Avec la première révolution industrielle apparaît une controverse sur la nature du travail, le rôle de l’homme face à la machine et le caractère ambigu du progrès qui renoue avec les convictions de Vespasien. Suscitée par la révolte des luddites, elle est entrée dans l’histoire de la pensée économique sous le nom de « querelle de la manivelle de Sismondi ».
Les luddites sont ces ouvriers tisserands qui dans les années 1810 couraient la campagne anglaise pour casser les machines qu’ils accusaient de détruire leurs emplois et, par-delà, leur source de revenu. Ils tirent leur nom de Ned Ludd, un ouvrier qui, en 1780, a brisé deux métiers à tisser pour préserver son emploi. L’action est devenue légendaire. Au sens propre du terme car il n’est pas sûr que Ludd, gratifié par la suite des titres de colonel, général ou même roi, ait réellement existé. Sismondi, l’un des économistes les plus en vue du début du XIXe siècle, est aussi l’un des rares à comprendre l’angoisse et la violence des luddites… Mais n’anticipons pas sur les thèses de Sismondi et revenons à ces actes de violence, justement, car c’est de là que tout est parti.
Lord Byron défend les luddites
Nous sommes en 1812, à Londres, dans un lieu prestigieux s’il en est, puisqu’il s’agit de la Chambre des lords. Plus précisément, nous y sommes le 27 février et lord Byron (1788-1824) va prendre la parole. Le lord romantique siège officiellement dans cette auguste assemblée depuis trois ans. Mais, en pratique, il ne l’a rejointe que depuis juillet 1811. Son discours de février 1812 est un coup d’essai qui entre dans l’histoire comme un coup de maître. Le thème de ce discours ? La mise aux voix d’un texte qui propose de punir les luddites de la peine de mort à cause des violences qu’ils sont en train de commettre.
Byron, tout le monde le connaît sans vraiment savoir qui il est. Il reste à ce jour le poète romantique anglais par excellence. Il est aussi le symbole du dandysme : selon ses propres dires, il a retiré de son éducation dans la prestigieuse université de Cambridge son « diplôme dans l’art du vice ». Il y a aussi acquis des convictions libérales qui font de lui un whig8. Ces convictions vont le conduire à défendre la Grèce dans le combat qu’elle mène pour son indépendance contre les Ottomans. C’est d’ailleurs en Grèce qu’il trouvera la mort en 1824.
Pour bien comprendre la portée de son discours de février 1812, il faut faire un petit retour en arrière. En 1811, cernée et étouffée par le blocus continental décrété par Napoléon à l’automne 1806, l’économie du Royaume-Uni est à la peine. Celle du continent aussi d’ailleurs au point que certains pays de l’orbite napoléonienne cherchent par tous les moyens à échapper à l’étau douanier. C’est le cas de la Russie dont Napoléon a fait son alliée à Tilsitt en 1807. En 1811, la Russie est devenue la tête de pont d’un vaste ensemble contrebandier. Napoléon entreprendra de la punir l’année suivante avec le résultat que l’on connaît.
En cette même année 1811, au Royaume-Uni, les entreprises textiles, privées de leurs débouchés à l’export, licencient et cassent les prix sur le marché intérieur pour être sûres d’écouler la marchandise qu’elles ne vendent plus sur le continent. La chute des prix met en difficulté les petits tisserands, et ce d’autant plus que la fin de l’arrivée du blé français fait exploser le prix du pain. Pris en tenaille, les petits tisserands se persuadent rapidement que leur malheur vient des métiers modernes qu’utilisent les grandes entreprises.
En mars 1811, à Nottingham9, une émeute éclate. Elle se termine par le bris de 60 métiers. Dans le feu de l’action, les émeutiers placent leur mouvement sous la haute autorité de Ludd. Certains affirment même l’avoir vu physiquement à la tête de la révolte. Les autorités ne savent comment réagir. Elles ne prennent pas la chose à la légère mais lui donnent un contenu plus politique qu’économique. Elles sont persuadées que le mythique Ned Ludd a été « ressuscité » par les services secrets de la France napoléonienne pour affaiblir le pays de l’intérieur…
La répression s’organise et prend un tour extrême avec la mise au vote de la loi punissant de mort le bris de machines.
C’est alors que Byron entre en scène et prend la parole pour défendre les ouvriers tisserands. Non sans un certain courage car il sait qu’il pourrait être accusé de soutenir des créatures de la France, des complices plus ou moins conscients de l’ennemi. Il écarte cette idée et fait le constat de l’origine économique et sociale des émeutes :
Un tort considérable a été causé aux propriétaires des métiers perfectionnés. Ces machines leur étaient avantageuses, en ce sens qu’elles rendaient inutile l’emploi d’un certain nombre d’ouvriers, qui, en conséquence, n’avaient plus qu’à mourir de faim. Par l’adoption d’une espèce de métier, en particulier, un seul homme faisait l’ouvrage de plusieurs, et l’excédent des travailleurs était laissé sans emploi10.
Puis, il marque son indignation à l’égard du sort fait aux ouvriers qui ont été acculés à briser des machines, sans bien sûr que les Français les aient manipulés de près ou de loin.
Ces hommes n’ont brisé les métiers que lorsqu’ils sont devenus inutiles, pire qu’inutiles, que lorsqu’ils sont devenus un obstacle réel à ce qu’ils gagnassent leur pain quotidien. Pouvez-vous donc vous étonner que dans un temps comme le nôtre, où la banqueroute, la fraude prouvée, la félonie imputée, se rencontrent dans des rangs peu au-dessous de celui de Vos Seigneuries, la portion inférieure, et toutefois la plus utile de la population, oublie ses devoirs dans sa détresse, et se rende seulement un peu moins coupable que l’un de ses représentants ? Mais tandis que le coupable de haut parage trouve les moyens d’éluder la loi, il faut que de nouvelles offenses capitales soient créées, que de nouveaux pièges de mort soient dressés pour le malheureux ouvrier que la faim a poussé au crime ! Ces hommes ne demandaient pas mieux que de bêcher, mais la bêche était dans d’autres mains. Ils n’auraient pas eu honte de mendier, mais il ne se trouvait personne pour les secourir. Leurs moyens de subsistance leur étaient enlevés ; aucune autre nature de travail ne s’offrait à eux, et leurs excès, tout condamnables et déplorables qu’ils sont, ne doivent pas nous surprendre11.
De par son statut, Byron trouve soutien et opposition.
L’opposition, d’abord, est celle de ses collègues de la Chambre des lords qui le sifflent à la fin de son discours ; puis celle de la Chambre des communes, q...