Quelles sont les principales étapes de l’histoire de l’humanité ? Et quand a-t-elle commencé ? Homo sapiens, doué de langage et doté du comportement et de l’anatomie que nous lui connaissons, s’est déployé sur la Terre à partir de l’Afrique il y a quelque soixante milliers d’années1. Environ vingt-cinq mille ans avant le commencement de l’ère chrétienne2, il prend la place de Neandertal et des autres hominidés. Dès cette époque, aucune autre espèce vivante, marchant debout et disposant d’un cerveau de grande taille, ne peut rivaliser avec lui.
On aurait pu censément fixer à cette date le début des principales évolutions de l’humanité si la Terre n’avait connu à cette époque une période glaciaire3. Dans Pourquoi l’Occident domine le monde… pour l’instant, l’anthropologue Ian Morris fait remonter les premiers progrès sociétaux de l’humanité vers 14000 av. J.-C., c’est-à-dire au moment où la Terre a nettement commencé à se réchauffer.
Mais s’il est difficile d’identifier les grandes étapes de l’histoire de l’humanité, c’est aussi parce que nous ne savons pas quels critères utiliser : qu’est-ce qu’une évolution vraiment importante ? Nous savons intuitivement qu’il doit s’agir d’un événement ou d’une avancée qui changent profondément le cours des choses, qui « infléchissent la trajectoire » de l’humanité. En ce sens, nombreux sont ceux qui pensent que la domestication des animaux a été l’un de nos plus grands accomplissements.
Le chien a sans doute été domestiqué avant 14000 av. J.-C., mais il a fallu attendre huit mille années de plus pour que l’on commence à dresser le cheval et qu’on l’enferme dans des corrals. C’est également à cette époque, vers 6000 av. J.-C., que le buffle a été apprivoisé et attelé à une charrue. La domestication des animaux a accéléré le passage de la chasse et de la cueillette à l’élevage et à l’agriculture, une importante évolution déjà en cours vers 8000 av. J.-C4.
L’élevage et l’agriculture ont assuré une source d’alimentation abondante et fiable, qui a permis de fonder des établissements humains de taille plus importante, puis des villes. Mais les villes sont des cibles tentantes pour les pillards et les conquérants. Les guerres et les empires qui en sont issus doivent donc être inclus dans la liste des grandes étapes de l’histoire de l’humanité. Les empires mongol, romain, arabe et ottoman – pour n’en citer que quatre – ont transformé le monde : les États, le commerce et les coutumes, sur des espaces immenses, en ont été profondément changés.
Certaines évolutions ne doivent évidemment rien aux animaux, à la flore ni aux hommes de guerre : elles appartiennent au monde des idées. Karl Jaspers observe que Bouddha (563-483 av. J.-C.), Confucius (551-479 av. J.-C.) et Socrate (469-399 av. J.-C.) ont vécu assez près dans le temps (mais pas dans l’espace). Ces hommes sont à ses yeux les principaux penseurs d’une « période axiale » qui s’étendrait de 800 à 200 av. J.-C. Jaspers évoque à son propos « une respiration profonde rendant possible une conscience plus lucide », et soutient que ces hommes ont permis l’apparition d’une école de pensée profondément transformatrice dans trois grands espaces de civilisation : l’Inde, la Chine et l’Europe5.
Le Bouddha a également créé une des principales religions de l’humanité, et il va de soi que tout inventaire des principales avancées humaines doit inclure les autres grandes religions : l’hindouisme, le judaïsme, le christianisme et l’islam. Chacune a influencé la vie et les idéaux de centaines de millions de personnes6.
Pour une large part, les idées et les révélations de ces religions doivent leur diffusion à l’écriture, autre invention fondamentale de l’humanité. On débat encore de savoir précisément quand, où et comment l’écriture est apparue ; mais il semble qu’on puisse situer ce départ en Mésopotamie, vers 3200 av. J.-C. Il existe aussi, dès cette époque, des symboles écrits permettant de noter les chiffres, à l’exception, si élémentaire que cela puisse nous paraître, du zéro. Le système numérique actuel, que l’on appelle « arabe », est né vers 830 de notre ère7.
La liste des grandes avancées de l’humanité est presque sans fin. Athènes a inauguré une certaine pratique de la démocratie vers 500 av. J.-C. Dans la seconde moitié du XIVe siècle de notre ère, la peste noire a entraîné la disparition d’au moins 30 % de la population européenne. Christophe Colomb a traversé l’Atlantique en 1492, inaugurant entre l’Ancien et le Nouveau Monde les interactions qui devaient les transformer profondément l’un et l’autre.
Notre histoire tient dans un schéma
Comment déterminer laquelle de ces évolutions a été la plus importante ? Toutes celles que nous avons mentionnées comptent de fervents partisans, qui ne manquent pas d’arguments pour en privilégier une par rapport aux autres. Dans Pourquoi l’Occident domine le monde… pour l’instant, Morris s’attaque à un débat qui nous paraît encore plus fondamental : est-il légitime de vouloir hiérarchiser ou comparer les grandes étapes de l’histoire de l’humanité ? Cela a-t-il même un sens ? Pour de nombreux anthropologues et chercheurs en sciences humaines, la réponse est non. Morris, lui, pense le contraire, et son livre est une tentative, assez audacieuse, de quantification de l’évolution de l’humanité. « Réduire la multitude des faits à de simples notes chiffrées présente sans doute des inconvénients, mais cela a aussi le grand avantage de nous obliger à nous confronter à la même réalité – avec des résultats surprenants8 », écrit-il. En d’autres termes, si l’on veut savoir ce qui a « infléchi la trajectoire » de l’histoire de l’humanité, il n’est pas absurde de commencer par tracer cette trajectoire.
Morris s’est appliqué à quantifier ce qu’il appelle le « développement social » (à savoir « la capacité d’un groupe à maîtriser son environnement intellectuel et physique » en vue de perpétuer son existence) au fil du temps*1. Les résultats ne sont pas seulement surprenants : ils sont stupéfiants. Ils montrent que rien de ce que nous avons évoqué jusqu’ici n’a eu beaucoup d’importance, au regard, tout au moins, d’un phénomène singulier qui a modifié la trajectoire de l’humanité comme rien ne l’avait fait auparavant et comme rien ne l’a fait postérieurement. Voici le schéma de Morris, avec, en abscisse, le temps, et, en ordonnée, la population mondiale. Comme on le voit, les deux courbes sont pratiquement identiques.
Figure 1. 1. L’histoire de l’humanité, numériquement parlant, est d’un ennui profond.
Pendant des milliers d’années, la trajectoire de l’humanité n’a été qu’un interminable faux plat légèrement ascendant. Le progrès était d’une lenteur pénible et presque insensible. Les animaux et l’agriculture, les guerres et les empires, les philosophies et les religions : rien n’y a fait. Or voici que, il y a un peu plus de deux cents ans, quelque chose a brusquement infléchi cette courbe – en termes de population comme de développement social – de presque quatre-vingt-dix degrés.
Les moteurs du progrès
On s’en doute : il s’agit de l’impact de la technologie. Après tout, ce livre porte sur celui-ci et il est donc prévisible que nous commencions par souligner quelle a été – quelle est encore – son importance. Le changement soudain de direction de la courbe, à la fin du XVIIIe siècle, coïncide avec un phénomène qui est encore au cœur de bien des débats : la révolution industrielle. Celle-ci a été la somme de plusieurs avancées concomitantes dans le domaine de la mécanique, de la chimie et de la métallurgie, entre autres. Et ces avancées techniques ont elles-mêmes été à l’origine d’un bond soudain, rapide et soutenu en matière de progrès humain.
Mais on peut encore préciser laquelle de ces avancées techniques a été la plus déterminante : il s’agit de la machine à vapeur, et même, pour être encore plus précis, de la machine mise au point et perfectionnée par James Watt et par ses confrères dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Avant Watt, la machine à vapeur n’était guère performante : elle n’exploitait que 1 % de l’énergie libérée par la combustion du charbon. Les brillants bricolages de Watt de 1765 et 1766 ont permis de multiplier ce chiffre par trois9. Comme l’écrit Morris : « Même si la révolution [de la vapeur] a mis plusieurs dizaines d’années à se déployer […] elle a été la transformation la plus importante et la plus rapide de l’histoire du monde10. » Et cela a fait toute la différence.
Assurément, la révolution industrielle ne repose pas seulement sur l’énergie vapeur, mais elle a commencé avec elle. C’est elle, plus que toute autre chose, qui nous a permis de surmonter les limites de la force musculaire, humaine et animale, et de produire à volonté des quantités énormes d’énergie. De là sont nés les usines et la production de masse, les chemins de fer et les transports de masse, c’est-à-dire la vie moderne. La révolution industrielle a fait entrer l’humanité dans le premier âge de la machine : pour la première fois de l’histoire, le progrès humain était principalement alimenté par l’innovation technique, et cette transformation était la plus profonde que le monde eût jamais connue*2. Notre capacité à produire des quantités énormes d’énergie mécanique était si importante qu’en comparaison « tous les drames antérieurs de l’histoire avaient l’air d’une aimable plaisanterie11 », écrit encore Morris.
Figure 1. 2. Qu’est-ce qui a infléchi la trajectoire de l’humanité ?
La révolution industrielle.
Nous vivons aujourd’hui le deuxième âge de la machine. L’ordinateur et les diverses technologies numériques font pour ce que j’appellerai la puissance intellectuelle – la capacité d’utiliser notre cerveau pour comprendre et façonner notre environnement – ce que la machine à vapeur et ses rejetons ont fait pour la force musculaire. Ils nous permettent de franchir allégrement les frontières d’hier et d’entrer dans de nouveaux territoires. Nous ne savons pas encore comment va se passer cette transition, mais, qu’elle infléchisse ou non notre trajectoire comme l’a fait la machine de Watt, les enjeux sont immenses. Ce livre explique pourquoi et comment.
À ce stade, l’analyse est simple : la puissance intellectuelle est au moins aussi importante pour le progrès et pour le développement – c’est-à-dire pour la maîtrise de notre environnement physique et intellectuel – que la puissance physique. Et un formidable bond en avant de notre puissance intellectuelle devrait être un formidable bond pour l’humanité, comme le fut à l’évidence celui de la puissance physique.
Une réalité devenue futuriste
Nous avons écrit ce livre pour y voir plus clair. Pendant des années, nous avons étudié l’impact des technologies numériques – les ordinateurs, les logiciels, les réseaux de communication – et nous pensions avoir compris leurs capacités et leurs limites. Mais ces technologies, ces dernières années, n’ont pas laissé de nous surprendre. Les ordinateurs ont commencé à diagnostiquer des maladies, à écouter et à parler, à écrire une prose de qualité, tandis que des robots sillonnaient les entrepôts et conduisaient des véhicules sans assistance humaine. Il y a quelques années encore, les technologies numériques n’arrivaient pas à effectuer des tâches pourtant d’une grande simplicité, au point que c’en était presque risible ; et, du jour au lendemain, elles y ont excellé. Que s’est-il passé ? Et quelles sont les implications de cette avancée qui a autant suscité l’étonnement qu’elle paraît désormais aller de soi ?
Nous avons décidé de réunir à nouveau nos expertises et de voir si nous étions capables de répondre à ces questions. Nous avons fait ce que font tous les chercheurs : nous avons lu quantité de livres et d’articles, examiné quantité de données et débattu sans fin une multitude d’idées et d’hypothèses. Tout cela nous a été nécessaire et précieux, mais l’essentiel, ce qui fut à la fois le plus intéressant et le plus divertissant, nous l’avons découvert en dehors de nos bureaux en nous aventurant dans le monde extérieur. Nous avons discuté avec des ...