Grenelle de l’astrophysique
Il suffit de regarder attentivement un plan de Paris pour y voir un tronc d’arbre coupé avec ses cercles de croissance qui s’emboîtent plus ou moins régulièrement du cœur jusqu’à l’écorce. Chacun de ces cernes, correspondant à une année, porte l’empreinte du climat que l’arbre endura cette année-là. C’est ainsi que les cernes les plus étroits dénotent les années les plus sèches. Appliquée à la capitale, une telle dendrochronologie tient surtout au fait que Paris fut pendant les vingt siècles de son histoire une ville guerrière et murée.
Foyer des grandes voies d’eau drainant les richesses des terres les plus prospères du pays, la ville s’est toujours abandonnée à un vigoureux désir de croissance. Mais cette même géographie fluviale à laquelle Paris doit sa richesse, au point que la ville en porte la devise et l’emblème, est aussi la cause d’une extrême vulnérabilité. Bien avant que le réseau routier contemporain en reprenne le canevas et focalise chaque matin vers Paris des hordes de banlieusards motorisés, la convergence des cours d’eau a drainé de tout temps vers Paris les envahisseurs les plus divers. Pour s’en prémunir, la ville s’est toujours ceinturée de murailles. Tant qu’une enceinte subsistait, la croissance irrépressible de la cité suscitait tout le long des remparts une forme de congestion du tissu urbain. À la longue, l’enceinte finissait bien par céder, mais laissant chaque fois à Paris des cercles de nodosités qui subsistent encore aujourd’hui.
Après avoir repoussé loin de Paris les frontières de son royaume et les avoir garnies de places fortes invulnérables, Louis XIV avait pour un temps mis fin aux risques d’invasion. Débarrassé un bon siècle durant de toute forme de fortification, la ville se retrouva à la fin du XVIIIe siècle à nouveau ceinturée d’une enceinte bâtie cette fois par la Ferme générale pour assurer la perception des droits d’entrée les plus divers qui frappaient toutes les marchandises à destination des Parisiens. Le mur murant Paris – et qui rendait Paris murmurant – était bordé côté périphérie par une suite de chaussées plantées d’arbres, les boulevards extérieurs71. L’enceinte des Fermiers généraux ne fut pas de taille à contenir durablement la croissance de la capitale. Dès les années 1820, des rues s’amorçaient extra-muros, bordées de maisons champêtres que des entrepreneurs bâtissaient à bon compte pour toute une population d’ouvriers, de petits rentiers et même de modestes fonctionnaires.
C’est à cette époque que démarra le lotissement des solitudes maraîchères qui s’étendaient de Vaugirard à la Seine. Cette plaine, où Labienus le Romain vainquit Camulogène le Gaulois, était trop souvent inondée par le fleuve pour qu’y pousse une de ces bourgades que Paris captura les unes après les autres avant de les submerger d’une même boue de maisons grisâtres d’où pointe parfois un modeste clocher marquant l’ancienne place du village.
En 1823, un promoteur ambitieux, Léonard Violet, entreprit dans les plaines de Grenelle une opération immobilière d’une ampleur exceptionnelle. Violet avait judicieusement évalué l’intérêt de la proche périphérie de Paris : terrains peu coûteux à l’achat, pas ou peu d’impôts fonciers ni d’octroi sur les matériaux de construction, et surtout pas de règles d’urbanisme contraignantes. Il ne s’agissait pas moins que de créer une nouvelle petite ville avec ses places, ses rues, ses commerces, son église et même son théâtre, ouvert en 1828 avec, comme directeurs, Edmond et Jules Seveste. En 1808, Napoléon avait cru bon de restreindre la liberté théâtrale dans Paris intra-muros, et nombres de salles avaient fleuri au-delà des boulevards extérieurs. À la Restauration, les deux frères Seveste monopolisaient les théâtres hors les murs avec une formule de spectacle dans laquelle deux troupes se livraient à des chassés-croisés d’une salle à l’autre selon les besoins de programmes où alternaient vaudevilles et mélodrames.
La façade du théâtre de Grenelle, décorée de statues représentant Euterpe et Apollon, s’ouvrait sur la « rue du Théâtre ». Cette longue chaussée aboutissant à la Seine porte encore aujourd’hui le même nom alors que le théâtre a depuis longtemps disparu, remplacé dans les années 1930 par une bâtisse en brique au profil rappelant celui de l’ancienne salle, dont seul subsiste le modelé comme fossilisé dans la gangue urbaine. Traversant un quartier résidentiel à l’architecture disparate, la rue du Théâtre voit cohabiter assez harmonieusement de beaux immeubles en pierre de taille, des bâtiments plus modestes de l’époque ouvrière, récemment rénovés et embourgeoisés, quelques constructions récentes des années 1960 à 1970, et parfois, au fond d’une cour, la perle rare des agences immobilières, une maison de ville.
Depuis son retour de Californie, A*** loue un appartement rue du Théâtre, à deux pas de l’ancienne salle des frères Seveste. Comme tous les intellectuels et la plupart des universitaires, A*** n’avait jamais envisagé de s’installer ailleurs que rive gauche. Il aurait bien sûr préféré se poser au cœur de la montagne Sainte-Geneviève, le seul quartier possible pour un pur produit de l’université. À défaut, il n’aurait pas dédaigné un logement à la périphérie de la montagne Sacrée, du côté de Montparnasse ou de Saint-Germain-des-Prés. Avec son goût immodéré de l’exposition médiatique, A*** aurait été tout à fait à l’aise au sein de ces repères de l’intelligentsia germano-pratine.
Malheureusement, les émoluments d’un professeur d’université sont loin d’être suffisants pour s’établir dans un quartier devenu au mieux une vitrine de souvenirs, au pire un bazar pour touristes. Quand une librairie déménage alors qu’elle était une véritable institution depuis les années 1920, quand un célèbre disquaire ferme, quand des commerces de proximité mettent la clé sous la porte et qu’à leur place s’implantent des commerces de luxe, un astrophysicien n’est plus de force à y faire son nid, il doit se replier au loin, comme A*** le fit rue du Théâtre, dans les plaines de Grenelle.
À bien des égards, le choix de A*** semble des plus judicieux. En dix minutes, il peut rejoindre en voiture aussi bien l’Observatoire de Paris que les terrasses de Meudon, deux de ses lieux de travail attitrés. La tortueuse ligne 10 du métro lui offre aussi un accès rapide au prétendu campus de Jussieu, cette portion de cité-dortoir jetée en catastrophe au pied même du Panthéon pour absorber le trop-plein d’étudiants des années 1960, où il exerce son temps d’enseignement. Sans oublier que la même ligne dessert aussi le Collège de France, où A*** ambitionne de finir sa carrière, et l’Institut de France, qui ne devrait pas manquer de l’accueillir un jour au sein de l’Académie des sciences. Et puis, il ne déplait pas à A*** d’habiter une rue aussi paradoxale, au nom vide de sens, ce qui lui permet de piquantes reparties quand une jeune pimbêche lui demande quel spectacle se donne du côté de chez lui.
Au deuxième étage d’un bel immeuble en pierre de taille, aux encorbellements décorés de guirlandes de rose style Art déco, A*** occupe un quatre pièces dont les deux plus grandes donnent sur la rue, à peu près au sud, garantissant un ensoleillement surabondant que n’altère pas la petite bâtisse en vis-à-vis de l’autre côté de la rue. Ces deux pièces du devant communiquent par une porte à double battant que les A*** avaient retirée. La plus grande est la salle à manger où Inès a réussi à caser le piano droit qui lui permet de composer d’aimables bluettes. Dans un coin de la plus petite, qui fait office de salon, A*** s’est organisé une manière de bureau qu’il a équipé d’un kit wi-fi pour profiter sans entrave des charmes de l’Internet à haut débit. Il n’hésite pas ainsi à s’octroyer quelques pauses à la maison, tout en restant en contact étroit avec son laboratoire.