Au XVIIIe siĂšcle, un verrou religieux va sauter sous la double pression de la philosophie des LumiĂšres et du libertinage. ChassĂ©e par lâĂąge classique, la sexualitĂ© revient en force reconquĂ©rir ses droits. Droit au plaisir pour les libertins, mais aussi pour les philosophes qui attaquent lâidĂ©ologie religieuse sur son point faible : sa morale sexuelle. « La nature ne souffre rien dâinutile, Ă©crit Diderot. Tout ce qui est ne peut ĂȘtre ni contre nature, ni hors nature1. »
Ces affirmations rĂ©vĂšlent Ă quel point la vision du monde de lâHomme du XVIIIe siĂšcle est en train de changer. Ce ne sont plus les mystĂšres de la religion qui lâintĂ©ressent, mais ceux de la nature et des ĂȘtres qui peuplent la terre. Que sait-on du corps humain, de la circulation du sang, des nerfs, du plaisir et de la douleur ? Sur quoi fonder une morale naturelle ? Les nouveaux principes du droit et de la loi naturelle ne sont-ils pas en train de miner ceux de la loi divine qui lĂ©gitime la monarchie absolue de droit divin ? Le dĂ©mon de lâexpĂ©rimentation sâempare de toute une sociĂ©tĂ© « Ă©clairĂ©e » qui remet en question les vĂ©ritĂ©s Ă©tablies, cherche une nouvelle façon de vivre, vĂ©rifie ce quâon lui dit, explore, dĂ©couvre de nouveaux horizons, rĂȘve tout haut et pense que le salut ne vient plus de Dieu, mais de lâHistoire, câest-Ă -dire de la capacitĂ© de lâHomme Ă Ă©tablir sur terre le bonheur commun.
Et cela peut aller loin. Car si reconquĂ©rir le plaisir, au XVIIIe siĂšcle, câest lutter contre la religion, câest aussi reconnaĂźtre aux femmes le droit au plaisir, quel quâil soit, mĂȘme avec une femme.
Cette Ă©vidence va confronter le libertin Ă un mystĂšre indicible⊠Si le plaisir entre femmes est un plaisir « sans homme », il Ă©chappe fatalement Ă son regard, Ă sa curiositĂ©, Ă sa connaissance expĂ©rimentale. Alors, quây a-t-il quand il nây a pas dâhomme ? Nây a-t-il pas lĂ une question excitante qui appelle logiquement sa rĂ©ponse ? LĂ oĂč il nây a pas dâhomme, au XVIIIe siĂšcle, il y aurait⊠lâidĂ©al libertin.
Car si le libertin trouve normal quâune femme puisse en aimer une autre, câest lui, malgrĂ© tout, qui Ă©crit sur les tribades, soulĂšve un coin du voile, imagine ce quâil ne peut voir, philosophe sur le plaisir et dĂ©finit la « nature de la femme ». Les femmes ont beau ouvrir des salons, voyager, Ă©tudier les sciences, chanter, aimer, monter sur la scĂšne des thĂ©Ăątres, ne plus craindre le quâen-dira-t-on, elles ne parlent pas de leur plaisir.
Se taisent-elles parce quâelles nâont pas dâespace propre pour sâexprimer ou parce que le discours sur le plaisir est un besoin spĂ©cifiquement masculin ? Ă lire les textes produits par le XVIIIe siĂšcle Ă©clairĂ©, on a lâimpression que le libertinage est un fait dâhomme, et nous renseigne bien plus sur celui qui tient le discours, sur sa langue, sa vision du monde, ses structures mentales et sexuelles, que sur les relations amoureuses vĂ©cues par ses contemporaines.
Du bon usage de la langue et des femmes
Cela commence avec la dĂ©finition du mot « tribade », qui change non seulement par rapport Ă lâĂąge classique, mais au sein des Ă©lites, selon quâelles se trouvent du cĂŽtĂ© du pouvoir ou de sa contestation.
Pour les acadĂ©miciens du XVIIIe siĂšcle chargĂ©s par le roi de « lĂ©gifĂ©rer en matiĂšre de langue » (Vaugelas), câest-Ă -dire de rĂ©diger un dictionnaire de langue française, la chose sâimpose comme une vĂ©ritable nouveautĂ©, puisque le mot « tribade » fait son entrĂ©e dans la quatriĂšme Ă©dition de leur dictionnaire, celle de 1762, avec la dĂ©finition suivante : « Tribade : Femme qui abuse dâune autre femme. »
Selon ces mĂȘmes acadĂ©miciens, abuser signifie « user mal, user autrement quâon ne doit [âŠ]. On dit abuser dâune fille pour dire en jouir sans lâavoir Ă©pousĂ©e. âCâest une fille dont il a longtemps abusĂ©.â » Comme pour dire que si la « fille » devient sa femme, « il » nâen abuse pas ou que jouir dâune fille est un droit dâusage conforme Ă la nature des choses, Ă condition quâil soit sanctifiĂ© par la loi dâalliance. Or, comme nous savons quâil ne saurait ĂȘtre question pour une femme dâen Ă©pouser une autre, on se demande ce quâelle doit faire pour ne pas en abuser si ce nâest que de nâen point user du tout.
Le mot « abus » doit donc avoir une autre signification, sâinscrire dans un autre systĂšme de rĂ©fĂ©rences, suffisamment « Ă©tabli » pour faire autoritĂ© sur lâancien en contraignant les acadĂ©miciens Ă sortir de leur vertueux silence.
Est-il une Ă©manation du savoir de lâĂąge classique dont on sait quâil fut prĂ©occupĂ© dâordonner les mots et les choses Ă la norme du Bon Usage ? Les sciences, les techniques, les arts, la littĂ©rature, la vie de sociĂ©tĂ©, tout devait se soumettre Ă la rĂšgle du Bon Usage, Ă commencer par la langue qui devint lâenjeu et le ferment de bouleversements trĂšs importants. Dâabord avec les grands auteurs de la littĂ©rature qui donnĂšrent Ă la langue française ses lettres de noblesse, en imposant le français comme langue des Ă©lites savantes. Ainsi, on peut lire dans la prĂ©face du Dictionnaire de TrĂ©voux (1732) ce dĂ©saveu formel des auteurs du passĂ© parce quâils parlent latin en français : « La connaissance des langues savantes ou Ă©trangĂšres est encore un Ă©cueil pour plusieurs, qui confondant ces idĂ©es diffĂ©rentes transportent souvent dans leur langue naturelle des tours et des maniĂšres de sâexprimer, qui ne sont propres que des langues quâils ont apprises, et parlent souvent latin, ou italien en françois. Dâautres, Ă force de sâĂȘtre rendu familiĂšres certaines façons de parler, se sont imaginĂ© quâelles Ă©taient en usage, parce quâils sây sont habituĂ©s, et quâils sâen sont fait un usage eux-mĂȘmes2. »
La langue de Martial souffrirait-elle du mĂȘme dĂ©saveu, devenant impropre Ă signifier dans la « langue naturelle » lâidĂ©e quâon doit se faire des tribades ? Mais si certaines façons de bien parler impliquent certaines façons de bien penser, pourquoi, en « matiĂšre de langue » comme en matiĂšre de relations « abusives » entre femmes, les acadĂ©miciens se rĂ©fĂšrent-ils Ă la mĂȘme notion dâusage ?
Pour pouvoir y rĂ©pondre, il est nĂ©cessaire de comprendre au prĂ©alable « ce que câest que cet usage dont on parle tant » au XVIIe siĂšcle, et dont le grammairien Vaugelas donne une dĂ©finition qui fera autoritĂ© : « Il y a sans doute un bon et un mauvais usage â le mauvais se forme du plus grand nombre de personnes (câest le langage des nourrices et des domestiques) qui presque en toutes choses nâest pas le meilleur, et le bon, au contraire, est composĂ©, non pas de la pluralitĂ© mais de lâĂ©lite des voix, et câest vĂ©ritablement celui que lâon nomme le MaĂźtre des langues [âŠ]. Voici donc comment on dĂ©finit le Bon Usage. Câest la façon de parler de la plus saine partie de la cour, conformĂ©ment Ă la façon dâĂ©crire de la plus saine partie des auteurs du temps [âŠ]3. »
On ne pouvait pas mieux dĂ©crire le processus dâune prise de pouvoir linguistique dâune « Ă©lite de voix » sur « le plus grand nombre ». Mais le plus intĂ©ressant est la maniĂšre dont Vaugelas confĂšre Ă la notion abstraite dâusage le poids concret de lâautoritĂ© en disant : « LâUsage que tout le monde appelle le Roi, le Tyran, lâArbitre, ou le MaĂźtre des langues » â comme si lâusage avait pouvoir absolu de soumettre la langue Ă sa loi. Sous la RĂ©volution, on retrouve la mĂȘme occultation du sujet de la loi dans le discours dâAmar destinĂ© Ă exclure les femmes de la jouissance de leurs droits politiques : « Chaque sexe est appelĂ© Ă un genre dâoccupation qui lui est propre ; son action est circonscrite dans ce cercle quâil ne peut franchir, car la nature, qui a posĂ© des limites Ă lâhomme, commande impĂ©rieusement et ne reçoit aucune loi4. »
Le principe fait donc la loi aux mots, aux choses, à « la multitude » et aux femmes.
VoilĂ comment une certaine Ă©lite masculine se rend maĂźtresse de la langue et des femmes en accaparant les fonctions de codification des rĂšgles, du bon usage et de la puretĂ© linguistique. Quâelle se recrute dans « la plus saine partie de la cour et des auteurs » chez Vaugelas, parmi les « honnĂȘtes gens » chez les acadĂ©miciens de 1694, au sein de « la bonne compagnie » chez les encyclopĂ©distes ou auprĂšs du « public » chez les acadĂ©miciens de 1762, elle assume dâun siĂšcle Ă lâautre le mĂȘme rĂŽle : lĂ©gifĂ©rer en matiĂšre de langue, de culture et dâusage des femmes.
Nâest-il pas frappant de constater que lexicographes et grammairiens se rĂ©fĂšrent au mĂȘme vocabulaire â tel que « dĂ©naturer » ou « abuser » â pour parler du mauvais usage de la langue et des relations entre femmes ? Ainsi lâarticle « Dictionnaire » de LâEncyclopĂ©die explique : « Une langue se dĂ©nature de deux maniĂšres, par lâimpropriĂ©tĂ© des mots et par celle des tours ; on remĂ©diera au premier de ces deux dĂ©fauts, non seulement en marquant avec soin, comme nous avons dit, la signification gĂ©nĂ©rale, particuliĂšre, figurĂ©e et mĂ©taphorique des mots ; mais encore en proscrivant expressĂ©ment les significations impropres ou Ă©trangĂšres quâun abus nĂ©gligĂ© peut introduire, les applications ridicules et tout Ă fait Ă©loignĂ©es de lâanalogie, surtout lorsque ces significations et applications commenceront Ă sâautoriser par lâexemple et lâusage de ce quâon appelle la âbonne compagnieâ. »
Si ...