Apprendre la frustration pour apprendre la vie
Un peu de théorie ne fait jamais de mal. Le pragmatisme est souvent soupçonné dans notre culture d’une vague teinte empiriste et utilitariste anglo-saxonne, ce qu’il faut traduire par une faiblesse côté intellectualisation, conceptualisation, bref le pragmatisme serait un raisonnement creux parce que peu complexe. Ma pratique professionnelle m’a bien sûr orienté dans mes hypothèses de travail mais, bien en amont de mon intérêt pour les approches cognitives, j’ai toujours été sensible à la psychologie du développement conceptualisée par l’épistémologie génétique (étude des sciences du développement humain). Il me paraît donc essentiel de reprendre les hypothèses de certains psychologues qui ont toujours intégré la dimension éducative, la médiation pour employer leur terminologie, dans leurs théories : Piaget, Bruner, Vygotsky, Kohlberg, Feuerstein.
Je ne vais évoquer que le développement « moral », l’intégration progressive du principe de réalité, bases incontournables pour l’équilibration psychique de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte.
Qui aime bien frustre bien
S’il est utile de faire le contrepoids des philosophies éducatives ou psychologiques très permissives dans leur volonté de tout donner pour l’enfant, il est bon de rappeler qu’il faut un équilibre entre respect de l’enfant, actualisation de son potentiel et de son identité avec les inévitables expériences de frustrations. Bref, sans amour, tout ce qui suit n’a aucune valeur.
Certaines générations, pour qui l’enfant n’était qu’un objet encombrant et peu rentable, ont déjà donné dans cette méfiance, cette négligence, ce désamour du plus faible. Éduquer c’est certes frustrer, mais c’est surtout aussi aimer, cela va sans dire. Et si les citations de Jean-Jacques Rousseau corroborent certaines opinions sur son manque d’amour pour les enfants (il a abandonné les siens !), il faut se replonger dans ses écrits pour saisir à quel point il prône l’autorité non pour avilir mais pour construire, l’éducation et l’amour ne faisant naturellement qu’un.
Je me méfie toujours également des gentils parents qui ne frustrent jamais leurs enfants : j’y vois souvent une relation autogratifiante (pas touche à « Mon » petit à moi !) et le plus souvent rejetante (« si c’est ça avoir un enfant !).
L’adulte est un médiateur entre l’enfant et la réalité
Vygotsky1 a toujours insisté sur l’importance des situations d’échanges, des interactions entre l’adulte et l’enfant. Pour lui, la médiation de l’environnement par l’adulte est indispensable pour pallier l’immaturité de l’enfant. L’actualisation du potentiel cognitif, affectif et social de l’enfant est favorisée par la médiation de l’adulte. Bruner attire l’attention sur « le rôle spécifique de ces échanges qui mettent en scène des interactions d’étayage et amènent l’enfant à agir, à signifier, à réguler des situations complexes, qui anticipent son développement maturationnel2 ». Chez Bruner, le « format » est essentiel : avec la médiation, il y a nécessité d’encadrer, de donner des repères d’actions à l’enfant pour qu’il dépasse son niveau actuel. « Formater », c’est provoquer des interactions pour que l’enfant développe son potentiel.
Lorsqu’il y a médiation correcte, l’adulte est une sorte de filtre entre l’individu et l’environnement, il le protège, le sollicite, l’interroge mais aussi le corrige, le freine, le contredit, le frustre. Il agit effectivement comme un « sas » entre ce qu’il faut prendre, ce qu’il faut délaisser, ce qu’il faut organiser, ce qu’il faut catégoriser, ce qu’il faut remarquer, ce qu’il faut éliminer et ce qu’il faut accepter. En l’absence de médiation adéquate entre l’individu et l’environnement, il y a non seulement déprivation culturelle (cette notion reprise par Feuerstein est employée dans le sens de « carence » puisque l’anglais to deprive signifie « manque de ») mais aussi majoration de l’intolérance aux frustrations. L’œuvre d’Henri Wallon souligne également cette dimension sociale, interactionnelle fondamentale3. Il y a bien l’influence majeure de l’environnement car « scinder l’homme de la société, c’est lui décortiquer le cerveau4 ». D’où le rôle du médiateur : « L’éducateur a pour fonction normale d’y être attentif et d’éveiller chez l’enfant le désir de réaliser toutes ses potentialités physiologiques dans les cadres offerts par la société, c’est-à-dire dans le cadre de la réalité tout court. L’éducation s’inscrit bien dans ce “constructivisme”5. »
Comment l’enfant intègre le jugement moral
Qu’est-ce que le jugement moral ?
J’entends par jugement moral la capacité que possède l’humain de mieux accepter la réalité avec les devoirs et les interdits qu’elle suppose pour une vie sociale adéquate. Agir « moralement », c’est savoir harmoniser sa spécificité propre avec les exigences de l’environnement, ce que j’appelle le lien soi-autrui.
Ce lien soi-autrui ne s’acquiert qu’au cours du temps. Il semblerait que l’enfant tyran n’ait pas intégré les différentes phases du développement du jugement moral, qu’il se soit arrêté à certains stades. Selon Jean Piaget6, l’enfant n’est tout d’abord qu’un immature moral. L’auteur nous décrit cette « loi contrainte » profondément liée à l’égocentrisme du petit enfant qui ne respecte l’interdit que parce qu’il est l’interdit. C’est l’époque du réalisme moral, un conformisme moral aveugle où la lettre de la règle compte plus que l’esprit.
La « loi sociale » où dominent la coopération, le respect mutuel n’apparaît que vers 10-11 ans. Elle est vécue progressivement à travers le jeu et les activités de la société d’enfants, véritable banc d’essai d’une future morale intériorisée. Dès lors, se crée « une morale de la réciprocité et non de l’obéissance. C’est la vraie morale de l’intention et de la responsabilité subjective ».
Pour Piaget, l’environnement est le processus qui mène aux deux morales : « Le premier de ces processus est la contrainte morale de l’adulte, contrainte qui aboutit à l’hétéronomie et par conséquent au réalisme moral. Le second est la coopération qui aboutit à l’autonomie. Entre deux, on peut discerner une phase d’intériorisation et de généralisation des règles et des consignes. » Ce sont les règles parentales et les activités éducatives au sens large qui vont stimuler l’enfant à reconnaître peu à peu la socialisation.
Mais comment faire pour que l’enfant intègre peu à peu ce jugement moral ?
Psychologue, professeur à Harvard, Laurence Kohlberg7, après de longues recherches sur les enfants et les adultes, émet l’hypothèse que le développement moral se fait par étapes, progressivement, quelle que soit l’origine sociale, culturelle ou ethnique, quel que soit le pays d’origine. Le « caractère moral » n’est bien entendu pas inné.
Le premier stade : le tout-petit
Au premier stade, le tout-petit n’est mobilisé que par son « Moi », l’autre n’existe que pour la satisfaction de ses besoins. Mais il craint aussi la puissance de ce dernier en termes de punitions et de conséquences physiques fâcheuses. À ce stade, le jugement moral, l’obéissance ne sont liés qu’à la crainte de la sanction. L’interdit, les frustrations ne sont le plus souvent intégrés que par la manifestation de cette autorité adulte. Pas question de violence, de gifles à répétition, de brimades (enfermement dans un coin sombre) parce que l’enfant désobéit, mais il est nécessaire d’affirmer une autorité physique : emmener l’enfant dont la colère est disproportionnée dans une pièce à part pour le faire souffler, se mettre en retrait du groupe de vie. Tenir fermement le bras de l’enfant, marcher vers lui, le regarder droit dans les yeux, utiliser le langage non verbal pour l’enfant qui « pique une crise ».
A contrario, ne pas manifester cette autorité physique, cette présence adulte qui signe son désaccord fermement mais sans violence aucune peut être vécu comme de la faiblesse, comme une absence d’autorité et tracer la voie royale ve...