Au moins en thĂ©orie, ce programme de recherche ne prĂ©sente pas de difficultĂ© majeure. Pendant lâillusion des douze points gris, par exemple, rien nâempĂȘche dâenregistrer lâactivitĂ© neuronale en divers endroits du cerveau pendant que les points sont visibles, et de comparer ces enregistrements avec ceux faits au moment oĂč les points ne sont pas vus. Crick et Koch pensaient que le domaine de la vision Ă©tait particuliĂšrement mĂ»r pour de telles recherches, car non seulement nous commençons Ă bien connaĂźtre les voies nerveuses qui transportent lâinformation de la rĂ©tine au cortex, mais Ă©galement parce que des dizaines dâillusions permettent de comparer des stimuli visibles et invisibles2. Toutes ces illusions partagent-elles des points communs ? Existe-t-il une forme unique dâactivitĂ© cĂ©rĂ©brale qui sous-tend tous les Ă©tats conscients et fournit une signature unifiĂ©e de lâaccĂšs Ă la conscience ? Lâidentification dâune telle signature ferait faire un pas de gĂ©ant Ă lâĂ©lucidation de cette Ă©nigme.
Crick et Koch avaient entrouvert la porte du labyrinthe. Ă leur suite, des dizaines de laboratoires commencĂšrent Ă explorer la perception consciente par le biais dâillusions semblables Ă celles que vous venez dâĂ©prouver. Trois Ă©lĂ©ments clĂ©s rendaient excitant ce programme de recherche. Tout dâabord, les illusions ne faisaient aucunement appel Ă une conception alambiquĂ©e de la conscience â il sâagit juste de comprendre lâacte de voir ou de ne pas voir, ce que jâappelle lâaccĂšs Ă la conscience. En second lieu, des dizaines dâillusions Ă©taient disponibles â comme nous allons bientĂŽt le voir, les chercheurs, devenus magiciens, ont vite appris Ă faire disparaĂźtre de la conscience nâimporte quel mot, nâimporte quelle image, et mĂȘme un gorille tout entier ! Enfin, ces illusions sont purement subjectives â vous seuls savez oĂč et quand les points disparaissent de votre vision. Il nâempĂȘche que les rĂ©sultats sont reproductibles : toute personne qui fixe lâimage Ă©prouve la mĂȘme expĂ©rience subjective. Nous nous accordons tous sur le fait quâun Ă©vĂ©nement bien rĂ©el, Ă©trange et fascinant, se produit dans notre conscience. Nous devons le prendre au sĂ©rieux.
En rĂ©sumĂ©, trois ingrĂ©dients suffisent Ă amener la conscience Ă portĂ©e de la science : la concentration des recherches sur lâaccĂšs Ă la conscience ; la panoplie dâillusions qui permettent de manipuler la conscience Ă volontĂ© ; et le fait de traiter les phĂ©nomĂšnes subjectifs comme dâauthentiques donnĂ©es scientifiques. Examinons-les Ă prĂ©sent en dĂ©tail.
Les facettes de la conscience
« Conscience : le fait dâavoir des perceptions, des pensĂ©es et des sentiments. Le terme est impossible Ă dĂ©finir, sauf en des termes qui sont eux-mĂȘmes inintelligibles si lâon ne sait pas ce que signifie la conscience⊠Rien de valable nâa jamais Ă©tĂ© Ă©crit Ă ce sujet. »
Stuart SUTHERLAND, International
Dictionary of Psychology (1996).
La science progresse souvent en introduisant des distinctions nouvelles qui raffinent les concepts souvent flous des langues naturelles. Un exemple classique dans lâhistoire des sciences est celui de la sĂ©paration des concepts de chaleur et de tempĂ©rature. Lâintuition traite ces deux termes comme des synonymes : aprĂšs tout, ajouter de la chaleur, câest augmenter la tempĂ©rature, nâest-ce pas ? Non â un bloc de glace, lorsquâon le rĂ©chauffe, fond tout en restant Ă une tempĂ©rature constante de zĂ©ro degrĂ©s. Un matĂ©riau peut trĂšs bien avoir une tempĂ©rature Ă©levĂ©e (par exemple une Ă©tincelle de feu dâartifice peut facilement atteindre quelques milliers de degrĂ©s), et contenir une chaleur si faible quâelle ne cause aucune brĂ»lure (parce que sa masse est trĂšs faible). Au XIXe siĂšcle, la distinction entre chaleur (la quantitĂ© dâĂ©nergie transfĂ©rĂ©e) et tempĂ©rature (lâĂ©nergie cinĂ©tique moyenne des particules qui composent un corps) a Ă©tĂ© lâune des clĂ©s du progrĂšs fulgurant de la thermodynamique.
Le mot conscience, tel quâon lâutilise dans la vie courante, ressemble au mot chaleur : en amalgamant plusieurs sens, il sĂšme la confusion. Nous ne pourrons apporter de lâordre Ă ce domaine quâen les sĂ©parant. Dans ce livre, je dĂ©fends lâidĂ©e que lâun dâentre eux en particulier, lâaccĂšs Ă la conscience, recouvre un concept particuliĂšrement clair et suffisamment restreint pour faire lâobjet dâexpĂ©riences prĂ©cises et susceptibles de jeter une certaine lumiĂšre sur lâensemble du problĂšme.
Quâest-ce donc que lâaccĂšs Ă la conscience ? Ă chaque instant, notre cerveau est saturĂ© dâinnombrables stimulations sensorielles. Cependant, notre conscience ne nous donne accĂšs quâĂ une toute petite fraction dâentre elles. Chaque matin, en me rendant au travail, je passe devant les mĂȘmes maisons sans jamais remarquer la couleur de leur toit ou le nombre de leurs fenĂȘtres. Assis Ă mon bureau, tandis que je me concentre sur lâĂ©criture de ce livre, ma rĂ©tine est littĂ©ralement bombardĂ©e dâinformations sur les objets, les photos et les Ćuvres dâart qui mâentourent. Au mĂȘme instant, mes tympans vibrent dâune superposition de musique, de chants dâoiseaux et de bruits de voisinage. Pourtant, tant que je parviens Ă rester focalisĂ© sur mon travail, toutes ces distractions restent aux confins de ma conscience : elles nây ont pas accĂšs.
LâaccĂšs Ă la conscience est Ă la fois extrĂȘmement ouvert et fortement sĂ©lectif. Son rĂ©pertoire potentiel est immense. Ă tout instant, en rĂ©orientant mon attention, je peux prendre conscience dâune couleur, dâun parfum, dâun son, dâun souvenir oubliĂ©, dâun sentiment, ou des multiples acceptions dâun mot familier. Si je commets une bourde, il se peut que mon esprit soit envahi dâune vive conscience de mon erreur, puis dâĂ©motions, de regrets et de stratĂ©gies pour reprendre le dessus. Ă un instant donnĂ©, pourtant, le rĂ©pertoire effectif de la conscience est minuscule. Chacun de nous ne peut guĂšre penser quâĂ une seule chose Ă la fois (mĂȘme si cette pensĂ©e peut ĂȘtre constituĂ©e dâun assemblage de plusieurs Ă©lĂ©ments, comme lorsque nous rĂ©flĂ©chissons au sens dâune phrase).
Cette contenance extrĂȘmement rĂ©duite oblige la conscience Ă se retirer dâun objet avant de pouvoir accĂ©der Ă un autre. Cessez un instant de lire et prĂȘtez attention Ă la position de vos jambes. Peut-ĂȘtre ressentez-vous une pression ou une douleur Ă tel ou tel endroit. Cette sensation vient dâaccĂ©der Ă votre conscience. Une seconde plus tĂŽt, elle nâĂ©tait que prĂ©consciente â accessible, certes, mais pas encore accĂ©dĂ©e, elle restait dans les limbes de lâinconscient. Cela ne signifie pas quâelle nâĂ©tait pas reprĂ©sentĂ©e dans votre cerveau : sans en avoir conscience, vous ajustez constamment votre posture en rĂ©ponse Ă des signaux inconscients. Cependant, lâaccĂšs Ă la conscience rend cette information disponible Ă lâensemble de vos facultĂ©s intellectuelles. Soudainement, elle devient accessible par la voie du langage : vous pouvez dĂ©crire ce que vous ressentez. Lâinformation consciente parvient Ă©galement Ă votre mĂ©moire, elle guide votre attention, vos intentions et vos plans dâaction. Câest prĂ©cisĂ©ment ce passage soudain du prĂ©conscient au conscient qui fait accĂ©der une information Ă la conscience et la rend disponible Ă mille et une opĂ©rations mentales, que jâanalyserai dans les prochains chapitres. Jâessaierai de clarifier ce qui se produit dans le cerveau Ă cet instant exact : les mĂ©canismes cĂ©rĂ©braux de lâaccĂšs Ă la conscience.
Pour ce faire, il nous faudra encore distinguer accĂšs Ă la conscience et orientation de lâattention â une nuance dĂ©licate mais indispensable. En effet, comment dĂ©finir ce quâest lâattention ? Dans ses magistraux Principes de psychologie (1890), William James en a proposĂ© une dĂ©finition demeurĂ©e cĂ©lĂšbre. Lâattention, selon lui, est « la prise de possession par lâesprit, sous une forme claire et vive, dâun objet ou dâune suite de pensĂ©es parmi plusieurs qui semblent possibles ». Malheureusement, cette dĂ©finition me semble amalgamer deux notions bien diffĂ©rentes et qui renvoient Ă des circuits cĂ©rĂ©braux distincts : la sĂ©lection et lâaccĂšs. « La prise de possession par lâesprit » est essentiellement ce que jâai appelĂ© lâaccĂšs Ă la conscience : le fait dâamener une information au premier plan de notre pensĂ©e, de sorte quâelle devienne un objet mental conscient que nous « gardons en tĂȘte ». Sous cet angle, lâattention se confond avec la conscience, pratiquement par dĂ©finition : toutes les fois quâun objet prend possession de notre esprit, si bien que nous puissions le dĂ©crire Ă dâautres (par mots ou par gestes), nous en sommes nĂ©cessairement conscients.
Cependant, la dĂ©finition de lâattention selon William James recouvre Ă©galement un deuxiĂšme processus : le fait dâisoler un objet de pensĂ©e parmi dâautres. Câest exactement ce que les sciences cognitives appellent aujourdâhui lâattention sĂ©lective. Ă chaque instant, notre environnement regorge de milliers de perceptions potentielles. Notre mĂ©moire, Ă©galement, fourmille de connaissances qui restent en sommeil. Afin dâĂ©viter la saturation, notre cerveau applique une sĂ©vĂšre procĂ©dure de sĂ©lection. Parmi dâinnombrables pensĂ©es en puissance, seule « la crĂšme de la crĂšme » parvient Ă notre conscience. Câest ce filtre trĂšs complexe que nous appelons lâattention. Notre cerveau Ă©limine impitoyablement toutes les informations dĂ©pourvues de pertinence pour nâen retenir quâune seule qui soit la plus saillante ou la plus adaptĂ©e Ă nos buts actuels. Ce stimulus est alors amplifiĂ© jusquâĂ prendre le contrĂŽle de notre comportement.
Il est Ă©vident, dĂšs lors, que la plupart de ces opĂ©rations de sĂ©lection attentionnelle, sinon toutes, doivent se dĂ©rouler en dehors de notre conscience. Comment pourrions-nous avoir la moindre pensĂ©e si nous devions, Ă chaque fois, commencer par passer au crible tous les candidats potentiels ? Le filtre de lâattention agit de façon inconsciente â et câest pourquoi lâattention est dissociable de lâaccĂšs Ă la conscience. Dans la vie de tous les jours, notre environnement est souvent saturĂ© de stimulations de toutes sortes, et nous utilisons alors lâattention afin de sĂ©lectionner celles qui mĂ©ritent dâaccĂ©der Ă notre conscience. Dans ces conditions, lâattention contrĂŽle la voie dâaccĂšs Ă la conscience3. Au laboratoire, cependant, nous parvenons Ă crĂ©er des situations si dĂ©pouillĂ©es quâil ne reste quâune seule information sur lâĂ©cran. Dans ce cas, la sĂ©lection nâest pas indispensable, et lâattention et la conscience apparaissent dissociĂ©es4. Inversement, dans dâautres expĂ©riences que nous discuterons plus loin, lâattention opĂšre Ă couvert, en amplifiant ou, au contraire, en filtrant certaines informations sans pour autant quâaucune dâelles ne finisse par parvenir Ă la conscience. En bref, lâattention et lâaccĂšs Ă la conscience sont des processus bien distincts.
Un troisiĂšme concept demande Ă ĂȘtre soigneusement mis de cĂŽtĂ© : la vigilance, que lâon appelle Ă©galement la « conscience intransitive » ou lâ« Ă©tat de conscience ». En français, lâadjectif conscient peut ĂȘtre transitif, comme lorsque nous dĂ©clarons ĂȘtre conscients de la forme dâun fruit ou de la beautĂ© dâune femme â nous parlons ...