â câest mĂȘme un domaine dans lequel ils excellent. Ăvidemment, cette rĂ©gression leur donne un sentiment bien illusoire de supĂ©rioritĂ©, sentiment renforcĂ© lorsquâon lit les archives, dâautant que leurs prĂ©dĂ©cesseurs, souvent, Ă©videmment se trompaient, et parfois grossiĂšrement, pour la bonne raison quâils ne connaissaient pas lâavenir, mais ils Ă©taient cependant capables de prĂ©-science, voire de prĂ©-science exceptionnelle â et câest cette fraĂźcheur du regard de ces premiers peintres Ă fresque aussi bien du nazisme que du stalinisme qui nous manque aujourdâhui cruellement.
Quant au troisiĂšme de ces phĂ©nomĂšnes, le maoĂŻsme, il mĂ©rite Ă©galement quâon sây attarde. Car ils nous mettent tous les trois dans le mĂȘme effet de sidĂ©ration.
Ainsi, comme je vous le disais, nous sommes dans un moment de grande perplexitĂ©. Nous sommes dans un moment sophistique. Ăa va encore bouillonner dans le chaudron, ça va sâagiter, et puis, Ă un moment donnĂ©, il y aura, enfin, ce que vous connaissez parfaitement bien, ce moment oĂč les bĂ©nĂ©fices secondaires de la situation seront contrebalancĂ©s largement par ses effets pervers et par ses effets de souffrance. Il y aura un moment oĂč ce que Freud appelait lâĂ©pistĂ©mophilie, le goĂ»t du savoir, lâemportera, malgrĂ© la douleur quâinĂ©vitablement elle entraĂźne, et conduira Ă des Ćuvres plus dĂ©chirantes, plus dĂ©chirĂ©es, plus assumĂ©es aussi, et dont les effets de vĂ©ritĂ© seront plus importants. Elle conduira Ă rĂ©habiliter les parents, parce quâil faut quand mĂȘme penser que les tĂ©moins oculaires, les Isaac Deutscher, les Hermann Rauschning, les gens qui ont Ă©crit Ă chaud, nâĂ©taient pas totalement imbĂ©ciles. Elle aboutira aussi Ă sâen sĂ©parer dĂ©finitivement, car, bien sĂ»r, nous avons depuis lors la supĂ©rioritĂ© dâun point de vue historique. Ce moment-lĂ , qui est le moment de la rĂ©solution de ce rapport pervers Ă lâhistoire, et la dĂ©couverte aussi de la structure perverse de notre histoire â câest lĂ oĂč je voulais en venir â, viendra, et on devrait simplement lâappeler de nos vĆux, comme lâesprit humain qui, par sa nature, veut toujours aller au-delĂ . Aussi vais-je me permettre, non pas de vous donner une thĂ©orie du siĂšcle, parce quâil sâagirait dâun fantasme de toute-puissance que vous seriez les premiers Ă repĂ©rer, mais dâessayer dâaller un peu plus loin, câest-Ă -dire de rĂ©flĂ©chir avec vous Ă ce rapport de la perversion et de la violence dans le siĂšcle, qui est, je le rĂ©pĂšte, un Ă©lĂ©ment particulier de celui-ci. Dâailleurs, un des plus grands cinĂ©astes du XXe siĂšcle, Visconti, a consacrĂ© une grande partie de son Ćuvre Ă cela. Sa rĂ©fĂ©rence au XIXe siĂšcle est toujours la rĂ©fĂ©rence Ă un moment de vĂ©ritĂ© qui a Ă©tĂ© perdu : dans le regard de Visconti, le passage entre le XIXe et le XXe siĂšcle, câest la perte de la vĂ©ritĂ©, la perte de lâhonnĂȘtetĂ©, la perte de ce moment dâabsolue adhĂ©sion que fut celui du risorgimento italien â sans doute le moment esthĂ©tiquement le plus vrai de ce XIXe siĂšcle, et ce nâest pas un hasard si Thomas Mann a fait dâun Italien le porte-parole des idĂ©es de progrĂšs du XIXe siĂšcle avec Settembrini, dans ce sommet de Davos quâest La montagne magique, sommet nettement supĂ©rieur Ă celui qui se tient en mĂȘme temps que notre colloque.
Il est, je vous le disais, incontestable que, en effet, si le XIXe siĂšcle a connu de vraies rĂ©volutions, le XXe siĂšcle, lui, nâen a jamais connu. Il a voulu clamer Ă la fois de vraies rĂ©volutions et une gĂ©nĂ©ralisation de la rĂ©volution. Je suis arrivĂ© Ă cette idĂ©e Ă©pouvantable en lisant lâĆuvre, parallĂšle en Asie Ă celle du Docteur Gubler en France, de Li Zhishui, Ă savoir La Vie privĂ©e du prĂ©sident Mao, Ćuvre Ă©galement interdite sur le territoire chinois, non pas cette fois Ă la demande de la famille de Mao, mais du bureau politique lui-mĂȘme. Câest un ouvrage saisissant, dâune longueur bien connue dans le grand roman chinois, bien quâun peu rebutante pour le lecteur occidental, et pourtant on a, au bout dâun certain temps â un peu comme dans les phrases de Proust, qui demandent du temps pour y entrer â, dans la longueur des explications de Li Zhishui, un aperçu de la dimension rĂ©elle du systĂšme maoĂŻste.
Que nous dit Li Zhishui ? Eh bien, il nous montre dâabord un patient â et ça câest une chose qui devrait tous vous intĂ©resser â, car Mao TsĂ©-tung Ă©tait un trĂšs sĂ©rieux patient, plus encore que Jiang Qing, qui, finalement, vivait de façon symptomale les maux de Mao TsĂ©-tung et a fini par en devenir le mauvais objet, de sorte que la dĂ©maoĂŻsation est devenue la lutte contre la bande des quatre, et la lutte contre la bande des quatre celle contre le diable fĂ©minin qui lâinspirait, selon une logique parfaitement implacable et parfaitement normale. Mao Ă©tait un grand mĂ©lancolique. De son arrivĂ©e au pouvoir jusquâĂ sa fin, en effet, lâhomme vit en robe de chambre autour dâune piscine, ne sort jamais de cette espĂšce de pharaonisation, de cette mise en tombeau, et organise progressivement la lutte entre ses propres partisans. Il y a ainsi un chapitre saisissant de Li Zhishui, celui dans lequel il montre que la rĂ©volution culturelle a commencĂ© en miniature dix ans avant son dĂ©but officiel, lorsque Mao a engagĂ© un certain nombre de ses jeunes secrĂ©taires Ă monter une cabale contre les plus anciens, au nom des idĂ©es rĂ©volutionnaires quâils trahissaient. Il a ainsi testĂ© cette rĂ©volution dite culturelle en vase clos, avec des consĂ©quences Ă©pouvantables pour le petit nombre dâindividus quâil visait, mais il nâavait de cesse que de lâĂ©tablir Ă lâĂ©chelle du pays tout entier. La question qui, petit Ă petit, se pose chez Li Zhishui, qui Ă©tait un jeune communiste idĂ©aliste revenu dâAustralie avec un internat en mĂ©decine pour participer Ă la reconstruction de la Chine, est la suivante : quâest-ce qui autorise le maoĂŻsme ? Quâest-ce qui autorise des comportements qui sont en totale rupture avec les valeurs mĂȘmes que le parti communiste de Chine, Ă lâĂ©poque, tente dâĂ©difier et qui, bien sĂ»r, Ă un moment donnĂ©, conduisent Ă une tentative de destruction de ce propre parti par son chef tutĂ©laire. Sa rĂ©ponse est toute simple : Mao est un empereur qui ne peut pas dire son nom. Tout, dans le rituel quâil organise, est parfaitement calquĂ© sur le rite impĂ©rial â comme, par exemple, lâinaccessibilitĂ© de ce corps offert dans sa nuditĂ© (robe de chambre, slip de bain) est ressemblante Ă la façon dont les empereurs de Chine, effectivement, Ă©taient toujours nus devant leurs serviteurs et invisibles au reste du peuple. En fait, lâinvisibilitĂ© de Mao, la narcissisation retournĂ©e de ce corps qui se dĂ©fait progressivement â excĂšs dĂ©crits par le mĂ©decin dans leurs moindres dĂ©tails â nous sommes en Chine, on nâa pas de pudeur â, nous ramĂšnent Ă ceci : il y a, dans la rĂ©volution chinoise, des effets de rĂ©volution conservatrice trĂšs forts. La Chine, câest bien, câest comme le mĂ©tro aĂ©rien, on voit la circulation en surface : Ă un moment donnĂ© le mĂ©tro sort et on lit directement. Nous, nous ne lisons pas lâĂ©criture chinoise, mais nous observons quand mĂȘme que les Chinois sont moins pervers que nous, câest dâailleurs pour ça que leurs sorties â mĂȘme si lâhistoire chinoise du XXe siĂšcle comporte toutes les Ă©tapes de lâhistoire soviĂ©tique â, leurs sorties sont meilleures. Que voit-on donc ? Que Mao est un empereur paysan. Que ses raisonnements sont ceux dâune paysannerie â riche, dâailleurs â chinoise, qui a vĂ©cu comme une tragĂ©die le systĂšme mandchou et la rupture de lâordre impĂ©rial. Mao veut rĂ©tablir lâordre impĂ©rial Ă son profit, il pense quâil est dans la lignĂ©e des grands empereurs de Chine, il se moque comme de sa derniĂšre chemise des Russes, il Ă©prouve un mĂ©pris croissant pour tout ce mandarinat rĂ©volutionnaire qui lui apporte la science, quâil dĂ©teste, le Russe, lâami russe, qui incarne lâOccident, quâil dĂ©teste, lâobjectivation de la rĂ©alitĂ©, quâil dĂ©teste, et la nĂ©cessitĂ© de sortir de sa piscine, dont il ne veut entendre parler Ă aucun prix. Aussi, au fur et Ă mesure que se dĂ©veloppe le livre, on comprend mieux lâorigine de la rĂ©volution culturelle. Mao Ă©tablit, par-dessus la tĂȘte de lâensemble de ce parti communiste qui croit Ă son soviĂ©tisme naĂŻf, un rapport direct avec les masses, il travaille Ă la restauration de lâempire. On comprend, du mĂȘme coup, la formidable rĂ©gression intellectuelle et industrielle quâa Ă©tĂ© la rĂ©volution culturelle, et la formidable volontĂ© de rĂ©paration qui commence, Ă ce moment-lĂ , Ă sâemparer des individus, sans parler du service extraordinaire que Mao leur rend, de leur exciper un parti qui nâest rien et qui donc va les renvoyer Ă une histoire Ă construire. Aussi, avec la distance qui est la nĂŽtre aujourdâhui, pouvons-nous affirmer que, de la volontĂ© farouche de Mao dâinvestir le passĂ© dĂ©coule la volontĂ© farouche de Deng Xiao Ping de construire lâavenir, exactement comme Hitler « crĂ©e » la RĂ©publique FĂ©dĂ©rale dâAllemagne, exactement comme le nuage dâHiroshima « fait » lâessor industriel japonais. La restauration impĂ©riale Ă©tait impossible et Mao a inscrit lâimpossiblitĂ© dans une gestuelle extraordinaire qui a fait rĂȘver Lacan, Althusser, qui a fait rĂȘver lâEurope entiĂšre, parce que, comme toujours, nous prenons la Chine pour un objet philosophique alors quâil y a quand mĂȘme dans cette merveilleuse lanterne magique des figurants qui pĂ©dalent.
Lâhistoire chinoise vue sous cet angle nous a permis de voir se nouer, quand mĂȘme, un des Ă©lĂ©ments essentiels de ce siĂšcle, câest-Ă -dire la rĂ©volution-rĂ©gression. La rĂ©volution-rĂ©gression nâa rien Ă voir avec la RĂ©volution française. La RĂ©volution française nâa effectivement â mĂȘme si elle est tombĂ©e dans lâexcĂšs, mĂȘme si elle sâest dĂ©vorĂ©e elle-mĂȘme, mĂȘme si elle a ensuite accouchĂ© dâun incendie terrible qui a investi toute lâEurope â jamais tournĂ© le dos Ă ses principes, et les hommes qui lâont servie ont cru Ă ces principes. Nous avons, par contre, dans le cas chinois, de toute Ă©vidence, une espĂšce de subsomption dâun discours par un autre et, en fait, un projet qui, petit Ă petit, Ă©tait cachĂ© Ă lâintĂ©rieur de lâautre. Nous sommes dans la dĂ©finition mĂȘme de la perversion telle que vous la pratiquez, mĂȘme si la pertinence Ă lâĂ©chelle historique nâest pas prouvĂ©e. Dans la simple phĂ©nomĂ©nologie, la simple Ă©tiologie, il y a quelque chose de cet ordre. Et, rappelons-le, la rĂ©volution chinoise, la premiĂšre, sâest faite, ou a commencĂ© Ă se concevoir, dans le chaudron oĂč elle a bouilli pendant des dĂ©cennies, Ă savoir dans lâidĂ©e dâune restauration des Ming et lâidĂ©alisation de lâancien empire chinois, contre les Mandchous pensĂ©s comme des oppresseurs Ă©trangers. QuâĂ©taient dâautre les Japonais, sinon une rĂ©Ă©dition de lâĂ©popĂ©e mandchoue au XXe siĂšcle, dominant la Chine Ă partir de ses marches, tandis que la restauration des Ming visait cette volontĂ© de revenir en arriĂšre, de revenir Ă un moment dâĂ©ternitĂ©. Mao a utilisĂ© le communisme comme les Ming, qui Ă©taient des empereurs paysans, pour unifier la paysannerie chinoise, et il nâa eu de cesse que de se subordonner des Ă©lĂ©ments de modernitĂ© â que la rĂ©volution engendrait aussi â jusquâĂ les Ă©craser, mais il nây est pas parvenu. Le rĂ©cit de Li Zhishui nous introduit effectivement Ă ce mystĂšre progressif des sociĂ©tĂ©s rĂ©volutionnaires du XXe siĂšcle. Ă un des bouts du monde, en effet, la rĂ©volution chinoise reprĂ©sente un des Ă©lĂ©ments les plus considĂ©rables, qui a progressivement fini par atteindre, sous une forme culturelle-folklorique, lâEurope, exactement comme la Chine classique avait touchĂ© lâEurope du XVIIIe siĂšcle, produisant des effets dâinterpellation, de sidĂ©ration, dâimitation. Nous avons eu un petit moment maoĂŻste en Europe lorsque a eu lieu la dĂ©couverte de lâimportance de ce phĂ©nomĂšne.
Mais Mao sâest Ă peine cachĂ©. Staline, quant Ă lui, a opĂ©rĂ© de façon plus complexe, ainsi que Hitler. Et cependant i...