Les juristes ne commentent plus seulement le contentieux des tenures. Leur attention se porte vers le roi. La féodalité n’avait jamais totalement absorbé le pouvoir du suprême seigneur fieffeux du royaume, celui dont théoriquement émanait toute concession de fief. D’ailleurs le roi avait toujours refusé de faire hommage à quiconque, fût-ce un seigneur beaucoup plus puissant que lui. Mais son excellence n’était que virtuelle, enserrée dans les mailles du réseau féodal.
Puis les temps changent, pour de multiples raisons. Parmi elles, une volonté patiente et obstinée de se distinguer de cet univers, de rassembler les trois ordres sous sa commune autorité. Une autorité qui, justement, change de qualification pour que soit claire la différence de nature entre le pouvoir royal et ceux des seigneurs. Le roi n’est plus le suzerain, le seigneur le plus élevé dans une hiérarchie féodo-vassalique. Il devient le sobiran (langue d’oc), le suvrain (langue d’oïl). À partir de 1260, la souveraineté, pouvoir qui s’impose à tous au-delà des solidarités vassaliques, l’emporte. Le roi continue par ailleurs à utiliser les mécanismes féodaux. Mais il les subvertit. Dès le début du XIVe, les prestations d’hommages au roi deviennent une pratique administrative dépersonnalisée. Les maîtres de la Chambre des comptes les enregistrent, et s’attachent à les dénombrer surtout pour en tirer des profits financiers, par le biais de l’aide pécuniaire et la perception des droits de mutation, sans oublier pour la guerre les ponctions en hommes, justifiées par le vieux service d’aide militaire. Ces droits ne sont plus féodaux que de nom : ils sont devenus un outil d’administration du royaume.
Cette évolution s’opère en parallèle avec un renouvellement des théories de l’État, qui le détachent de ses adhérences à la religion. Vigueur des remises en cause doctrinales, qu’avec hardiesse opèrent souvent des clercs.
Mais les luttes furent nombreuses, et pas toujours certaines. Il a fallu flétrir les ambitions seigneuriales, se mesurer au pape, s’assurer des communautés urbaines, contrôler le jaillissement des sources du droit. Trois siècles décisifs, au bout desquels l’autorité royale est encore endiguée. Parcourons-les.
SECTION I
LES NOUVELLES THÉORIES DE L’ÉTAT : DE LA THÉOCRATIE PONTIFICALE À LA SOUVERAINETÉ ROYALE
Nous avons vu quels dangers la théorie théocratique faisait courir lors des temps carolingiens à la notion d’État. Elle risquait de la vider de sa substance en le subordonnant à un autre but que sa propre exaltation. Or une évolution se dessine à partir du XIIIe siècle. Deux termes la résument : inadaptation des théories théocratiques, affermissement de la notion d’État et de souveraineté.
Inadaptation des théories théocratiques. À la fin du XIIIe et au début du XIVe, la papauté maintient ses thèses antérieures et reste fidèle à ses conceptions théocratiques. Pour Boniface VIII, le pape a la direction absolue du spirituel, et à ce titre juge tous les hommes. Mais d’autre part, il possède la suprême autorité dans le domaine séculier : tout ce qui se passe dans la société humaine le regarde. C’est l’union entre la théocratie pontificale et le sacerdotalisme : hors de l’Église, point de salut. Ce raidissement des théories théocratiques accentue leur inadaptation aux réalités de l’époque.
La tentative carolingienne d’unifier l’Europe dans l’Empire s’estompe dans le passé. On avait bien essayé de concilier unité impériale et pluralité des royaumes, mais celle-ci l’emportait. D’autant plus que les juristes d’Église y poussaient : affaiblir l’empereur d’Allemagne, pariaient-ils, c’est renforcer l’autorité du pape. Le canoniste Hugaccio de Pise (mort en 1210) reconnaît certes plena et absoluta potestas à l’empereur, mais attribue surtout à chaque roi une suprema potestas principalis et maior. L’Europe des États souverains est en train de naître, comme les contemporains le constatent en Angleterre, en Espagne et en France. Leurs monarques s’appuient sur des théories fondant l’autonomie d’un pouvoir qu’ils reconquièrent lentement, mais obstinément. Nés d’une exigence de renouveau et de pureté évangélique, les ordres mendiants les y aident, en rappelant la papauté à plus d’humilité. Ils critiquent le goût des richesses et du luxe des couches supérieures de l’Église. Dans un remarquable élan moderniste, les Dominicains détachent la société de l’Église, lui confèrent une autonomie qu’elle n’avait pas jusque-là. Un esprit laïque se constitue, en large partie grâce aux spéculations de clercs.
La révolution thomiste se manifeste ici dans tout son éclat. Saint Thomas d’Aquin (1225-1274) appartient à l’ordre des Dominicains. S’appuyant sur Aristote, il enseigne que les sociétés civile et politique sont indépendantes de l’ordre religieux, et lui ont même préexisté : la communauté politique n’est pas le résultat d’une projection divine. L’État doit donc conquérir son autonomie, les monarques peuvent commencer à s’affranchir des vieux moules théocratiques. Le temporel et le spirituel ont chacun leur spécificité. Et le docteur angélique (surnom admiratif donné à saint Thomas) d’ajouter que « ... dans les matières qui concernent le bien civil, il vaut mieux obéir à la puissance séculière plutôt qu’à l’autorité spirituelle ». Recommandation hardie, et les papes théocrates ne l’entendaient pas de cette oreille. Pourtant ils vont avoir à faire face à tout un corps de doctrines exaltant l’État et sa souveraineté.
Les théoriciens adversaires de la théocratie commencent à attaquer l’Église sur son propre terrain. Ils démontrent que les Écritures ont été mal interprétées. La pensée de l’Église leur paraît plus politique que dogmatique. Puis ils centrent leur argumentation sur l’idée que la notion d’unité aboutit à renforcer le pouvoir royal : l’unité de l’État doit se faire autour du monarque, et non pas autour de l’Église et du dogme chrétien. Marsile de Padoue écrit en 1324 que l’Église est avant tout les fidèles, et que sa souveraineté n’est que spirituelle. Les fidèles peuvent l’exercer et pas seulement le pape. Quelques années plus tard, Guillaume d’Occam attaque la papauté en lui reprochant ses richesses, et ses prétentions : le pape exerce la juridiction de Pierre, pas celle du Christ, elle est limitée au spirituel. Il répète que l’autorité des fidèles compte au moins autant que celle du pape. Puis les anti-théocrates entreprennent de dégager une doctrine de l’État et de la souveraineté royale. L’auteur anonyme du Rex Pacificus déclare que si l’unité de la société humaine découlant de sa création divine est obligatoire, elle se réalise d’abord dans l’État, qui est le cœur du corps dont l’Église est l’âme. L’État est le siège de la vie politique. À la même époque (1302), Jean de Paris note que l’État est une institution naturelle, ce qui aurait fait frémir Jonas d’Orléans (le prélat carolingien pour qui il n’y avait d’institution que religieuse), et que le but de la fonction royale est d’assurer le bien commun, c’est-à-dire de permettre aux sujets de vivre selon la vertu. Ceci signifie que le pouvoir civil doit promouvoir des vertus chrétiennes, mais aussi des vertus civiques, utiles à l’autorité publique qui pourrait avoir ses fins propres. Marsile de Padoue et Jean de Jandun, en 1324, vont encore plus loin, et posent une philosophie réelle du pouvoir. Toute autorité est d’origine humaine, Dieu laissant les hommes libres d’organiser la société à leur guise. Seule la société a naturellement la puissance nécessaire pour imposer l’application générale d’une loi. C’est en elle que réside l’État, et cela de façon exclusive, puisque la souveraineté est indivise du fait que la société est une.
Tout ceci est complètement étranger aux principes théocratiques et à l’idée de la royauté de droit divin. On est donc allé très loin en relativement peu de temps. On est passé de l’affirmation de l’autorité de l’office royal, totalement indépendant de l’Église, à la conception d’un État, qui, par ses aspirations multiples, contient en lui l’unité de la société, et peut, conformément au droit naturel issu de la création, avoir un idéal spécifique, distinct de l’idéal religieux.
Ce large et audacieux mouvement doctrinal concourt à expliquer qu’on passe à la même époque d’une conception féodale du pouvoir royal à une conception moderne, de la suzeraineté à la souveraineté. La notion de suzeraineté remontait à Suger, dont la doctrine peut se résumer ainsi :
– Le roi est au sommet de la hiérarchie féodale, constituée au premier degré par les princes territoriaux qui doivent tous l’hommage au roi, et l’hommage lige.
– Ce premier degré est prolongé vers le bas par les degrés inférieurs : ceux des arrière-vassaux du roi.
Très différente, la souveraineté royale est la supériorité du roi dans le royaume à laquelle tous sont soumis. Elle a le caractère d’une puissance suprême, ne se limite pas au monde des vassaux, mais s’étend à tous les habitants du royaume. C’est principalement grâce à l’effort doctrinal des légistes royaux qu’on est arrivé à une formulation claire de cette idée de souveraineté royale. Ces légistes sont en général issus de la petite noblesse ou de la bourgeoisie, et d’origine méridionale : ils sont imbus de droit romain, et totalement dévoués au roi auquel ils doivent leur carrière. Sur quoi ces docteurs insistent-ils ?
• Le roi de France est souverain : le droit du souverain est « public » ; la souveraineté est par essence inaliénable et imprescriptible, au contraire de ce que serait un bien patrimonial. Au niveau pratique, cela veut dire que le roi dispose de toutes les prérogatives de la puissance publique : monnaie, police, commandement, impôts.
• Cette notion de souveraineté se concentre à son niveau le plus haut dans le fait que le roi est justicier : « Toute justice émane du roi. » La justice concentre tous les autres pouvoirs, et surtout elle n’appartient qu’au roi. D’où la grande distinction entre justice déléguée et justice retenue. Le roi exerce sa justice retenue quand il juge lui-même : publiquement dans des audiences ; ou par écrit sur des requêtes, assisté par des légistes maîtres des requêtes de l’Hôtel. Il peut aussi la faire rendre par ses représentants : c’est la justice déléguée. Mais ces représentants ne sont pas titulaires du pouvoir judiciaire, strictement royal. Ils n’en sont que les instruments. Le roi peut les en dessaisir à tout moment. Une atteinte grave aux principes féodaux, car cela veut dire que les seigneurs ne sont que les délégués, les agents du roi.
• « Le roi est délié des lois » (Princeps legibus solutus est), s’essayent-ils à affirmer, non sans audace. Car ils tronquent le texte romain qu’ils citent littéralement, faisant passer pour la règle ce qui n’était que l’exception. Propagande, d’autant que les plus zélés s’accordent à reconnaître que le roi doit respecter les lois fondamentales du royaume, gouverner pour la justice et en prenant conseil.
• Enfin, les légistes sont pour une stricte séparation du spirituel et du temporel. Pour la laïcisation du pouvoir, même si celui-ci demeure chrétien. Le roi est totalement indépendant du pape pour le temporel ; tous les membres du royaume, clercs et laïcs, doivent lui être soumis pour les affaires temporelles ; la juridiction ecclésiastique ne doit s’occuper que de matières spirituelles ; le pape n’a aucun droit d’intervention dans les affaires du royaume ; les problèmes mixtes doivent relever de la compétence exclusive du roi ; le roi et ses officiers bénéficient d’une immunité religieuse spéciale : ils ne peuvent être excommuniés dans l’exercice de leurs fonctions.
Tout cela est théorique. Ce n’est que très progressivement que le roi deviendra ce que les légistes voulaient qu’il fût. Mais la formulation de ces idées, et surtout leur diffusion par les propagandistes royaux, va faciliter la tâche concrète de reconstruction. D’autre part, elle lui fournira un arrière-plan doctrinal, transformant une politique en un droit publ...