La Philosophie au secours du management
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La Philosophie au secours du management

  1. 208 pages
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La Philosophie au secours du management

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À propos de ce livre

Apprend-on Ă  manager? Existe-t-il des techniques ou des savoirs qu'il faut connaĂźtre pour gĂ©rer des Ă©quipes? En quoi la philosophie peut-elle nous y aider? Ce livre part d'une idĂ©e simple: pour devenir un bon manager, il faut avoir fait le deuil d'une certaine forme d'ego. Ce passage du « je » au « nous » collectif de l'entreprise est ambitieux car il s'oppose Ă  la nature profonde de l'homme. Il suppose de faire un chemin initiatique qui passe par l'incontournable « connais?toi toi?mĂȘme » de la philosophie. Patrick Errard aborde ici toutes les thĂ©matiques du management en les Ă©clairant Ă  la lumiĂšre des grands philosophes – la place de chacun dans l'entreprise, les questions du pouvoir et de la reconnaissance, le courage managĂ©rial, la valeur du travail, etc. Au terme de ce parcours, le manager aura mieux cernĂ© ses motivations propres et dĂ©veloppĂ© ses « savoir-ĂȘtre »: autant d'atouts pour se lancer dans cette aventure humaine qu'est le management. Patrick Errard est prĂ©sident du syndicat de l'industrie pharmaceutique en France (Leem) et directeur gĂ©nĂ©ral de la filiale française de la sociĂ©tĂ© Astellas. Il est mĂ©decin gastro-entĂ©rologue et a exercĂ© la mĂ©decine en tant que praticien hospitalier avant de rejoindre le secteur de l'industrie pharmaceutique.

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Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2015
ISBN
9782738166814

CHAPITRE 1

La conscience de l’autre ou l’impossible Ă©goĂŻsme


Au cours de ma carriĂšre, j’ai vu beaucoup de jeunes talents aspirer Ă  encadrer une Ă©quipe. Dans un processus de recrutement, c’est en effet trĂšs souvent un Ă©lĂ©ment de motivation Ă  la mobilitĂ©, comme si le management constituait non seulement un facteur clĂ© de progression de carriĂšre, mais plus encore un Ă©lĂ©ment intrinsĂšque de la reconnaissance d’une ascension sociale. S’occuper des autres n’est pas ce Ă  quoi les prĂ©tendants pensent en premier, mais bien Ă  exercer la responsabilitĂ© d’une Ă©quipe, et donc une forme de pouvoir sur les autres. Le mot est lĂąchĂ© : « pouvoir ». Pouvoir quoi, et au service de qui ? Cette double question est rarement prĂ©sente dans les esprits – pourtant brillants – de ceux qui s’aventurent sur la pente ascensionnelle du management, un peu comme on escalade une pyramide. Laurence Peter utilisait du reste cette mĂȘme pyramide comme le symbole de l’élĂ©vation de l’homme jusqu’à son propre niveau d’incompĂ©tence. Je trouve pour ma part que cela pose le problĂšme de l’incompĂ©tence un peu tard. La rĂ©alitĂ© est tout autre : la question de l’aptitude managĂ©riale est quelque chose qui doit se dĂ©tecter dans les gĂšnes mĂȘmes de ceux qui prĂ©tendent pouvoir endosser le costume de manager. Elle rĂ©side d’abord et avant tout dans la capacitĂ© que nous avons Ă  prendre conscience de l’autre, Ă  se placer autant qu’il est possible de son point de vue et Ă  contempler le monde en spectateur intĂ©ressĂ© et bienveillant.

« J’existe puisque tu existes »

Chacun d’entre nous dispose, dans son chemin de vie, d’opportunitĂ©s qui lui sont offertes de rĂ©veiller cette conscience de l’autre, et par consĂ©quent de se libĂ©rer de l’égocentrisme naturel de l’homme. Je voudrais partager avec vous ce qui fut pour moi l’élĂ©ment rĂ©vĂ©lateur de ce chemin que je qualifie souvent d’initiatique.
En rĂ©alitĂ©, je me suis souvent demandĂ© comment j’étais un jour passĂ© de l’exercice de la mĂ©decine au mĂ©tier d’entrepreneur. J’aimais bien l’ambiance de l’hĂŽpital. Je pouvais y travailler jour et nuit, sans relĂąche, sans dormir, tenir jusqu’à soixante-douze heures d’affilĂ©e, de garde au service des urgences de l’hĂŽpital de Saint-Denis.
Il y rĂ©gnait une atmosphĂšre Ă©trange, une sorte d’agitation bien ordonnĂ©e autour des malades qui affluaient par dizaines, s’inquiĂ©tant Ă  juste titre du temps qu’il leur faudrait attendre pour pouvoir ĂȘtre examinĂ©s. S’occuper des urgences de cette ville emblĂ©matique de la Seine-Saint-Denis, c’était faire Ă  la fois de la mĂ©decine de guerre et de l’humanitaire. On y voyait de tout : des bobos sans importance, des plaies par balles ou par arme blanche, des drames de la vie quotidienne conduisant parfois Ă  la tentative de suicide, une angine chez un gamin qui pleure et empĂȘche les parents de dormir, les ravages de l’alcool souvent encadrĂ©s par des policiers excĂ©dĂ©s, et puis des pathologies que je qualifierais volontiers d’« exotiques ». Je me souviens ainsi d’avoir fait le diagnostic d’une lĂšpre chez un Malien arrivĂ© tout rĂ©cemment en France par un circuit tout aussi rocambolesque que clandestin.
On voyait vraiment de tout Ă  Saint-Denis. On passait sans cesse de la mĂ©decine gĂ©nĂ©rale Ă  la rĂ©animation intensive, quand il ne fallait pas en plus s’improviser chirurgien. La salle d’attente reflĂ©tait non pas la diversitĂ© comme on dit maintenant, mais tout simplement la planĂšte et ses habitants. Tout ce monde cohabitait tant bien que mal. Parfois, il nous arrivait de voir dĂ©bouler une famille entiĂšre en proie Ă  une rixe avec une bande rivale. Il nous fallait faire Ă  la fois face Ă  la violence et Ă  la misĂšre de ces gens sans travail, sans avenir, et souvent sans papiers. Lorsque je pouvais m’autoriser Ă  souffler quelques minutes, une tasse de cafĂ© Ă  la main, j’observais ces habitants de la Terre et jouais Ă  des devinettes : celui-lĂ , que fait-il dans la vie ? Cette vieille dame toute seule, oĂč est sa famille ? Et ce gamin, que deviendra-t-il dans vingt ans ? Je me surprenais Ă  guetter un signe, un comportement, une parole qui puisse me mettre sur la voie.
Qu’étais-je au fond ? Un mĂ©decin urgentiste ou bien un tĂ©moin de cette diversitĂ© sociale ?
Trois fois par semaine, j’assurais une consultation de gastro-entĂ©rologie. Je disposais alors d’un peu plus de temps pour discuter avec les patients et leurs familles. C’est lĂ  que j’ai compris ce que j’aimais profondĂ©ment dans ce mĂ©tier : la relation avec les autres. Certes l’énigme de la maladie, la logique du processus de diagnostic et le choix des traitements procurent indĂ©niablement une sorte d’excitation intellectuelle tout Ă  fait singuliĂšre. Mais la mĂ©decine sans la relation Ă  l’autre serait sans doute profondĂ©ment ennuyeuse. La communication entre le mĂ©decin et le malade est de ce point de vue un modĂšle relationnel tout Ă  fait particulier. D’abord parce qu’il existe une sorte de hiĂ©rarchie entre ces deux individus puisque l’un est souffrant, alors que l’autre est, jusqu’à preuve du contraire, en bonne santĂ©. Ensuite, parce que le premier s’inquiĂšte de ce qu’il ne sait pas encore, et que le second dĂ©tient le savoir qui lui permet d’identifier la cause du mal. Enfin, tous deux installent une relation de dĂ©pendance et de confiance implicite, sans laquelle l’action thĂ©rapeutique n’est pas possible. Quand on est mĂ©decin, on ressent souvent ce sentiment de pouvoir. Il s’agit plus en rĂ©alitĂ© d’un sentiment de « pouvoir faire » que de pouvoir sur l’autre. Cet Ă©tat permanent qui habite le thĂ©rapeute dans sa relation au patient procure donc une sorte d’impression de puissance et peut conduire dans certains cas Ă  une relation dominante, voire arrogante vis-Ă -vis de celui qui espĂšre. Pour la mĂȘme raison, l’échec en mĂ©decine est particuliĂšrement violent. Il renvoie au mĂ©decin toute la frustration d’une impuissance rĂ©vĂ©lĂ©e, et dont l’expression la plus cruelle est la mort. On touche au sacrĂ© dans la relation mĂ©decin-malade. Cette sanctuarisation du rapport humain s’inscrit alors dans ce que les philosophes considĂ©raient comme le caractĂšre divin du monde, Ă  la fois immanent et transcendant. Immanent, car le rapport intime de ces deux personnes ne se situe pas ailleurs que dans l’espace constituĂ© de la maladie, transcendant, car il y a dans chaque guĂ©rison quelque chose de supĂ©rieur Ă  nous. L’ñme influe sur le corps et le corps sur le physique. C’est en cela qu’il y a un aspect transcendantal dans la mĂ©decine, et donc Ă  toute relation qui fait intervenir le corps et l’esprit.
Je me souviens ainsi d’un patient, un homme d’une soixantaine d’annĂ©es d’origine algĂ©rienne, que j’avais examinĂ© Ă  ma consultation pour des brĂ»lures d’estomac. DĂšs les premiĂšres minutes de l’interrogatoire, on pouvait percevoir une anxiĂ©tĂ© patente dans la façon avec laquelle il relatait ses symptĂŽmes, comme s’il prĂ©sentait quelque chose de grave. Pourtant, les brĂ»lures Ă©pigastriques sont des signes frĂ©quents en gastro-entĂ©rologie, et se soldent fort heureusement dans la plupart des cas par un verdict rassurant. Mais lĂ , alors que rien d’alarmant ne pouvait Ă©veiller mon esprit, cet homme portait en lui une forme d’intuition qui se lisait sur son visage. Je me rendis compte qu’il m’était impossible de le rassurer tant il Ă©tait persuadĂ© d’avoir un cancer, ce qu’il verbalisa lui-mĂȘme aprĂšs que je lui eus expliquĂ© ce que nous allions faire pour en avoir le cƓur net. Je le revis aprĂšs avoir pratiquĂ© une gastroscopie et des biopsies sur un ulcĂšre de la partie haute de son estomac. Celles-ci revinrent positives, il s’agissait bien d’un adĂ©nocarcinome gastrique. Lorsqu’il fallut lui annoncer la mauvaise nouvelle, je fus Ă©tonnĂ© par le changement radical de son Ă©tat d’esprit. Non seulement il accepta sereinement ce coup du sort, mais il contribua Ă  inverser quelque peu les rĂŽles : « Ne vous inquiĂ©tez pas, docteur, vous avez fait ce qu’il fallait faire, maintenant Dieu fera le reste. Inch Allah ! »
En vĂ©ritĂ©, cet homme musulman et profondĂ©ment croyant avait placĂ© dans notre relation une providence divine, comme pour mieux rĂ©tablir l’équitĂ© entre nous. Il Ă©tait entrĂ© dans la salle de consultation soumis Ă  mon savoir, et en sortait en plaçant Dieu Ă  ses cĂŽtĂ©s, reprenant ainsi l’ascendant sur le sachant. Ce patient fut guĂ©ri de son cancer, et je le revis Ă  plusieurs reprises pendant des annĂ©es. Il allait bien, avait repris son travail dans le bĂątiment, et entretenait malgrĂ© sa guĂ©rison une sorte de rituel matĂ©rialisĂ© par cette consultation que nous consacrions Ă  deviser de choses et d’autres plus qu’à son bilan de santĂ©. Il s’était nouĂ© entre nous, je ne dirais pas une amitiĂ©, non, mais une sorte de complicitĂ©. Je connaissais tout de sa vie, et il connaissait beaucoup de choses de la mienne. Un jour, il m’avoua que son rĂȘve Ă©tait que son fils devienne mĂ©decin.
« Pourquoi ?, lui demandai-je.
– J’aimerais que mon fils s’occupe des autres comme toi tu le fais », me rĂ©pondit-il aprĂšs quelques secondes de rĂ©flexion.
Je compris alors que sa motivation n’était pas sociale, mais humaniste. Cet homme de condition modeste, immigrĂ© d’AlgĂ©rie Ă  la fin des annĂ©es 1970, voyait en la mĂ©decine le symbole d’une relation sociale idĂ©alisĂ©e. Certes, c’était mon mĂ©tier, mais je m’étais occupĂ© de lui avec autant de soin que je l’aurais fait, pensait-il, pour une personne de ma condition sociale.
À Saint-Denis, il y avait des centaines de patients comme lui. C’est Ă  eux que je dois cette prise de conscience : l’essentiel se trouve dans la relation Ă  l’autre. Elle conditionne ce que nous sommes et ce que nous ne serons pas. Elle autorise et interdit, elle influence et rend libre. Je compris Ă©galement que communiquer est ce qu’il y a de plus « prĂ©sent » dans une vie. L’interdĂ©pendance Ă  celui qui est en face, vivant, en communion par la parole et le geste, donne Ă  l’instant tout son sens : j’existe puisque l’autre existe, tu existes puisque je suis lĂ . L’instant partagĂ© est donc le premier remĂšde contre l’angoisse de la finitude. C’est en cela que la relation intime entre le malade et son mĂ©decin a une vertu thĂ©rapeutique parfois tout aussi puissante que n’importe quel mĂ©dicament. Sanctuariser le prĂ©sent dans la relation Ă  l’autre supporte ainsi l’idĂ©e que l’on est installĂ© dans la rĂ©alitĂ© de la vie, et quel que soit le sujet, qu’il fasse rĂ©fĂ©rence au passĂ© ou Ă  l’avenir, il donne un sens Ă  ce qui n’en a pas. Nous y reviendrons un peu plus tard.

Être « Ă  l’adresse de l’autre »

Pour l’heure, il convient de se souvenir que la reconnaissance de l’autre, c’est-Ă -dire de son existence en tant que telle, ne nĂ©cessite pas forcĂ©ment d’y consacrer de longs entretiens, dont le nombre de minutes passĂ©es attesterait de l’intĂ©rĂȘt qu’on lui porte. Pas plus qu’elle ne peut se contenter de l’octroi d’une prime ou d’une promotion qui sont plus l’expression de la reconnaissance de l’entreprise que de celui qui l’annonce.
Être « Ă  l’adresse de l’autre », c’est reconnaĂźtre l’autre en s’adressant Ă  lui et Ă  lui seul. ReconnaĂźtre l’autre, cela commence par des choses aussi simples que de dire « bonjour ». D’ailleurs, j’ai pu noter au fil du temps que celles et ceux qui font l’effort de saluer leurs collĂšgues, le font gĂ©nĂ©ralement en adressant un bonjour « Ă  l’amĂ©ricaine », sorte d’équivalent du « Hi ! », auquel on ajoute parfois un « ça va ? » de circonstance. Ce phĂ©nomĂšne, en grande partie Ă©ducationnel, est le tĂ©moin du peu d’attention que l’on porte Ă  enseigner la manifestation la plus Ă©lĂ©mentaire de la reconnaissance de l’autre. Le « bonjour » qui n’est pas suivi du prĂ©nom ou du nom de la personne croisĂ©e devient un bonjour « gĂ©nĂ©rique » que l’on peut copier indĂ©finiment tout au long de la journĂ©e pour qu’il puisse s’adresser Ă  tout le monde et en rĂ©alitĂ© Ă  personne. La question « ça va ? » n’appelle en gĂ©nĂ©ral pas de rĂ©ponse. D’abord, parce que la moitiĂ© du temps les gens s’en moquent et, pour l’autre moitiĂ©, ils craignent une rĂ©ponse qui les entraĂźnerait dans une conversation qui ne soit pas de mise. On peut nĂ©anmoins accepter que dans un monde moderne qui vit Ă  cent Ă  l’heure, nous n’ayons guĂšre le loisir de faire plus. En ce cas, l’expression du visage de celui qui salue doit pouvoir ĂȘtre de nature Ă  manifester un peu de sincĂ©ritĂ© Ă  cet automatisme de politesse. Dans le processus de reconnaissance de l’autre, le regard est un Ă©lĂ©ment essentiel du non-verbal. Sur ce point, nous nous sommes tous fait piĂ©ger. Sans tomber dans l’excĂšs qui consiste Ă  soutenir intensivement le regard de l’autre (ce qui peut mettre mal Ă  l’aise !), l’échange avec autrui passe fatalement par celui des regards. Or nous nous sommes tous pris en dĂ©faut dans une conversation oĂč, rĂ©flĂ©chissant Ă  ce que nous allions dire, nous interrogions notre cerveau gauche en Ă©chappant au « visuel ». Ce n’est pas grave en soi, mais l’empressement que l’on peut mettre Ă  s’inscrire dans le dĂ©bat et l’anticipation de ce qui va se dire peut conduire Ă  ne pas prendre le soin d’arrĂȘter de penser pour Ă©couter. Ainsi nous trouvons-nous dans cette situation paradoxale oĂč nous sommes pleinement dans la matĂ©rialitĂ© d’un rendez-vous, sans pour autant reconnaĂźtre l’existence de celle ou celui qui est en face de nous. Beaucoup de managers ont du mal Ă  corriger ce travers que nous avons tous plus ou moins. Il faut pour cela un peu d’entraĂźnement, et commencer par apprendre Ă  ralentir son rythme de pensĂ©e pour dĂ©dier entiĂšrement son corps et son esprit Ă  « l’adresse de l’autre ». Cela vaut pour le simple « bonjour » qui reprend tout son sens quand il est soutenu par le regard et un sourire, comme pour une conversation plus longue oĂč il n’est nĂ©anmoins pas interdit d’échapper de temps Ă  autre Ă  ce contact visuel.
Par consĂ©quent, le premier travail qu’il convient de faire, c’est de reconnaĂźtre l’autre comme l’indispensable tĂ©moin de sa propre identitĂ©. C’est en ce sens que le statut de manager invite Ă  un Ă©tat permanent d’interdĂ©pendance avec le monde qui nous entoure. En rĂ©alitĂ©, pour diriger il faut exister « par l’autre » et non « par soi-mĂȘme ». C’est ce que nous dĂ©finirons comme « l’impossible Ă©goĂŻsme ». En considĂ©rant ce principe comme fondamental Ă  l’exercice de la fonction managĂ©riale, on comprend mieux pourquoi l’égocentrisme met en danger celui qui est en responsabilitĂ© d’autrui. Si je pense Ă  moi, je ne pense pas Ă  l’autre, je ne peux donc pas le reconnaĂźtre, et par consĂ©quent je ne puis ĂȘtre Ă©galement reconnu puisque j’ignore l’existence de celui dont je suis responsable. Le management est en quelque sorte l’art d’exister par l’autre. Or la nature profonde de l’homme, pour des raisons Ă©videntes qui le poussent d’abord Ă  se « prĂ©server », ne tend pas spontanĂ©ment Ă  cette mĂ©canique relationnelle. Nous allons voir comment tĂ©moigner trĂšs simplement de cette philosophie.

Accuser réception de ce qui nous est adressé

La composante principale de la reconnaissance de l’autre rĂ©side dans la rĂ©ception de sa pensĂ©e, et de l’intĂ©gration de ce qu’elle signifie dans le contexte d’une rĂ©union ou d’une conversation, c’est-Ă -dire une fois de plus au moment prĂ©sent oĂč elle s’exprime. De ce point de vue, la technique de la « reformulation des idĂ©es » est vieille comme le monde, puisqu’elle s’inspire ni plus ni moins de la maĂŻeutique chĂšre Ă  Socrate. Socrate proposait, par l’interrogation, d’amener son interlocuteur Ă  prendre conscience de ce qu’il sait implicitement, Ă  l’exprimer et Ă  le juger. Or la reformulation, qui comprend intrinsĂšquement la question prĂ©liminaire « si je vous ai bien compris », est une forme d’exercice de cet art qui vise Ă  faire Ă©clore la pensĂ©e de l’autre, et la reconnaĂźtre comme telle. IndĂ©niablement, il m’est arrivĂ© d’user souvent de cette mĂ©thode pour m’inviter Ă  mieux considĂ©rer la controverse. NĂ©anmoins, elle a ses limites et peut, utilisĂ©e Ă  l’excĂšs, donner un air faussement naĂŻf, ou bien au contraire un ton professoral Ă  celui qui y a recours. La reconnaissance de la pensĂ©e extĂ©rieure peut aussi passer par le silence pour peu qu’il marque l’attention dans ce que le non-verbal exprime. Pour ma part, je trouve que la reformulation est plutĂŽt bien adaptĂ©e au dĂ©bat collectif dans la mesure oĂč elle en facilite la synthĂšse, alors que l’écoute silencieuse me paraĂźt plus puissante en dialogue singulier. L’un et l’autre accusent rĂ©ception de l’idĂ©e exprimĂ©e, pour autant signifie-t-elle qu’on la partage ?
C’est lĂ  un autre piĂšge dans lequel il est aisĂ© de tomber. Il arrive assez frĂ©quemment dans le monde de l’entreprise que le fait d’avoir Ă©tĂ© entendu signifie que l’on a obtenu l’assentiment de celui qui vous a Ă©coutĂ©. Par ailleurs, beaucoup de managers pensent que l’écoute de l’autre signifie intrinsĂšquement qu’on en accepte les idĂ©es. Cela est tellement vrai que dans les entretiens de recrutement, il m’est arrivĂ© d’interviewer des candidats qui, par exemple, prĂŽnaient parmi leurs qualitĂ©s la tolĂ©rance, en illustrant leur propos par le fait qu’ils avaient une Ă©coute attentive des idĂ©es exprimĂ©es par les autres. Cependant, la reconnaissance de l’ĂȘtre en tant que tel et l’acceptation de ce qu’il exprime sont deux notions diffĂ©rentes. On peut mĂȘme dire que, d’un certain point de vue, la tolĂ©rance universelle aux idĂ©es exogĂšnes est une notion dangereuse en management. À l’excĂšs, la tolĂ©rance apparaĂźt vite comme un signe de faiblesse, ce qui n’est jamais bon pour celle ou celui qui entend assumer son rĂŽle de leader. Je me souviens ainsi d’un entretien que j’...

Table des matiĂšres

  1. Couverture
  2. Titre
  3. Copyright
  4. DĂ©dicace
  5. Préambule à la notion de philosophie managériale
  6. Chapitre 1 - La conscience de l’autre ou l’impossible Ă©goĂŻsme
  7. Chapitre 2 - Le management, c’est ici et maintenant !
  8. Chapitre 3 - Indivisible entreprise
  9. Chapitre 4 - Savoir garder la morale
  10. Chapitre 5 - Y a-t-il une justice dans l’entreprise ?
  11. Chapitre 6 - L’indispensable sanction
  12. Chapitre 7 - L’éthique en action
  13. Chapitre 8 - Cette étrange idée du pouvoir
  14. Chapitre 9 - Le pari de l’amour
  15. Chapitre 10 - OĂč est passĂ© le courage managĂ©rial ?
  16. Chapitre 11 - Peut-on diriger sans hiérarchie ?
  17. Chapitre 12 - Qu’on me dise la vĂ©rité !
  18. Chapitre 13 - L’inestimable valeur du travail
  19. Chapitre 14 - Le succĂšs de l’échec
  20. Chapitre 15 - Corps ou esprit : lequel commande ?
  21. En guise de conclusion

  22. Quelques ouvrages philosophiques dans la bibliothÚque du manager
  23. Table