– En sortant de la station de métro, prenez à gauche puis marchez jusqu’au carrefour. Continuez tout droit, il y a un escalier, une fois en bas, allez à droite jusqu’au numéro 7. Si vous mettez plus de six minutes, c’est que vous vous êtes perdue.
Voilà notre premier contact.
Quelques jours plus tard, je suis à la sortie du métro. Si je mets plus de six minutes, est-ce que je serai vraiment perdue ? Les feuilles de l’automne bruissent sous mes pas. Mon cœur bat très fort. Serge Gainsbourg murmure à mes oreilles. « Je te veux confiante, je te sens captive / Je te veux docile, je te sens craintive / Je t’en prie, ne sois pas farouche / Quand me vient l’eau à la bouche… » Depuis quelques jours, j’écoute cette chanson en boucle. C’est plus fort que moi. Ressemblera-t-il à P., cet homme que je m’apprête à rencontrer ? Je suis en bas des escaliers. Numéro 5. Numéro 7. J’y suis. Je coupe la musique, lève les yeux et regarde le dernier étage de l’immeuble. C’est là. Je ne sais pas comment je fais pour respirer.
À peine sortie de l’ascenseur, une porte s’ouvre. Je souris. Pas lui. J’avance dans le long couloir au bout duquel se trouve son bureau. Petit, murs blancs, tableaux colorés et en face de moi un fauteuil noir un peu menaçant. À ma gauche, le divan et sa boîte de mouchoirs, des livres, des souvenirs de voyages. Il aime voyager, l’idée me plaît.
Il s’installe dans le grand fauteuil, je m’assieds sur le divan. Pas trop loin ; je ne veux pas qu’il pense que j’ai peur de lui. Mais pas trop près ; parce que j’ai effectivement peur de lui.
– Je vous écoute.
Nous y voilà. Ne pas réfléchir. Parler. Vite. Je n’ai aucune conscience des mots que je prononce. Ils sortent, c’est tout. Je raconte les mercredis de mon enfance.
Quand je m’arrête, je reprends ma respiration, puis je l’observe.
– Vous avez un très joli sourire… qui cache beaucoup de tristesse.
D’habitude, tout le monde voit mon sourire, mais presque jamais ma tristesse.
– Il vous a fallu du courage pour me dire tout ça.
Je m’accroche à mon sourire.
– Vous avez besoin d’aide. Je dois réfléchir. Nous en reparlerons lors de la prochaine séance.
Nous retraversons le couloir en silence jusqu’à la porte d’entrée.
– Je ne serre jamais la main de mes patients.
– Ça tombe bien, parce que je n’aime pas…
– Mais avec vous, je vais le faire, ajoute-t-il, l’air amusé, sans me laisser finir ma phrase.
Il me tend la main. Je ne peux que lui tendre la mienne. Il la serre doucement.
Mon reflet est là dans le miroir de l’ascenseur. Indéfinissable. En sortant de l’immeuble, je me rends compte que je suis incapable de dire à quoi ressemble mon psy.
Je regarderai mieux la prochaine fois.
De cette jeune femme, je ne sais presque rien.
Une jolie brune d’une trentaine d’années, le regard vif, les yeux foncés. Elle est séduisante, souriante et réservée. Pas intimidée, réservée. Je la regarde et elle aussi m’observe. Elle prend la mesure de son interlocuteur.
La tranquillité qu’elle affiche n’est qu’une façade. Il lui est difficile d’être là, seule avec moi, un homme, bien plus âgé qu’elle, en position d’autorité. Elle a déjà connu cela.
J’ai soigné beaucoup de jeunes femmes qui lui ressemblent. Je sais à quel point c’est difficile, parfois périlleux. Des souffrances persistent derrière les apparences d’une vie normale. C’est exactement l’histoire de Sophie. Alors, en venant me voir, elle joue son va-tout.
L’apparente tranquillité du début de la séance a vite volé en éclats. Elle peine à me parler, à me regarder, à trouver sa place dans la pièce. Elle ne sait que faire de son corps, elle est sur la défensive, tendue. Un hérisson toutes piques dressées. Un corps paradoxal qui, en dépit de sa grâce, semble être un obstacle en soi et pour lui-même. Elle me regarde, me parle, me sourit, mais elle est figée à l’extérieur et agitée au-dedans. J’entends le « NON » qu’elle n’articule pas alors que son corps se referme de plus en plus sur lui-même et s’arrondit comme pour se protéger du dehors où je me trouve.
Je comprends que Sophie est habituée à souffrir en silence et à donner le change.
Mais notre rencontre doit être un moment de vérité où il lui faudra dire à un parfait étranger ce qui ne va pas. Elle en a le désir, elle en trouve la force et le courage. En peu de mots elle énonce des faits, comme à distance d’elle-même. Elle se contrôle. Elle contrôle la situation, jusqu’à ce que l’inconfort d’un bref instant de silence fasse tomber son masque et, discrètement, mouille son regard.
Lorsque nous reparlerons de cette première séance, Sophie dira : « Au début, j’étais dans un état limite. Je ne dormais plus, mangeais à peine, je rejetais le peu que j’avalais ; j’avais tout le temps peur d’être agressée, chez moi ou dans la rue. J’étais dans un état constant d’hypervigilance. Un ami m’avait convaincue de vous appeler. À l’extérieur, peut-être que rien ne se voyait mais, à l’intérieur, j’étais dans un état d’épuisement total. Ce qui m’a incitée à vous appeler ? La peur de me briser en mille morceaux… »
La semaine suivante, il a préparé une liste : celle des troubles anxieux.
– Dites-moi si quelque chose vous est familier.
Le syndrome de stress post-traumatique me saute littéralement à la figure : « Retour incessant des émotions du traumatisme sous forme de flashes, d’images et de rêves. » C’est toute ma vie qui est décrite dans ces quelques mots ! Quel choc. Je peux nommer ce que j’ai. C’est la première fois. Je murmure :
– Ici.
Il acquiesce. Il sait déjà. Il entoure aussi les mots « anxiété généralisée », et d’autres encore. Sans transition, il me parle d’antidépresseurs et d’anxiolytiques.
Non ! Non, je n’en prendrai pas. Les médicaments, c’est pour les faibles. Je ne suis pas faible. Il m’explique pourquoi il pense que j’en ai besoin et comment cela fonctionne. Je persiste. C’est non.
– Je ne vais pas faire ce travail difficile avec vous et vous lâcher dans la nature sans aucune sécurité, déclare-t-il fermement.
Peu importe, je ne prendrai pas de médicaments. Rien ne me fera changer d’avis.
– Je suis sûr que vous en avez besoin. La thérapie sera plus difficile si vous n’avez pas cette aide, m’explique-t-il calmement. Si vous ne voulez pas, je peux le comprendre et ne veux pas vous contraindre. Mais je vous dirigerai vers un autre thérapeute.
Il me met au pied du mur. Je finis par demander un temps de réflexion.
Pendant plusieurs jours, je ne dors pas. Je pleure beaucoup. Je me sens prise au piège. Je suis épuisée. Prendre des médicaments, je ne peux pas l’accepter. Ce serait une défaite. Je me réfugie auprès de mon mari, de mes amis et de mon médecin pour avoir leur avis. Personne n’est contre ce traitement médical. Personne. Je décide de demander conseil à un ami que je sais totalement « anti-psy ».
– Si tu décides de lui faire confiance, tu dois également faire confiance à sa méthode, tranche-t-il.
Suis-je capable de faire confiance à cet homme que je ne connais pas ? C’est toute la question.
De quoi Sophie souffre-t-elle ?
Elle est blessée depuis longtemps et ne guérit pas. Son passé traumatique est là constamment. Pensées et sensations intrusives s’interposent entre elle et la vie. Elle souffre d’un syndrome de stress post-traumatique. Cela se produit quand quelqu’un est confronté à des événements aigus dans un contexte de mort ou d’agression sexuelle. Il peut durer toute la vie. « J’avais l’impression de marcher dans un champ de mines. Ça n’arrêtait pas d’exploser et, au fil du temps, de plus en plus souvent », m’écrira Sophie plus tard. Sa mémoire n’a pourtant retenu que peu d’images du passé. L’essentiel est enfoui, mais ce qui persiste suffit à lui gâcher l’existence.
En plus d’un stress post-traumatique, elle souffre d’anxiété généralisée. L’anxiété généralisée semble sans cause et ne fait pas référence à un traumatisme. C’est une peur, sans raison claire, présente dans tous les moments de sa vie : la peur de tout, tout le temps. Elle s’accompagne d’un cortège de petites peurs précises, des phobies, déclenchées par des situations très banales. Ce sont des phobies qu’on appelle « spécifiques ». Elle a peur des hommes, elle a peur du sommeil, des rêves, du noir, du bruit, elle a peur des mots, des images, mais aussi des souvenirs, des transports, des lieux publ...