Le concept de prolifération concerne les États qui cherchent à se doter d’armes de destruction massive. S’il en avait été question dès le début de la guerre froide, l’événement à partir duquel s’est déclenchée la prise de conscience des risques liés à la prolifération, a été le conflit entre l’Iran et l’Irak (1980-1989), qui a vu l’emploi par l’Irak d’armes chimiques et de missiles balistiques contre les populations civiles, suivi de la découverte du programme nucléaire irakien et du potentiel chimique et biologique de l’ex-Soviétie.
Il faut replacer ces péripéties dans l’évolution générale du dernier quart de siècle. L’année 1979 a vu deux fortes perturbations locales, dont la politique des États-Unis a projeté les conséquences au premier plan de la scène mondiale : en février, l’effondrement du régime du Chah, pilier de la stabilité dans la région du golfe Persique, sous les coups de la révolution islamique ; puis, en décembre, l’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge pour y maintenir un protectorat soviétique.
À ces deux opérations violentes, qu’elle a considérées à juste titre comme dirigées indirectement contre elle, l’Amérique a riposté, non par l’envoi de ses soldats, impossible après sa défaite au Vietnam, mais par l’armement, le financement et, en général, le soutien d’alliés recrutés localement à qui la sale besogne était sous-traitée :
• L’Irak a été chargé de contenir la poussée iranienne vers l’ouest et Saddam Hussein a attaqué la République islamique en septembre 1980. Les sbires de l’ayatollah Khomeyni ont signé dans l’été 1988 un armistice avec Saddam qui a bloqué leur expansion vers l’ouest.
• Les moujahidines afghans, arabes ou pakistanais, armés de Stinger2 américains, ont contraint Moscou à retirer ses troupes d’Afghanistan en février 1989.
La politique américaine a triomphé sans coup férir. Les supplétifs, désormais inutiles, sont abandonnés dans leur pays exsangue et dévasté ; Saddam ruiné par la guerre ne peut payer ses dettes à ses frères arabes ; les subventions aux jihadistes de Kaboul et des alentours sont supprimées. Désespérés les ex-alliés des États-Unis réagissent dans les deux zones :
• Le 2 août 1990, Saddam Hussein annexe le Koweït et déclenche ainsi la guerre du Golfe, dont l’issue permet à la communauté internationale de le neutraliser par l’embargo et les inspections. Souterrainement cependant, l’occupation impie du territoire sacré de l’Arabie par les Yankees infidèles irrite l’Oumma3 contre eux.
• Les seigneurs de la guerre s’étripent en Afghanistan, jusqu’au moment où pour rétablir un semblant d’ordre les services secrets du Pakistan inventent les talibans, équipés par la CIA.
Le recours américain à des alliés locaux sous-développés a soudain rencontré l’impact formidable de la loi de Moore : la prolifération a engendré dans les années 1980 les armes de destruction massive de l’Irak et dans les années 1990 l’utilisation de l’Internet par Oussama Ben Laden.
On appelle proliférateur un pays qui possède la maîtrise des ADM et alimente la prolifération en vendant sa technologie et ses produits.
Un proliférant est un pays client qui acquiert ou cherche à acquérir des technologies, des équipements, des matières ou du savoir-faire dont il ne dispose pas, afin de fabriquer lui-même des ADM et des missiles vecteurs de ces armes.
À côté des circuits proliférateur-proliférant se nouent des circuits proliférant-proliférant, qui associent les compétences complémentaires des partenaires.
La lutte contre la prolifération s’inscrit pour l’instant dans le contexte du désarmement progressif entamé par les grandes puissances après la chute de la Soviétie, et elle en est complémentaire. La diminution en cours du niveau des forces nucléaires des cinq États « reconnus » ne se poursuivra que si les pays « nucléaires de fait » et les proliférants acceptent de modérer leurs efforts. Or nous assistons non à une modération mais à une progression de la prolifération le long d’un arc géographique allant de la Corée du Nord à la Méditerranée : il existe en effet une corrélation forte entre gradients d’instabilité régionale et acquisition d’ADM. Le proliférant se fixe pour objectif de sanctuariser son pré carré ; mais lorsqu’il a acquis une capacité ADM opérationnelle, il veut la conserver. Les zones actuelles de prolifération subsisteront donc dans le futur, alors que d’autres naîtront avec la croissance de nouveaux gradients.
Si au début la prolifération a été organisée par les structures étatiques, c’est-à-dire par une autorisation explicite et formelle du gouvernement central, elle tend à évoluer vers une quasi-privatisation, soit par tolérance des intérêts d’industriels en mal de clientèle, soit par une véritable détérioration de l’autorité au bénéfice de groupes privés régionaux ou locaux. La politique antiproliférante qui a été suivie jusque vers 1990 reposait sur la négociation avec les gouvernements, consacrée à l’établissement de traités, et elle a connu un certain succès, mais la prolifération a beaucoup augmenté à partir de 1990, avec la soudaine arrivée sur le marché noir du travail international du personnel employé jusque-là par le complexe militaro-industriel soviétique.
On sait maintenant que les pays proliférateurs les plus virulents sortent des empires écroulés qui ont mené de grands programmes secrets d’ADM et qui, après l’arrêt de leur soutien étatique, sont incapables de contrôler les centaines ou milliers de spécialistes naguère impliqués dans ces programmes avec des financements et des moyens illimités. Nostalgiques de leur ancien pouvoir, ou simplement au chômage technique, ils constituent une main-d’œuvre mobile prête à se vendre pour continuer dans un autre pays les travaux qui la faisaient vivre. Ainsi les nazis spécialistes de V2 ont-ils été employés par les Américains et les Soviétiques après la Seconde Guerre mondiale. Une telle « prolifération privée » a profité d’abord aux rogue states, mais Netwar pourrait bien en devenir le bénéficiaire.
Dans les années 1990, les instabilités régionales se sont mondialisées et ont en effet donné naissance à Netwar. À côté des pays proliférants apparaît maintenant l’éventualité de réseaux proliférants.
La législation internationale
Le système international de contre-prolifération appartient au système plus global d’Arms Control fait d’instruments légaux et politiques, traitant à la fois des ADM et des autres types d’armes. Mis au point progressivement pendant la guerre froide, il offre un cadre au dialogue stratégique, qui oscille entre la coopération et la confrontation. Comme toute la vie internationale, il est fondé sur deux piliers, un ensemble d’engagements juridiques pris en toute souveraineté par les États parties, et une volonté politique affichée.
Les armes nucléaires
Rappelons que les bombes nucléaires à fission utilisent au choix deux types de matériaux radioactifs, l’uranium enrichi à 93 % en isotope 235, ou le plutonium produit lui-même dans des réacteurs à uranium. Pour obtenir une bombe il faut disposer d’à peu près 16 kg d’uranium enrichi, ou de 6 kg de plutonium, et mettre au point le délicat système qui permet l’explosion. Un programme nucléaire civil se contente d’uranium faiblement enrichi.
Deux accords internationaux ont été imaginés pour essayer de contrô...