La puissance sous la guerre froide : la prédominance du quantitatif
Raymond Aron, dans plusieurs de ses ouvrages, dont l’incontournable Paix et guerre entre les nations3, a donné une définition désormais classique de la puissance :
« Au sens le plus général, la puissance est la capacité de faire, produire ou détruire. […] J’appelle puissance sur la scène internationale la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté à d’autres unités. En bref, la puissance politique n’est pas un absolu mais une relation humaine4. »
Dans un autre ouvrage, il précise que « en tant que concept politique, la puissance désigne un rapport entre les hommes mais comme, simultanément, il désigne un potentiel, non un acte, on peut définir la puissance comme le potentiel que possède un homme ou un groupe d’établir des rapports conformes à ses désirs avec d’autres hommes ou d’autres groupes5 ». Thierry de Montbrial, tout récemment, a simplifié la définition en disant que « nous appelons puissance la combinaison du potentiel et du passage à l’acte6 ».
Aron établit un certain nombre d’éléments constitutifs de la puissance :
l’espace qu’occupent les unités politiques ;
les ressources et matériaux disponibles et le savoir qui permet de les transformer ;
le nombre des hommes et l’art de les transformer en soldats (quantité et qualité des outils et des combattants) ;
la capacité d’action collective.
Il distingue donc des critères objectifs (ex : espace, matière et nombre), des critères subjectifs (capacité, volonté) et un but (commander, influencer, détruire). Zaki Laïdi synthétise l’importance de ces critères objectifs en parlant de « logique de stock 7 ». La puissance traditionnelle est donc mesurée à l’aune des moyens et de l’accumulation de ces moyens dont disposent les États (millions de soldats, de canons et d’avions, de têtes nucléaires, d’où la hiérarchie qui s’installe pendant la guerre froide : États-Unis-Union soviétique, France, Grande-Bretagne, Chine). Joseph S. Nye J.-R., de son côté, parle de hard power8. La puissance traditionnelle, pour l’analyste américain, se réfère à ces éléments tangibles quasi visualisables.
Dans le système classique, l’industrie et la technologie contribuent de façon déterminante à la hiérarchie mondiale et au classement des nations. Couplée au besoin militaire, l’économie s’articule autour de la production de biens technologiques poussée par la demande militaire. Cette « production massive de biens de destruction » implique une organisation ad hoc bureaucratique qui combine contrôle, management étatique et coordination des moyens de recherche et industriel9. Dans ce schéma, le militaire pilote et influence la R&D civile : « Ainsi, le besoin créé par la supériorité militaire entraîne son lot permanent d’innovation technologique. Pour parvenir à maintenir ou compenser leur supériorité, les États mettent en place des systèmes d’innovation contrôlés par eux et centrés sur cet objectif »10.
Il y a donc une corrélation entre recherche de la puissance, centralisation étatique et mise en œuvre de moyens industriels et technologiques. De 1945 à 1990, (mais on pourrait dire 1870-1990), ce modèle est le modèle dominant. La dimension militaire le structure11. Bien sûr, certains acteurs sont moins marqués que d’autres par cette dimension ; mais, comme l’Allemagne ou le Japon, c’est en raison de règles imposées à eux par d’autres acteurs dominants (les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale).
La fin de la guerre froide a-t-elle marquée la fin de la notion de puissance telle qu’Aron l’avait si bien définie ou en a-t-elle changé l’ordre ?
1990-2000 et la critique des considérants traditionnels de la puissance
Avec la fin de l’Union soviétique et l’avènement quasi complet de la mondialisation, les analystes annoncèrent l’apparition d’une nouvelle ère.
La vieille guerre froide disparaissait avec ses relents de militarisme. Désormais s’avançait une période irénique débarrassée des oripeaux guerriers du passé. La puissance s’analysait avec d’autres facteurs ; le primat de l’économie (comme George Bush « père » le proclamait en lançant le « New World Order ») s’imposait sur tous les autres.
Pour Joseph Nye, créateur du concept de « stabilité hégémonique », c’est-à-dire de la stabilité par la domination d’un État surpuissant (les États-Unis), la puissance militaire n’est plus qu’un élément subalterne. Sa maîtrise est nécessaire mais elle n’apporte pas les moyens d’une influence réelle sur le monde. C’est pour cela que Nye inventa le néologisme barbare de « non-fongibilité des vecteurs » qui décrit l’incapacité nouvelle des États avancés (notamment les États-Unis) à imposer désormais leurs valeurs par la force.
La superpuissance doit donc trouver d’autres moyens pour agir et influencer. C’est en ce sens que Nye a créé la notion de Soft Power. Les nouveaux mo...