L’entreprise : la reconnaissance de la propriété privée de la production
La communauté crée ainsi une entité sociale ad hoc, l’entreprise : l’entreprise remplacera efficacement l’équipe d’ingénieurs centralisatrice dans la recherche et la mise en place des techniques de production qui maximiseront la quantité de paniers de consommation que la communauté pourra produire en fonction de ses propres capacités. Notamment, elle cherchera à utiliser au mieux l’épargne réelle, rare donc si précieuse, de la communauté. L’entreprise sera le véhicule « actif » de toute nouvelle épargne de la communauté : elle devra conduire les opérations d’investissement, qui dégageront la plus forte plus-value et qui satisferont les exigences de rendement de l’épargne.
Dans le cadre de cette nouvelle organisation, que l’on qualifie de système entrepreneurial, l’entreprise est en quelque sorte au service de la communauté : en lui offrant les actes d’investissement qui généreront la plus-value, donc le rendement le plus élevé, elle est le bras armé de la communauté pour développer au mieux sa richesse matérielle, mesurée en paniers de consommation produits, utilisant toutes ses ressources en main-d’œuvre, compte tenu des contraintes imposées par la terre.
Cette nouvelle organisation va cependant entraîner une modification radicale dans le mode de répartition de la production. Dans un système naturel, l’outil de production était collectif : la production était répartie entre tous les membres de la communauté par une équipe centralisatrice. Dans le système entrepreneurial, l’épargne réelle finance toujours le capital productif mais par le biais de l’entreprise qui détient seule le résultat des investissements : le capital productif, mis en œuvre par l’entreprise, en devient privatif, « détenu par l’épargne réelle » de la communauté.
L’entreprise est la propriété de l’épargne de la communauté qui, en contrepartie du financement de l’investissement réalisé par l’entreprise, détiendra toute la plus-value qui en découlera. L’existence même de l’entreprise reconnaît implicitement « la propriété privée » de la « plus-value ». La plus-value issue d’un acte d’investissement n’appartient plus à la collectivité, elle n’est plus répartie par une équipe centralisatrice entre tous les individus de la communauté, comme dans le système naturel. Elle appartient dans cette nouvelle organisation entrepreneuriale aux seuls individus qui ont fourni l’épargne à l’entreprise afin qu’elle puisse mener à bien les investissements générant une plus-value qui compensera le coût de leur épargne. La plus-value est « privatisée » et la répartition de la production ne peut plus, de ce fait, être égalitaire. L’entreprise détient la plus-value et les épargnants qui ont financé l’entreprise détiennent l’entreprise.
Une première question en découle : la plus-value revenant entièrement aux épargnants, à qui va revenir le reste de la production ? Dans un souci d’équité, elle devrait appartenir à tous ceux qui ont contribué à la production des paniers de consommation, c’est-à-dire apparemment à la force de travail sans laquelle ni la production ni même la plus-value rémunérant l’épargne n’auraient été possibles. Alors que les fruits du travail et de l’épargne (= du capital) appartenaient dans le système naturel à l’ensemble de la collectivité, en étant redistribués égalitairement ou du moins en fonction des décisions d’une équipe centralisatrice, le partage de la production de l’entreprise est ici réalisé automatiquement en fonction d’une règle simple : les individus qui fournissent leur épargne à l’entreprise pour financer son investissement détiennent la plus-value et les travailleurs détiendront logiquement le reste de la production. Une conséquence en découle : les travailleurs (déjà en place) ne bénéficieraient ainsi aucunement des plus-values des investissements, qui reviendraient entièrement aux épargnants. En particulier, dans une situation de plein-emploi, on nierait tout rôle de la main-d’œuvre dans tout accroissement de richesse, que l’on attribuerait entièrement à l’épargne sous prétexte qu’elle aurait seule permis la construction du nouveau capital, sans lequel l’accroissement de la production du panier type de consommation n’aurait pas été possible.
Un partage équitable de la production entre entreprise et salariés
Néanmoins, une telle physionomie ne peut pas décrire l’équilibre du système productif. Pleinement utilisés, les travailleurs se sauront rares et donc indispensables pour produire toute plus-value. En usant de leur « pouvoir de négociation » sur les entreprises, ils pourront dès lors réclamer et obtenir la part de production la plus élevée possible, tout en en laissant suffisamment à l’entreprise afin de rémunérer l’épargne qui aura financé son acte d’investissement. En d’autres termes, la part de la plus-value qui dépassera la rémunération exigée par l’épargne qui aura financé l’investissement l’ayant générée ira aux travailleurs.
L’insuffisance structurelle de main-d’œuvre donne naissance à un mécanisme naturel de partage équitable de toute plus-value créée, entre l’épargne d’une part, qui finance la formation du capital productif, et la force de travail d’autre part, qui met en œuvre le nouveau capital productif : par les forces naturelles issues d’un marché libre, le « système entrepreneurial » finira par répartir la production équitablement entre épargnants et travailleurs, en rémunérant l’épargne à sa juste valeur, autrement dit au niveau de la valeur-temps de la consommation différée des épargnants (cf. livre I), et en attribuant le reste de la production à la force de travail.
Du rôle vertueux de la concurrence et de la nocivité des monopoles
L’entreprise peut cependant chercher à conserver la plus-value dans le seul « intérêt égoïste » des épargnants qui l’auront financée : afin d’éviter le pouvoir structurel de la force de travail et conserver ainsi l’entière plus-value initiale, elle pourrait en effet entretenir délibérément une situation sous-optimale de sous-emploi où elle n’embaucherait pas toute la main-d’œuvre disponible. Ce faisant, elle ne produirait pas la totalité de ce qu’elle pourrait produire en faveur de la communauté. Comme dans le système naturel, c’est en utilisant toutes les ressources disponibles de la communauté, en particulier en main-d’œuvre, que l’on fabriquera dans le système entrepreneurial le maximum de paniers de consommation pour les membres de la communauté. En un mot, l’entreprise maintiendrait continuellement et délibérément un état sous-optimal de sous-production de biens/paniers de consommation, dans le seul intérêt des épargnants qui l’avaient financée mais au détriment de toute la communauté. C’est ce qui se passe dans les situations de monopole.
Pour éviter cet écueil, on va plonger l’entreprise dans un environnement concurrentiel : il n’y aura pas qu’une entreprise mais bien plusieurs entreprises capables de fabriquer le même produit avec la même technique de production. Si l’entreprise initiale cherche à sous-employer la main-d’œuvre pour le plus grand bénéfice de ses financeurs, d’autres entreprises, en reproduisant la même technique, pourront utiliser les travailleurs qui auront été laissés disponibles par la première pour générer une plus-value qui intéressera la communauté. Elles pourront ainsi produire un supplément de paniers/biens de consommation que demande la communauté. La mise en concurrence incite naturellement l’entreprise, représentative de toutes les entreprises, à utiliser pleinement la main-d’œuvre et toute l’épargne disponible pour conduire le système à son niveau de production maximal.
Immergé dans un environnement concurrentiel, le système entrepreneurial oblige l’entreprise à utiliser pleinement la main-d’œuvre disponible : elle réalisera la production maximale de paniers de consommation, et toute l’épargne finira par être rémunérée à sa juste valeur et non pas plus, le reste de la production allant aux travailleurs. La concurrence ne joue pas contre la main-d’œuvre ni contre la communauté, bien au contraire : en rendant inévitable la pleine utilisation de la force de travail, elle pérennise le pouvoir structurel de la main-d’œuvre sur l’entreprise, et aboutira à la production maximale de paniers de consommation qui sera équitablement répartie, entre tous les acteurs, y compris les travailleurs.
L’entreprise doit lutter pour sa survie en dégageant perpétuellement de nouvelles plus-values
Sans nouvel acte d’investissement qui dégagera une nouvelle plus-value, l’entreprise perdrait son rôle social : une fois la frontière optimale de production atteinte, elle aura finalement accompli sa mission économique, qui consiste à produire le maximum de paniers de consommation avec les ressources disponibles de la communauté. Elle ne sera dès lors plus d’aucune utilité pour la communauté et disparaîtra.
Pour conserver son rôle social, l’entreprise devra par conséquent innover perpétuellement dans les produits, dans les technologies qu’elle utilise, dans les procédés de production, afin de générer sans cesse de nouvelles plus-values par de nouveaux actes d’investissement, avec ou sans nouvelle épargne : il en va de son existence puisque, sans cela, elle est vouée à disparaître.
En l’absence de nouvelles techniques de production génératrices de plus-values, pour conserver son statut social et continuer à exister, l’entreprise pourrait néanmoins chercher à justifier son maintien par sa capacité à conserver les plus-values précédemment générées, au-delà du coût de l’épargne. Pour cela, elle doit éviter la concurrence d’autres entreprises. Dans cet objectif, certaines entreprises absorbent de petits, mais futurs grands, concurrents ou imposent des barrières à l’entrée à de nouveaux concurrents potentiels, souvent avec l’aide des États. En conservant la plus-value qu’elles auront su générer initialement, elles la transformeront en rente de situation pour les hommes qui les dirigent. Affectés de conservatisme et de prudence, leurs dirigeants prendraient alors des décisions d’investissement confortables pour eux mais en même temps peu optimales pour la communauté, freinée dans son développement économique par leur volonté d’empêcher la démocratisation de la plus-value par la concurrence.
Néanmoins, la liberté d’entreprendre élimine à terme la possibilité pour les entreprises de conserver leurs plus-values. Car l’ingéniosité de l’homme finit toujours par trouver les moyens de casser tout conservatisme, même ceux indûment protégés par des lois. D’ailleurs, il n’est pas étonnant de constater que les actes d’investissement innovants, réellement révolutionnaires, soient mis en place en général par de jeunes entreprises, des jeunes pousses, des start-up, qui ont tout à prouver, plutôt que par des entreprises déjà bien établies, des dinosaures, qui cherchent plutôt à protéger leur pré carré et à entretenir une rente de situation, plutôt qu’à créer de nouvelles plus-values, à moins que leur leadership dans leur secteur ne soit menacé : Google, Amazon, Facebook n’existaient pas il y a un peu plus de deux décennies et Apple était une entreprise sur le déclin. Au final, du fait de la liberté d’entreprendre, toute entreprise qui n’est plus capable de créer de nouvelles plus-values ne remplira plus son rôle social et finira par disparaître.
L’apport du système entrepreneurial plongé dans la concurrence : un développement économique équitable,
accéléré par le progrès technique perpétuel généré par l’entreprise
Dès qu’une nouvelle plus-value est générée par l’entreprise, le régime concurrentiel assure sa répartition équitable entre d’une part les individus qui ont apporté leur force de travail à l’acte de production et d’autre part les épargnants, qui ont financé le capital productif nécessaire. Parallèlement, ce partage, grâce à la démocratisation de la plus-value, rend l’existence de l’entreprise précaire si elle n’est plus capable de générer de nouvelles plus-values par de nouveaux investisseme...