Si nous nous demandons comment nous allons, nous pouvons toujours commencer par dresser la liste de ce qui nous préoccupe. Afin d’avoir les idées claires et de bien connaître nos troubles. Comment allons-nous donc ? Il faut se le dire : nous avons peur, plus que jamais dans cette génération, par l’accumulation de problèmes qui sont les nôtres, et que nous savons être les nôtres. Mais nous avons plus encore tendance à ajouter à ces frayeurs, à ne pas voir de solutions. Noir, c’est noir.
Le premier symptôme de cette peur vient de l’importance des difficultés, mais aussi du fait que nous ne pouvons plaider l’ignorance, l’oubli ou la méconnaissance.
Nous savons.
Nous savons que notre mode de vie français est menacé. Graduellement, il s’est fragilisé. La dette et le chômage nous permettent de jouer les prolongations, mais la baisse des valeurs boursières nous dit quand même que nous sommes moins riches que nous ne l’avions cru. Et la lente reprise actuelle des indices nous indique, en temps réel, à quel point nous remontons péniblement la pente. L’emploi qui est souvent le nôtre en France, avec des qualifications moyennes et des coûts élevés, est appelé à changer, peut-être même à disparaître. Il pourrait se voir avalé par la délocalisation chinoise ou la détertiarisation indienne, voire être broyé dans une machine informatique. Nos libertés sont en jeu, avec le terrorisme qui s’étend, l’intolérance qui gagne, la violence qui fait flamber les banlieues. Notre monde a vécu cinquante ans de conflits externes de basse intensité, et très souvent loin de nous. Peut-être que nos sociétés deviennent le théâtre de nouvelles opérations. La mondialisation est partout, parce que nous sommes dedans. Et les biens et services qu’elle nous envoie, et qui soutiennent notre niveau de vie, sont ceux-là mêmes qui le menacent. Nos villes et nos régions peuvent se désertifier ou au contraire s’engorger : la géographie de nos richesses est partout en forte mutation. Les populations du monde bloquées par les dictatures sont en train de se dégeler. Elles nous envoient leurs travaux, parfois viennent ici.
Les organisations que nous avions si longuement préparées craquent. Les structures internes françaises sont en général lentes et coûteuses. Elles s’avèrent souvent incapables de prévoir des évolutions significatives qui nous entourent et de préparer des solutions, encore moins d’écouter les signaux faibles de l’environnement. Occupées qu’elles sont par leurs états d’âme, elles ne prêtent pas beaucoup l’oreille aux murmures d’alentour et aux questions de la société civile. Nos écoles ne forment plus aussi bien la main-d’œuvre qu’il nous faut. Une inadéquation se fait entre les spécialisations des jeunes et les propositions des firmes. Le système de formation ne réagit plus assez vite, plus assez bien, sans que l’on sache exactement ce qui vient, chez lui, de la mauvaise information, de la mauvaise volonté, ou d’une mauvaise locomotion. Les structures publiques s’attachent à leurs privilèges, à moins qu’il ne s’agisse d’acquis, ce que de plus en plus contestent, et que d’autres jugent comme d’utiles remparts. Et parfois, ce sont les mêmes. Les structures européennes ne sont souvent pas mieux loties. Elles se lancent dans de rares raffinements méthodologiques, qu’elles gèrent avec peine à quinze, et qu’elles s’apprêtent à manier désormais à vingt-cinq.
Nous voyons de grands pays sombrer dans des difficultés majeures et durables. Le Japon sort (peut-être) d’une terrible maladie de langueur – dix ans – et encore ne s’agit-il que de la part la plus moderne de son industrie. Les Pays-Bas ont connu une crise d’ajustement de leur industrie, puis de leurs services. Ils l’ont traitée il y a dix ans, mais peut-être refait-elle surface. L’Allemagne se trouve en butte à une concurrence asiatique vis-à-vis de laquelle elle a les plus grandes difficultés à vendre ses autos ou les produits de sa chimie. Les États-Unis eux-mêmes, outre qu’ils sont la cible des terroristes de tous bords, manifestent des difficultés à repartir et à créer des emplois dans leurs industries traditionnelles, hors le high-tech.
Les interrogations que nous avons sur ce que nous mangeons (avec les OGM) ou nous produisons (le nucléaire, le chimique… à moins que ce ne soient les ondes des antennes des relais téléphoniques) nous empêchent de dormir. Ce qui est d’autant plus dramatique que, travaillant moins et vivant plus longtemps, nous sommes appelés à rester plus durablement éveillés !
Quelle liste !
Nous sommes en partie les acteurs de nos inquiétudes, et nul ne s’imagine ici demander à nos voisins de rester immobiles, de nous attendre ! Nous devons donc changer.
Quelle tâche ! Quelle place immense nous faut-il traverser ! Et vide !
Ce n’est même plus la « grande transformation » de Polanyi. C’est la « grande perturbation » de Zaki Laïdi ou le « grand bouleversement » de Francis Fukuyama100. Les livres pleuvent sur notre monde qui change, et qui s’ouvre. Les titres sont devenus planétaires, les confrontations désormais toutes globales, les reconsidérations totales. Religions, économies, histoires, peuples entrent dans une danse nouvelle, dont on ne sait ce qui sortira. Face à ce déluge de concepts, notre tête philosophique est sans doute honorée, mais il n’est pas impossible qu’elle s’y perde un peu. Qui trop embrasse…
N’allons pas chercher plus loin les sources de notre peur actuelle, de cette peur que nous avons détaillée dans les pages précédentes. Nous avons beaucoup à faire ; nous devons le faire ; nous ne pouvons plus attendre. Nous savons à peu près comment nous y prendre, mais nous hésitons à avancer, à sortir vers la grande place du changement. Bien sûr, il faut bien se dire, nous dire, que nos choix antérieurs n’ont pas toujours été les bons, que nos explications du monde sont (bien souvent) des légitimations de nos conservatismes, que les avantages acquis expliquent notre façon très modérée d’avancer. Mais il faut avancer.
Si cette peur était seulement une agoraphobie, il nous faudrait une aide externe. « Pour mettre en fuite sa terreur, pour le rappeler à sa quiétude normale et lui restituer son courage, il suffit de la présence d’un compagnon, du bras d’un passant, de la main d’un enfant […] de l’appui d’une canne et même de la possession d’un parapluie ! Que l’agoraphobe se rapproche des maisons et il redevient vaillant […]. La pensée d’être abandonné dans le vide le glace d’effroi, et la conviction d’une assistance quelle qu’elle soit, l’apaise sans effort101. »
Mais c’est une écophobie, une peur mal raisonnée du changement. Elle surestime les difficultés, sous-estime les avantages, rêve de ne rien faire, d’attendre, de gagner du temps, pour que tout s’améliore, au moins un peu, pour que les difficultés se dissipent, au moins un peu. « Ô temps, suspends ton vol ! » Mais tout cela ne tient pas ni ne résiste à l’analyse. Ce n’est pas tragique de dire et de reconnaître que l’on a commis des erreurs, par exemple avec les 35 heures, ou que certains avantages sont peut-être devenus indus et fragilisent d’autres membres de notre société, par exemple les systèmes de retraite ou certaines protections. Ce n’est pas tragique de nous dire quelques vérités. Ce n’est donc pas tragique de nous dire qu’il faut se mettre au changement, que le plus tôt sera le mieux, et que, surtout, nous n’en mourrons pas. Au contraire.
En revanche, il vaut mieux se dire nos vérités, nos démarches, et ne pas passer d’une mauvaise solution à une autre, sous le prétexte qu’elle en serait l’opposé. Le symétrique d’une erreur n’est pas une vérité. Comme les choses ont changé, c’en est peut-être une autre ! Et une solution ne durera, comme toujours, qu’un temps, celui où elle aide. La vérité permanente, c’est la permanence du changement. Il faut donc, enfin, se mettre à « désidéologiser » notre réalité, à nous voir, Français, tels que nous sommes. Nous ne sommes pas tous des prolétaires du XIXe siècle, pas tous des sans-papiers, pas tous des assistés, pas tous des intermittents. Très loin s’en faut. Il y a beaucoup plus de gens avec emploi que sans, avec papiers que sans, avec protection que sans. Bien sûr. Et c’est heureux ! Mais pourquoi ne pas remettre de l’ordre dans les proportions ? L’exception n’est pas la règle, l’étroite minorité n’est pas la majorité. La droite n’a pas tous les défauts, la gauche pas toutes les qualités. Et symétriquement. Les entrepreneurs peuvent ne pas être des bandits. Les Français ont plus d’avoirs financiers qu’immobiliers, ils sont de plus en plus propriétaires et, pour l’essentiel, salariés. Leurs écarts de revenus sont du second ordre par rapport à leurs écarts de situation. La France devient certes plus inégale alors même qu’elle s’ouvre, mais elle offre aussi plus de trajectoires différentes et de possibilités à ses membres. Elle est plus ouverte, plus incertaine dans le détail, plus sûre dans le total, si et seulement si elle épouse les changements. Les réductions du nombre de fonctionnaires, ici ou là, ne sont pas la mort assurée dans des hôpitaux vides, la mort de la culture devant des tréteaux déserts, ou l’indigence intellectuelle promise dans des laboratoires arrêtés ! Sommes-nous donc un peuple qui mesure et qui estime ce qui se passe vraiment, ou qui s’enflamme et extrapole à propos d’anecdotes ? Sommes-nous sérieux ? Sommes-nous adultes ?
La croissance durable peut être, pour nous tous, la base d’un nouveau pacte social, dès lors que nous aurons cessé de ressasser les idéologies les plus anciennes. Est-ce que nous sommes vraiment prêts à nous y embarquer, ou bien utilisons-nous ce concept pour dire que le capitalisme ne nous va pas, n’ayant plus de socialisme disponible ? Mais alors, que faire ? Car nous aurons gâché la grande idée du nouveau siècle.
Dès que nous aurons cessé d’écouter les experts qui nous disent que notre niveau de vie baisse continûment, nous irons mieux ! La France est concurrencée certes, mais elle vit. Elle avance lentement certes, mais elle peut décider d’accélérer le pas. Ce qui n’est plus possible, c’est de ne pas parler de ce qui se passe en réalité, des vrais chiffres, des vraies situations. Ce qui n’est plus possible, c’est de ne pas hiérarchiser les faits, de se faire peur pour ce qui n’est pas ou de se faire peur pour tout, ce qui revient au même.
Ce qui n’est plus possible, c’est de dire qu’on ne peut « rien faire » parce qu’on ne peut pas « tout faire », que le problème est si profond qu’on ne peut le traiter qu’en profondeur, donc que les actions partielles, intermédiaires, localisées sont inutiles car secondaires, sinon nuisibles car alibi. Cette approche est la pire de toutes, la plus démotivante, celle qui escorte au mieux les immobilistes de tout poil. Car la cure partielle n’est pas du tout un placebo, car mieux vivre ici ou là aide à mieux vivre dans l’ensemble, car des améliorations partielles montrent qu’elles sont possibles, car « tout changer » n’a pas de sens. Encore moins si l’on ne comprend pas ce que l’on fait, pourquoi on le fait, en quoi cela nous est bénéfique. Il n’y a pas de « petits changements » dès lors qu’ils s’opèrent dans un cadre d’ensemble, et dans une logique : montrer que réformer est possible, et plus encore bénéfique. C’est, au fond, ce qui s’est passé avec la retraite et ce qui se passe avec la santé. « La Réforme » est, en réalité, un ensemble de mouvements, petits ou grands, mais coordonnés.
Dans un ordre de pensée semblable, nous vivons en France l’opposition entre les comportementalistes102 et les psychanalystes. Les premiers essaient de faire en sorte que les malades vivent mieux avec leurs peurs, leurs tics, leurs « problèmes ». Ils demandent d’avancer un peu, de faire quelques mètres, de suivre un peu une queue devant un guichet. Les seconds trouvent misérables ces bricolages, ces palliatifs. La suite de ces pages est évidemment « comportementaliste », car il vaut mieux peu à peu changer, et changer vraiment, et aussi parce que la France n’est pas psychanalytiquement malade, mais économiquement et sociologiquement.
Thérapie 1, tout discours phobique se sait fragile : chercher des supports pour le faire avancer
Il faut donc aller en besogne et s’occuper de notre cher et vieux patient, la France, c’est-à-dire de chacun de nous. Peu à peu, mais fermement. D’abord, rien ne vaut le discours de vérité, la pédagogie du réel. Pas de thérapie sans diagnostic, sans vraie connaissance.
Refuser la métaphore, ne pas « attendre » le miracle
Il faut donc commencer par refuser la métaphore, et savoir qu’elle peut (au moins) susciter des effets pervers. Nous reprenons en cela le conseil de Barry Glassner, qui le tenait de Susan Sontag103. Non, les virus ne sont pas des hordes barbares, ce sont des réactions physico-chimiques qui se produisent dans certaines conditions, en fonction du terrain. Ils peuvent être détruits d’une manière tout autant physico-chimique. Non, les scientifiques ne sont pas abandonnés ; non, la France ...