Les musiciens traditionnels disent que danse et musique sont sœurs jumelles. Les anthropologues parlent de danse musiquée1 pour désigner la danse structurée et organisée par la musique. Certains danseurs regardent d’un peu haut la danse populaire, parce qu’elle est d’un accès facile et qu’ils pensent la connaître. Pourtant, elle réserve bien des surprises à celui qui se donne la peine de la revisiter autrement. Cela veut dire commencer par écouter le rythme de la musique qui lui correspond, la cadence de la musique populaire, celle qui fait danser, celle qui structure le mouvement, celle qui porte un secret que Rûmi dit extraordinaire.
Une écoute active
L’écoute de la musique est une expérience banale, mais nous allons tenter d’entrer dans la cadence par l’expérience initiale que nous proposons aux participants des groupes de danse-thérapie rythmée (DRT). Réunis en cercle assis ou debout, nous choisissons tous ensemble une chanson connue, puisée dans le répertoire populaire, une de ces chansons qui traînent dans la mémoire, un de ces refrains qu’on fredonne sans y penser. La plupart des chansons populaires, qu’elles soient anciennes ou modernes, Sur le pont d’Avignon ou Yellow Submarine, peuvent être dansées facilement parce qu’elles sont cadencées. Les mélodies varient en fonction des pays où nous proposons cette expérience – en France, en Italie, en Grèce ou en Argentine –, mais elles sont rythmiquement construites de la même façon, et nous le vérifions chaque fois dans les stages internationaux où chacun apporte sa propre culture, et où tous participent à la diversité du patrimoine immatériel de l’humanité.
Frapper dans ses mains
Disposés en cercle, nous chantons en chœur et, tout naturellement, commençons à battre des mains tous ensemble. Tout le monde peut accéder à cette « prise de rythme », même des personnes a priori peu disposées à bouger, parce que ralenties par l’âge, alourdies par la dépression, ou handicapées en fauteuil roulant, voire immobilisées dans un lit. Parfois, il faut de la patience, commencer lentement, avec des mélodies douces et des rythmes de berceuses, mais il est rare de ne constater aucune réaction. Un signe apparaît : un doigt frappe le drap ou le bord du fauteuil, une main pianote sur la cuisse ou sur un coin de la table, un pied se met à remuer. La vie se réveille.
L’audition de la musique, le recueil de l’information est donc déjà une action : « Les processus sensoriels et moteurs, la perception et l’action sont fondamentalement inséparables2. »
C’est du rythme-action : les mouvements naissent instantanément en même temps que le rythme, sans retard, sans temps de latence, et il est si naturel à l’homme de le suivre que cela se produit indépendamment de sa volonté ; ce n’est que par une répression de ce « réflexe » qu’en Occident les auditeurs des concerts classiques écoutent la musique immobiles et assis, volontiers choqués lorsque apparaissent dans la salle des manifestations motrices spontanées qu’ils jugent incongrues.
Balancer son corps
Le groupe de danseurs assis poursuit sa chanson. Leur buste oscille légèrement d’un côté à l’autre, ou d’avant en arrière. Parfois un pied remue, un va-et-vient gagne le corps, à un rythme plus lent que les frappes de mains, mais venu tout aussi naturellement : « Déjà, mon pied, ivre de danse se balançait3 », écrit Nietzsche.
Tout auditeur fait spontanément cette analyse corporelle du rythme de la musique. Nous en avons fait un jeu en danse-rythme-thérapie pour la rendre consciente, nous l’appelons « déconstruction », car elle « démonte » la construction rythmique en dégageant les « briques », qui la composent : elle ne suppose aucune connaissance musicale préalable, il s’agit simplement de sentir dans le rythme la pulsation et le va-et-vient, et d’y poser des mouvements spontanés aussi élémentaires que la frappe et le balancement.
De l’immatérialité de la musique à la matérialité du corps
La grande majorité des humains répond à la musique par des mouvements qui, minimes ou exubérants, sont étonnamment accordés à elle. La banalité de ce phénomène fait oublier qu’il ne va pas de soi. Comment la musique, qui est si différente de nous, d’une nature si étrangère à la nôtre par son immatérialité peut-elle rencontrer le corps et produire du mouvement ? Et par quelle voie le son, qui est invisible, peut-il se transformer en mouvement visible ?
Il faut bien qu’il y ait entre elle et nous une affinité.
La résonance
En écoutant la musique, nous faisons une expérience surprenante : non seulement elle ne nous semble pas une intruse, mais nous l’accueillons comme un personnage familier, comme si en nous elle était chez elle4. Nous avons même l’impression qu’elle nous parle, qu’elle cherche à nous dire quelque chose et nous lui ouvrons grandes les portes.
Rien n’empêche le son de pénétrer directement dans le corps : « Les oreilles n’ont pas de paupières5 », écrit Pascal Quignard. Nous sommes sans protection. La musique se répand en nous, créant de multiples sensations plaisantes ou désagréables, à la fois auditives, cutanées et internes – musculaires, viscérales, émotionnelles.
Tout le corps devient une grande oreille recevant des sensations qui le parcourent de la tête aux pieds, faisant vibrer tous ses organes. La musique nous révèle qu’il existait en nous une « présence » silencieuse et immobile, mais ni inerte ni passive, une vibration latente qui, dès qu’elle a reçu le rythme, s’est mise à résonner, s’est réveillée, a pris vie.
Il y a entre la musique et la chair humaine une attirance vibratoire. Leur rencontre obéit à une loi de la physique, la résonance : tout corps susceptible de vibrer à une certaine fréquence entre en vibration quand il reçoit un son de même fréquence. Comme le verre de cristal qui résonne à un certain son aigu, chaque organe du corps humain résonne selon sa fréquence ; certains sont plus faciles à percevoir que d’autres, en particulier les sons graves, les basses, mais tout le corps vibre à la musique.
La vibration
La vibration est un mouvement oscillatoire, un balancement qui va et vient d’un maximum à un minimum, se répétant en cycles réguliers, périodiques.
Ce mouvement est le rythme du vivant6. Notre corps humain est rempli de mouvements oscillatoires, constitués de cycles de plus ou moins grandes amplitude et fréquence : des plus petits, une fraction de seconde pour les rythmes du système nerveux, aux plus grands, jusqu’à vingt-huit jours pour le cycle ovarien, en passant par le rythme cardiaque d’un battement par seconde, le souffle respiratoire de douze à vingt cycles par minute, les réactions biochimiques d’une à vingt minutes…
Si nous ne percevons pas les petites oscillations qui pulsent au fond de nos cellules, et pas davantage les grandes périodicités mensuelles ou annuelles, nous avons conscience des vibrations du cœur, du souffle et du pouls si nous y prêtons attention.
Le caractère vibratoire de notre corps est une des raisons de notre amour de la musique : elle nous attire parce que, contrairement aux apparences qui nous font si différents d’elle, nous lui sommes apparentés. Elle nous fait vibrer.
Dès que nous la percevons dans le rythme, le corps ressent la vibration par la peau, les viscères, les muscles… Le langage populaire le dit bien : elle « donne des frissons », surtout si on a « le rythme dans la peau », « ça prend aux tripes » et « ça donne des fourmis dans les jambes… envie de bouger », autant de signes par lesquels le rythme nous appelle à la danse.
Comme toujours, Nietzsche vit intensément cet appel : « Mes talons se cambraient, mes orteils écoutaient pour te comprendre : le danseur ne porte-t-il pas son ouïe dans ses orteils7 ! »
Si nous prenons le temps d’accueillir la musique au lieu de nous précipiter dans le mouvement, nous entrons dans un état de double attention, une écoute orientée à la fois vers le dehors et vers le dedans (l’écoute du corps) que les danseurs désignent parfois par l’expression « état de danse », expression souvent mal comprise des non-danseurs, car elle est difficile à décrire. C’est une double écoute, un pont entre les sensations internes montant du dedans et celles du dehors, venues du monde extérieur. C’est donc aussi un état d’attention aiguë à la façon dont le corps reçoit et « traite » la musique, une surconscience, presque déjà une transe.
S’éveiller à une présence interne
La réponse spontanée du corps à la musique montre à quel point elle est finalement proche de nous. Nous y résonnons, comme une corde de guitare qui, posée à côté d’un musicien jouant d’une autre guitare, se met à vibrer lorsque, sur cette autre guitare, il touche la corde de même fréquence. Nous sommes ces cordes qui vibrent à la musique parce qu’elle a la bonne fréquence, elle éveille quelque chose en nous, elle fait résonner les organes internes qui nous envoient des sensations dites « cénesthésiques ». Lorsque la musique est rythmée, ces sensations sont recueillies par un organe de l’oreille interne, le vestibule. Les sensations auditives et cénesthésiques se croisent : nous sentons le rythme de l’extérieur et de l’intérieur, il vibre entre dehors et dedans, à la fois nôtre et autre. Il ne nous est plus extérieur, c’est un médiateur, nous résonnons et c’est ce qui nous appelle irrésistiblement à y répondre.
Un savoir inné
L’effet produit par le rythme de la musique sur l’être humain est précoce : dès l’âge de 1 an, et avant même de marcher, l’enfant se met debout et balance ses hanches en mesure.
La « traduction » de la musique en mouvement est facile si on ne l’intellectualise pas, si on laisse le corps aller sur le rythme : il possède un savoir inconscient que la danse populaire, et de façon plus systématique la danse-rythme-thérapie, lui révèle pour son plus grand bonheur : « Et dire que nous savions danser sans savoir que nous savions ! » s’exclament souvent des participants. L’auditeur est devenu un danseur.
Dévoiler l’invisible, incarner l’immatériel
Observons ce jeune assis dans le métro, casque vissé sur le crâne, absorbé par la musique. Est-il conscient du mouvement cadencé de son corps ? Son pied frappe le plancher à petits coups rapprochés, sa tête oscille d’un côté à l’autre sur un rythme plus ample et plus lent. Pourtant, les deux réponses à la musique sont justes et proportionnées, car il en respecte parfaitement le rythme.
Comme les participants de notre groupe qui frappent des mains et balancent leur corps, il rend visible l’invisible de la musique et donne...