CHAPITRE 1
LâĂąge des tĂ©nĂšbres
La question de lâorigine du monde a de trĂšs anciennes racines. Elle apparut certainement dĂšs quâHomo sapiens leva les yeux vers le ciel. Plus prĂšs de nous, le Livre de Job, Ă©crit il y a quelque 2 500 ans, pose deux questions : « OĂč est le chemin qui conduit au sĂ©jour de la lumiĂšre ? Et les tĂ©nĂšbres, oĂč ont-elles leur demeure ? »
Aujourdâhui, nous disposons de tĂ©lescopes gĂ©ants qui sont des machines Ă remonter le temps. Car voir dans le passĂ©, câest voir loin, trĂšs loin. JusquâoĂč peut-on voir ? Le Soleil, tout prĂšs de nous, est Ă 9 minutes-lumiĂšre de distance. LâĂ©toile la plus proche est Ă 4 annĂ©es-lumiĂšre. Le centre de notre Galaxie est Ă 24 000 annĂ©es-
lumiĂšre, et notre plus proche voisine, la galaxie dâAndromĂšde, visible Ă lâĆil nu, est Ă 2 millions dâannĂ©es-lumiĂšre.
La galaxie la plus lointaine actuellement connue a Ă©tĂ© trouvĂ©e grĂące Ă la conjonction des deux plus grands tĂ©lescopes du monde, au Chili et Ă Hawaii. Elle est Ă 12 milliards dâannĂ©es-lumiĂšre. Ces tĂ©lescopes ont des miroirs de 8 Ă 10 mĂštres de diamĂštre. Ce sont des machines gĂ©antes et trĂšs sophistiquĂ©es, dont la dimension permet de collecter la faible lumiĂšre des objets les plus lointains.
En reculant les frontiĂšres de notre exploration de lâUnivers, on peut replacer notre propre planĂšte dans lâĂ©chelle des plus grands objets de lâUnivers. On sait par exemple que la Terre sâest formĂ©e il y a 4,6 milliards dâannĂ©es. On utilise les roches les plus anciennes pour dater la Terre, et les mĂ©tĂ©orites pour dater le SystĂšme solaire. Notre Galaxie, la Voie lactĂ©e, sâest formĂ©e il y a 10 milliards dâannĂ©es, ce qui correspond Ă lâĂąge des plus vieilles Ă©toiles. Les abondances des Ă©lĂ©ments chimiques dans ces Ă©toiles sont trĂšs primitives par rapport Ă celles de notre Soleil ; ce sont des fossiles qui nous permettent de dater la Voie lactĂ©e elle-mĂȘme.
On peut remonter le temps bien plus loin encore. Nous avons dĂ©couvert que lâUnivers est en expansion. Les galaxies sâĂ©loignent de nous, dâautant plus vite quâelles sont plus loin. Nous savons aussi que notre Ă©toile, le Soleil, et mĂȘme notre Galaxie, la Voie lactĂ©e, ne sont pas au centre du monde. Imaginons un point quelconque Ă la surface dâun ballon qui se gonfle. Ce point, comme tous les autres, est au centre dâune surface courbe en expansion. Quand la Terre sâest formĂ©e, lâUnivers avait les deux tiers de sa taille actuelle. Quand notre Galaxie sâest formĂ©e, elle avait environ le tiers de sa taille actuelle. Et la lumiĂšre des galaxies les plus lointaines a Ă©tĂ© Ă©mise quand lâUnivers avait le dixiĂšme de sa taille actuelle. Les galaxies Ă©taient alors 10 fois plus proches quâelles ne le sont aujourdâhui. La nuit, le ciel Ă©tait plein de galaxies.
Mais cette remontĂ©e dans le temps a des limites, que lâon a comprises bien avant lâĂ©poque des grands tĂ©lescopes : on voit de moins en moins de galaxies brillantes quand on regarde de plus en plus loin. Et quand lâobservation fait dĂ©faut, il reste Ă se tourner vers la thĂ©orie.
La thĂ©orie nous dit que les galaxies doivent nĂ©cessairement se rarĂ©fier Ă mesure que lâon remonte le temps. Sinon, le ciel nocturne serait aussi brillant que le ciel diurne. Câest le « paradoxe dâOlbers », attribuĂ© Ă lâastronome allemand Heinrich Wilhelm Olbers en 1823. Ce paradoxe Ă©tait mĂȘme connu dĂšs 1610 de Johannes Kepler, et il fut dĂ©crit au XVIIIe siĂšcle par deux astronomes, lâAnglais Edmond Halley et le Suisse Jean-Philippe Loys de ChĂ©seaux.
LâĂ©crivain et poĂšte Edgar Allan Poe sâintĂ©ressa aussi au paradoxe dâOlbers, dont il donna la solution moderne :
Si la succession des Ă©toiles Ă©tait illimitĂ©e, lâarriĂšre-plan du ciel nous offrirait une luminositĂ© uniforme, comme celle dĂ©ployĂ©e par la Galaxie, puisquâil nây aurait absolument aucun point, dans tout cet arriĂšre-plan, oĂč nâexistĂąt une Ă©toile. Donc, dans de telles conditions, la seule maniĂšre de rendre compte des vides que trouvent nos tĂ©lescopes dans dâinnombrables directions est de supposer cet arriĂšre-plan invisible placĂ© Ă une distance si prodigieuse quâaucun rayon nâait jamais pu parvenir jusquâĂ nous.
Nous en dĂ©duisons que les galaxies, toutes les galaxies y compris celles que nous nâavons pas encore vues, ont un Ăąge fini. Aussi, quand nous remontons le temps, nous devons parvenir aux Ăąges obscurs, avant lâapparition des Ă©toiles. Mais mĂȘme les Ăąges obscurs nâĂ©taient pas des tĂ©nĂšbres absolues. Un faible rayonnement micro-onde Ă©mane de cette Ă©poque. Pour le voir, allumez votre tĂ©lĂ©vision et rĂ©glez-la sur un canal inoccupĂ©. 1 % du « bruit » dĂ©sordonnĂ© que vous voyez sur lâĂ©cran est la lumiĂšre fossile du Big Bang. Et ce rayonnement datant de lâorigine de lâUnivers est une des plus grandes dĂ©couvertes scientifiques qui soient.
Naissance de la cosmologie moderne
Dans le lointain passĂ©, lâUnivers Ă©tait aussi dense que le Soleil. Avant la Seconde Guerre mondiale, la grande intuition du physicien russo-amĂ©ricain George Gamow fut de prĂ©dire que lâUnivers a dĂ» ĂȘtre aussi chaud que le Soleil pour que sây produisent les rĂ©actions thermonuclĂ©aires qui ont engendrĂ© les Ă©lĂ©ments chimiques les plus lĂ©gers : lâhĂ©lium, par exemple, qui constitue plus du tiers de la masse de la matiĂšre de lâUnivers, et qui fut essentiellement produit lors du Big Bang. La lumiĂšre rĂ©siduelle du Big Bang fut dĂ©couverte par hasard un an avant la mort de Gamow, alors que sa thĂ©orie Ă©tait depuis longtemps oubliĂ©e. Câest souvent ainsi que la science avance â par interaction des faits et de la thĂ©orie, mĂȘme quand la thĂ©orie est durablement mise de cĂŽtĂ©.
La thĂ©orie de Gamow fut confirmĂ©e par les AmĂ©ricains Arno Penzias et Robert Wilson, qui ignoraient tout de ses idĂ©es. Ces radioastronomes avaient dĂ©cidĂ© de cartographier la Voie lactĂ©e en utilisant un vieux radiotĂ©lescope autrefois employĂ© pour les communications avec les satellites. Ils dĂ©couvrirent un rayonnement micro-onde Ă©manant de toutes les rĂ©gions du ciel. Il nâĂ©tait pas dâorigine locale (ils soupçonnĂšrent un moment les pigeons qui avaient fait leur nid dans lâantenne), ni terrestre, ni solaire, ni galactique. En procĂ©dant par Ă©limination, ils en dĂ©duisirent que ce rayonnement provenait des profondeurs de lâUnivers.
On lâidentifia vite comme la lumiĂšre fossile du fabuleux Big Bang. Ă lâĂ©poque, lâUnivers avait le milliĂšme de sa taille actuelle. Câest Ă ce moment que le rayonnement devint visible, 300 000 ans aprĂšs le dĂ©but de lâexpansion. LâUnivers devint transparent. Avant cela, il Ă©tait obscurci par un dense brouillard de rayonnement.
Une fois Ă©tablie la rĂ©alitĂ© du « fond diffus cosmologique », ou « rayonnement cosmique », par la dĂ©couverte de Penzias et Wilson de 1964, une nouvelle quĂȘte commença afin de trouver et de mesurer dâĂ©ventuelles fluctuations dans ce rayonnement. Il devait nĂ©cessairement y en avoir pour rendre compte de la grande inhomogĂ©nĂ©itĂ© de notre Univers actuel. Les scientifiques voulaient utiliser le fond diffus de rayonnement pour dĂ©velopper et prĂ©ciser la thĂ©orie de la formation des galaxies. Câest alors que commence ma propre histoire, un mĂ©lange de dĂ©bats, de thĂ©ories et de tests observationnels. La thĂ©orisation avait commencĂ© en 1946, mais elle fut complĂštement abandonnĂ©e jusquâaux annĂ©es 1960. Elle impliqua ensuite trois dĂ©cennies dâun pĂ©nible travail de dĂ©tective qui se traduisit finalement par lâune des plus grandes dĂ©couvertes du XXe siĂšcle.
Le principal obstacle Ă notre comprĂ©hension de la formation des galaxies Ă©tait le manque de donnĂ©es sur les conditions initiales de lâUnivers primordial. Sans cela, les astronomes en Ă©taient rĂ©duits Ă tĂątonner dans le noir. Comme le Big Bang Ă ses dĂ©buts Ă©tait une intense Ă©poque radiative, la gravitĂ© avait beaucoup de mal Ă amplifier dâĂ©ventuels grumeaux de matiĂšre. Le rayonnement supplantait la gravitĂ©. Or il est intrinsĂšquement expansif alors que la gravitĂ© a tendance Ă contracter les amas de matiĂšre les plus denses.
Le phĂ©nomĂšne qui permet Ă la gravitĂ© dâengendrer des inhomogĂ©nĂ©itĂ©s de matiĂšre est appelĂ© instabilitĂ© gravitationnelle. Cette tendance Ă concentrer la matiĂšre fut totalement contrariĂ©e pendant les premiers 10 000 ans du Big Bang. Le rayonnement dominait alors la matiĂšre.
Des structures ne purent apparaĂźtre que lorsque lâUnivers se refroidit. Avec le temps, la matiĂšre finit par dominer Ă son tour le rayonnement. Les fluctuations de densitĂ©, qui Ă©taient prĂ©sentes dĂšs le dĂ©but, purent enfin, sous lâeffet des forces gravitationnelles, sâamplifier et constituer les germes des futures structures de lâUnivers. Une question cependant : en avaient-elles la force ?
Depuis 1967, une thĂ©orie sâintĂ©resse Ă ce problĂšme. Elle affirme que le fond diffus de rayonnement doit prĂ©senter la mĂȘme granularitĂ© que la matiĂšre car câest la gravitĂ© qui a couplĂ© le rayonnement Ă la matiĂšre. De fait, on observe depuis longtemps cette inhomogĂ©nĂ©itĂ© dans lâUnivers, mais hors de toute base thĂ©orique.
Dâabord, rien nâimpliquait lâexistence de structures, du moins aux Ă©chelles supĂ©rieures Ă celles des amas de galaxies. La prĂ©sence de structures Ă grande Ă©chelle, cependant, impliquait Ă son tour celle de fluctuations de grande ampleur dans le fond diffus cosmologique. Une premiĂšre estimation des annĂ©es 1970 donnait 10 %, mais cela fut vite considĂ©rĂ© comme exagĂ©rĂ© ; le fond diffus Ă©tait beaucoup plus lisse que cela. Mais en quoi cette question concernait-elle les thĂ©oriciens ? Ă lâĂ©poque, les cartes de distribution Ă grande Ă©chelle des galaxies Ă©taient trop vagues pour que les cosmologistes en tirent des conclusions claires.
Les physiciens Ă©tudiaient le couplage et la croissance des irrĂ©gularitĂ©s primordiales de densitĂ©, et commençaient Ă prĂ©dire des amplitudes de fluctuation. Mais le raisonnement qui consiste Ă imaginer des « bosses » dans la distribution Ă grande Ă©chelle des galaxies me paraissait bien vague. En 1967, alors que jâĂ©tudiais Ă Harvard, les rares observations Ă de telles distances, de lâordre de la centaine de millions dâannĂ©es-lumiĂšre, ne donnaient que des indications de structure purement qualitatives. On avait bien identifiĂ© les amas de galaxies mais au-delĂ , on Ă©tait dans le domaine de la conjecture.
Il parut cette annĂ©e-lĂ un article pionnier, signĂ© Arthur Wolfe et Rainer Sachs de lâUniversitĂ© du Texas Ă Austin, affirmant que rien ne sâopposait Ă lâexistence, Ă trĂšs grande Ă©chelle, de fluctuations de densitĂ©. Cette Ă©chelle incluait la plus grande distance parcourue par la lumiĂšre depuis lâĂ©mergence du rayonnement cosmique. Sachs et Wolfe pensaient que les fluctuations de densitĂ© de 10 % des galaxies, Ă lâĂ©chelle de 1 000 mĂ©gaparsecs, devaient y laisser une empreinte, sous forme de petites fluctuations de tempĂ©rature.
La course aux origines
Je ne pouvais tout simplement pas admettre ce raisonnement. Il nây avait aucune preuve de telles fluctuations gĂ©antes. Tout jeune doctorant Ă lâĂ©poque, je fus encouragĂ© par mon directeur de thĂšse. David Layzer, professeur dâastronomie Ă Harvard, Ă©tait un des rares iconoclastes dans ce domaine. Il sâĂ©tait forgĂ© une grande rĂ©putation en cosmologie. Il Ă©tait le hĂ©ros scientifique que jâĂ©tais venu rĂ©vĂ©rer Ă Harvard.
Les encouragements de Layzer mâaidĂšrent Ă ignorer le discours dominant en cosmologie et Ă suivre mon propre chemin. Comment pouvais-je dĂ©montrer que les fluctuations du rayonnement fossile nâĂ©taient pas une hypothĂšse, mais tout simplement inĂ©vitables ? Si jây parvenais, cela ouvrirait la voie Ă une nouvelle gĂ©nĂ©ration de tĂ©lescopes micro-ondes capables dâexplorer ces fluctuations.
En 1967, une question toute bĂȘte mâobsĂ©dait : nous sommes dans une galaxie, la Voie lactĂ©e, qui sâest formĂ©e au dĂ©but de lâUnivers. Mais Ă partir de quoi ? JâĂ©tais, moi aussi, persuadĂ© que les galaxies sâĂ©taient formĂ©es Ă partir dâinfimes inhomogĂ©nĂ©itĂ©s de la densitĂ© de matiĂšre. Mais cela aurait-il des consĂ©quences observables ?
La solution vint dâune direction complĂštement inattendue. Las de piĂ©tiner dans ma recherche, je mâinscrivis Ă une Ă©cole dâĂ©tĂ© Ă Woods Hole, dĂ©licieux village du cap Cod dans le Massachusetts, et institut dâocĂ©anographie mondialement cĂ©lĂšbre. Lâusage y Ă©tait dâorganiser chaque Ă©tĂ©, pour les thĂ©sards des universitĂ©s voisines, une sĂ©rie de confĂ©rences donnĂ©es par les meilleurs esprits. En 1967, le sujet Ă©tait la dynamique des fluides en astrophysique. Cela concernait les mĂȘmes Ă©quations que celles qui gouvernent les marĂ©es et le dĂ©bit des riviĂšres, mais appliquĂ©es Ă la vie et Ă la mort des Ă©toiles et des galaxies. AprĂšs tout, une Ă©toile nâest-elle pas une Ă©norme boule fluide, et lâUnivers un ensemble de milliards de milliards dâĂ©toiles ?
Un des confĂ©renciers Ă©tait George Field, alors astronome Ă Princeton, qui devait peu aprĂšs diriger le dĂ©partement dâastronomie de Berkeley. Je fus fascinĂ© lorsquâil prĂ©senta lâhistoire de lâUnivers comme la dynamique dâun fluide en expansion, et la formation des galaxies comme lâeffondrement et la fragmentation en Ă©toiles dâĂ©normes nuages de gaz.
Ă chaque Ă©tudiant fut attribuĂ© un projet. Le mien consistait Ă trouver un lien entre la formation des galaxies et le rayonnement cosmique. Il devait y avoir une connexion, quelque part dans lâobscur passĂ© du Big Bang. Sous la houlette de Field, je commençai mes calculs. Les galaxies Ă©taient nĂ©es dans une mer de rayonnement. De fait, si lâon remonte trĂšs loin dans le temps, le rayonnement domine tout, et lâeffondrement dâun nuage de gaz est inenvisageable. Cela imposait une limite, de quelques centaines de milliers dâannĂ©es aprĂšs le Big Bang, au-delĂ de laquelle les premiĂšres structures ont pu se former.
Cet Ă©tĂ©-lĂ , jâai travaillĂ© trĂšs tard dans les nuits Ă©toilĂ©es du cap Cod. JâĂ©tais passionnĂ©, travaillant toute la journĂ©e et une bonne partie de la nuit. Puis une inspiration mâest venue : il a dĂ» se produire de petites rides dans le rayonnement cosmique, et ces rides doivent se manifester comme dâinfimes fluctuations de tempĂ©rature dâun point du ciel Ă lâautre. Si ce nâĂ©tait pas le cas, les galaxies nâauraient pu se former. Jâen dĂ©duisis que lâon devait observer des fluctuations de tempĂ©rature de 0,03 % Ă des Ă©chelles allant jusquâĂ quelques minutes dâarc (il y a 60 minutes dâarc dans un angle de 1 degrĂ©).
à plus petite échelle, on ne devait pas observer de fluctuations. La « viscosité » du rayon...