20 octobre 1868, rue dâUlm, au premier Ă©tage du bĂątiment de lâĂcole normale, dans une atmosphĂšre dâangoisse, on chuchote au chevet de Louis Pasteur. Le Dr Godelier, un ami intime de la famille, appelĂ© dâurgence, a diagnostiquĂ© une attaque, une hĂ©morragie cĂ©rĂ©brale. Peu Ă peu tout le cĂŽtĂ© gauche se paralyse. « Froid intense, agitation anxieuse, traits affaissĂ©s, yeux languissants », vient dâĂ©crire le mĂ©decin vers 2 heures du matin. La veille, une premiĂšre alerte, fourmillements Ă la joue, dans les orteils gauches. InquiĂšte, Mme Pasteur a accompagnĂ© son mari Ă lâAcadĂ©mie pour la sĂ©ance quâil ne voulait pas manquer. Elle a confiĂ© Ă Balard et Ă Sainte-Claire Deville le soin de le raccompagner. Il a dĂźnĂ© lĂ©gĂšrement, il sâest couchĂ© Ă 21 heures. Peu aprĂšs, saisi de malaise, il a appelĂ©. Tout est allĂ© trĂšs vite. Pasteur semble perdu. Parcouru de frissons, sa voix sâarrĂȘte, il sâagite puis sombre dans un profond assoupissement, qui « semble le sommeil de la mort ». Ă 15 heures on envoie chercher le Dr Andral, mĂ©decin de lâempereur, qui prescrit la pose de trois sangsues derriĂšre lâoreille.
Et si câĂ©tait la fin ? DĂ©jĂ Â ? Ă 46 ans ? Trop tĂŽt ! Marie Pasteur le redoute. Pasteur le dit : « Jâai tant Ă faire encore ! » Il murmure. Marie a le temps de noter : « Tu diras Ă M. Dumas de dire Ă lâempereur que je suis mort avec le regret de nâavoir pas assez fait pour honorer son rĂšgne. » La mort rĂŽde.
La nouvelle de lâattaque sâest rĂ©pandue. Durant ces 36 heures dâangoisse, ses amis de lâĂcole, ses proches Ă©lĂšves et collaborateurs le veillent, se relaient auprĂšs de Marie, scrutent les phases de calme, de paralysie, dâagitation, de luciditĂ©, pris entre espoir et anxiĂ©tĂ©. Un Ă©missaire de lâempereur et de lâimpĂ©ratrice se prĂ©sente chaque matin pour prendre des nouvelles. Si des marques de sollicitude se manifestent, certains doutent du rĂ©tablissement de Pasteur. Entre rue et appartement avaient commencĂ© des travaux pour Ă©difier le grand laboratoire rĂȘvĂ©. Or, soudain, le chantier est bien silencieux. Pourquoi poursuivre une telle dĂ©pense si le dĂ©cĂšs est probable ! Un silence qui nâĂ©chappe pas au malade, lequel sâen plaint auprĂšs du gĂ©nĂ©ral FavĂ©, aide de camp de NapolĂ©on III, lors dâune de ses visites presque quotidiennes. Ce qui dĂ©clenche dans lâheure une intervention de lâempereur auprĂšs du ministre de lâInstruction publique : « Mon cher monsieur Duruy, jâai appris que, sans doute Ă votre insu, on avait retirĂ© les ouvriers qui travaillaient au laboratoire de M. Pasteur, le jour mĂȘme oĂč il est tombĂ© malade. Cette circonstance lâa vivement affectĂ©, car elle semblait laisser entrevoir son non-rĂ©tablissement. Je vous prie de donner des ordres pour que le travail entrepris soit continuĂ©. Croyez Ă ma sincĂšre amitiĂ©. NapolĂ©on. » Lâinjonction retombe en cascade⊠jusquâĂ la direction des bĂątiments civils. Les travaux reprennent. On ne saura qui les avait suspendus.
Le 21 octobre Pasteur sort de sa torpeur. Le corps est foudroyĂ©, la pensĂ©e toujours active, prĂ©cise. Si bien quâil « causerait volontiers de science ». Si bien que, 8 jours plus tard, il dicte Ă son prĂ©parateur DĂ©sirĂ© Gernez, qui le veillait la nuit, une note qui paraĂźt dans les Comptes rendus de lâAcadĂ©mie des sciences.
Quelle était la cause de cette attaque cérébrale ?
On a beaucoup accusĂ© sa vie laborieuse jusquâĂ lâexcĂšs, le surmenage. Ces derniĂšres annĂ©es Ă©taient consacrĂ©es Ă lâĂ©tude de la maladie des vers Ă soie. Ce qui lui imposait des allers-retours frĂ©quents dans le Gard, Ă Pont-Gisquet, pour regarder de plus prĂšs le cycle de ces bestioles et tenter de percer le mystĂšre de ces taches noires qui parsemaient leur corps, semblables Ă des grains de poivre. Leur apparition prĂ©cĂ©dait lâhĂ©catombe. Il Ă©tait sur le point de trouver le remĂšde, du moins une mĂ©thode de prĂ©vention qui sauverait les Ă©levages. Non sans luttes. Des luttes et des critiques auxquelles il doit rĂ©pondre, opposer des preuves, et qui provoquent chez lui « un Ă©tat de souffrance », comme le constatait son Ă©lĂšve Ămile Duclaux. Le travail, « le feu sacré », le tenait en une perpĂ©tuelle tension. « Lâamour du travail lâaffolait au risque de sa vie », disait son ami et confrĂšre Sainte-Claire Deville.
On a avancĂ© le facteur hĂ©rĂ©ditaire. Sa mĂšre, sa sĆur nâavaient-elles pas Ă©galement Ă©tĂ© victimes de ce quâon nomme aujourdâhui un AVC ? Mais aussi, sans doute, les drames qui lâont frappĂ© il y a peu. La mort de son pĂšre Joseph en 1865 suivie de celle de sa fille Camille, ĂągĂ©e de 2 ans, puis encore, un an plus tard, la disparition de sa fille chĂ©rie, CĂ©cile. Une fiĂšvre typhoĂŻde lâavait emportĂ©e Ă 12 ans comme lâaĂźnĂ©e de ses enfants, Jeanne, en 1859. Des deuils si rapprochĂ©s, quel pĂšre sensible nâen serait-il pas durement affectĂ©Â ? De ses cinq enfants, il ne lui restait que Jean-Baptiste et Marie-Louise.
Tout se cumulait pour provoquer une extrĂȘme tension !
Effets des sangsues ? LâamĂ©lioration est progressive, mais sĂ»re. La ronde des visiteurs toujours prĂ©sente, vigilante, voit Pasteur se dĂ©placer mieux, sans appui. La pensĂ©e reste intacte, puissante. Mais le cĂŽtĂ© gauche Ă jamais condamnĂ©, le bras contractĂ©, la jambe raide, la marche difficile.
Le 18 janvier 1869, soit 3 mois aprĂšs son attaque, il reprend son travail sur la maladie des vers Ă soie. Il prend le train gare de Lyon qui le conduit Ă AlĂšs, puis Ă Saint-Hippolyte-du-Fort. FlanquĂ© de sa femme Marie, de sa fille Marie-Louise et de son prĂ©parateur Gernez pour lâassister. Un moment trĂšs difficile pour lui. Il prend alors pleinement conscience du handicap rĂ©sultant de son attaque. Comment va-t-il poursuivre ses travaux ? Certes, son Ă©pouse Marie est auprĂšs de lui. Elle Ă©crit sous sa dictĂ©e le texte de ses communications ou de ses confĂ©rences. Une maniĂšre dâĂȘtre plus proche encore de lâĂ©volution des travaux de son cher Louis quâelle encourage depuis si longtemps, depuis leur mariage, 20 ans plus tĂŽt. Et puis, bien entendu, il ne travaille pas seul. Cependant, mĂȘme sâil a des collaborateurs, ses « lieutenants », Pasteur veut continuer Ă travailler lui-mĂȘme, Ă faire SES expĂ©riences. Malheureusement, son handicap ne lui permet plus de les faire de ses propres mains. Lors de son sĂ©jour dans le Gard, Ă AlĂšs, il sâest attachĂ© EugĂšne Viala, petit frĂšre de lâune des magnanarelles, pour lâaider. Il va assurer son Ă©ducation tout en lâutilisant Ă son service au laboratoire. Mais, au cours des annĂ©es, aprĂšs le dĂ©part de Gernez, il comprendra que ce nâest pas suffisant. Il va alors regarder autour de lui, parmi ses proches. Et il va trouver. Lâun des fils dâune sĆur de son Ă©pouse, son neveu par alliance, pourrait bien faire lâaffaire.
1868. Il est sage et calme, le petit garçon de 6 ans qui arpente les rues bordĂ©es de solides immeubles pour se rendre Ă lâĂ©cole, dans le nouveau quartier des Brotteaux, Ă Lyon. Il est curieux, facilement enthousiaste et aussi obĂ©issant. Un sourire en perpĂ©tuelle esquisse aux lĂšvres qui hĂ©site entre lâironie de sa mĂšre et la bienveillance de son pĂšre. Le regard brillant aussi sombre que le cheveu raide coiffĂ© en brosse. VoilĂ le neveu dont le destin est scellĂ© Ă ce moment par une attaque cĂ©rĂ©brale de son oncle Louis Pasteur : Adrien Loir.
Chez les Loir, on se prĂ©nomme Adrien de pĂšre en fils. Adrien Joseph, le pĂšre de notre Adrien (Charles Marie), est le sixiĂšme enfant dâun autre Adrien aussi nommĂ© Germain Toussaint. Celui-ci avait Ă©tĂ© mariĂ© par le gĂ©nĂ©ral Bonaparte Ă Ălisabeth Giraud. Une histoire ! Que les descendants se plaisent Ă transmettre. En 1798, Ă 27 ans, le futur grand-pĂšre de notre Adrien sâembarquait pour lâĂgypte dans les troupes du gĂ©nĂ©ral Bonaparte. Comme aide-vĂ©tĂ©rinaire sous les ordres de Giraud, vĂ©tĂ©rinaire en chef de lâarmĂ©e dâĂgypte. Bonaparte, qui sâintĂ©ressait aux chevaux et aux hommes, passait souvent au bivouac. Un matin, il interpelle Giraud et, dâune voix habituĂ©e au commandement, mi-enveloppante, mi-sĂšche, il lui dit : « Quand nous rentrerons en France, il faudra marier votre fille, la petite Babet, avec ce jeune homme. » Le gĂ©nĂ©ral Ă©tait un marieur qui, avec clairvoyance, avait trouvĂ© le fringant aide-vĂ©tĂ©rinaire et la jolie, spirituelle et charmante Ălisabeth trĂšs assortis et promis Ă une belle descendance. Le mariage se fit Ă Marseille oĂč habitaient les Giraud. Devenu chef des grandes Ă©curies du roi Ă Versailles, Adrien Germain Toussaint eut six enfants, NapolĂ©on, Clotilde, EugĂšne, Ămile, JosĂ©phine et enfin Adrien Joseph, appelĂ© Ă devenir le pĂšre de notre Adrien Charles.
Dâune certaine façon, Adrien Charles devait donc son existence Ă Bonaparte ! LâEmpereur dĂ©cidĂ©ment comptait chez les Loir comme chez les Pasteur. En effet, Louis Pasteur avait grandi dans lâĂ©vocation des grandes heures vĂ©cues par son pĂšre le sergent-major Joseph Pasteur pendant la guerre dâEspagne et la campagne de France. Il en avait rapportĂ© la LĂ©gion dâhonneur, conservĂ©e par Louis. Alors que les Loir gardaient dans leurs reliques lâun des chapeaux de Bonaparte, rapportĂ© dâĂgypte par le grand-pĂšre Giraud.
Comment Adrien Joseph va-t-il rencontrer AmĂ©lie, la sĆur de Marie, laquelle vient de sâunir Ă Louis Pasteur ? En ce cas, le « marieur », si lâon peut dire, fut Aristide Laurent, recteur de lâacadĂ©mie de Strasbourg. Avec son Ă©pouse AmĂ©lie Huet, il avait pris lâhabitude dâaccueillir chez eux les jeunes professeurs fraĂźchement nommĂ©s. Ainsi avait Ă©tĂ© reçu, dĂ©but 1849, le nouveau professeur de chimie Ă la facultĂ© des sciences, Louis Pasteur. Les Laurent ont trois filles, dont deux, Marie et AmĂ©lie (nommĂ©e donc comme sa mĂšre), sont encore Ă marier. DĂšs les premiers instants de la prĂ©sentation, celles-ci exercent une certaine attirance chez Louis. Il observe lâune, lâautre. TouchĂ© par Marie qui pose sur lui son beau regard bleu, avec sĂ©rieux et gaietĂ©. Attendri par la cadette AmĂ©lie, bien jeunette, un peu frivole, plus jolie, dira-t-on plus tard dans sa famille. Le cĆur a parlĂ©, ce sera Marie. Coup de foudre ? Ou bien animĂ© par de vastes ambitions que cette union peut servir ? DâĂ©vidence lâhomme est pressĂ©. Demande en mariage en fĂ©vrier, noces en mai.
Peu aprĂšs, Adrien Joseph Loir, un autre normalien, licenciĂ© Ăšs sciences mathĂ©matiques et physiques, agrĂ©gĂ© de toxicologie de lâĂcole de pharmacie de Paris, vient occuper la chaire de pharmacie Ă Strasbourg. Pasteur lui ouvre son laboratoire, le guide dans le choix dâune thĂšse de doctorat Ăšs sciences. Entre les collĂšgues Louis Pasteur et Joseph Adrien Loir (pour Ă©viter la confusion avec son fils Adrien, on inversera dĂ©sormais lâordre des prĂ©noms), lâentente est parfaite. Joseph Adrien, par lâentremise ou â qui sait ? â la complicitĂ© de Pasteur, est admis Ă frĂ©quenter la maison des Laurent oĂč il rencontre AmĂ©lie, la derniĂšre des filles Ă marier. Les collĂšgues et amis vont devenir beaux-frĂšres.
Si Pasteur a rondement menĂ© ses Ă©pousailles. Joseph Adrien prend le temps de la rĂ©flexion. On le sait sĂ©rieux, rigoureux, sans grande fantaisie, aussi ne sâemballe-t-il pas dans des dĂ©clarations auprĂšs dâAmĂ©lie quâil juge « pas trĂšs grande, assez gentille. De plus assez spirituelle » et confie Ă sa sĆur quâil nâest pas « amoureux fou, non, je me marie, je crois du moins, par raison, et lĂ jâai cru trouver chance de bonheur ». « Et puis, il en est des femmes comme de beaucoup de choses, câest Ă lâusage quâon apprend Ă les connaĂźtre. » Ce grand raisonneur sceptique apprendra. Et il aimera tendrement sa femme, moins sĂ©rieuse que lui, mais si malicieuse, et comme lui si empressĂ©e Ă faire plaisir⊠Joseph Adrien Loir et AmĂ©lie se marient en 1851.
Dâune facultĂ© des sciences Ă lâautre, aprĂšs Strasbourg, Joseph Adrien Loir est successivement nommĂ© Ă Lille, Ă Besançon, puis Ă Lyon oĂč il se pose. Dans le mĂȘme temps, Pasteur est nommĂ© doyen de la facultĂ© de Lille, puis en 1857, Ă Paris, administrateur de lâĂcole normale supĂ©rieure et chargĂ© de la direction des Ă©tudes scientifiques. LâĂ©loignement gĂ©ographique aurait pu user et rompre les liens. Il nâen est rien. Les Pasteur et les Loir forment un clan, qui restera soudĂ© par une forte affection. Les beaux-frĂšres sont collĂšgues et sâentendent Ă merveille. Les sĆurs AmĂ©lie et Marie ont autant de spontanĂ©itĂ©, de verve et dâhumour. Leur connivence se nourrit de rĂ©parties piquantes. Et tous, les Laurent, Pasteur et Loir, partagent le culte des mĂȘmes valeurs morales, famille, science, patrie.
Adrien Charles, notre Adrien, fils de Joseph Adrien et dâAmĂ©lie, est...