La construction sociale de lâusage de drogues conduit Ă considĂ©rer comme une Ă©vidence la relation entre « drogue » et « jeunesse ». Le discours rĂ©current depuis une trentaine dâannĂ©es qui dĂ©nonce la juvĂ©nilisation de la consommation, comme celui stigmatisant la dĂ©linquance des mineurs, sont Ă cet Ă©gard particuliĂšrement rĂ©vĂ©lateurs. Mais dĂ©construire les reprĂ©sentations collectives de la « jeunesse en danger » ne doit pas masquer la question sociologique posĂ©e par la variation des pratiques sociales selon les Ăąges de la vie. Dans quelle mesure les effets dâĂąge et les effets de gĂ©nĂ©ration jouent-ils sur la constitution des carriĂšres ? Plusieurs types de donnĂ©es permettent dâapporter quelques Ă©lĂ©ments de rĂ©ponse : donnĂ©es Ă©pidĂ©miologiques, statistiques policiĂšres, enquĂȘtes sur les dĂ©tenus rĂ©cidivistes.
Les effets dâĂąge
Des enquĂȘtes Ă©pidĂ©miologiques rĂ©alisĂ©es sur les adolescents en population gĂ©nĂ©rale (Choquet, Ledoux, 1994), on peut retenir plusieurs constats : la place plus grande, parmi les 11-19 ans, des produits licites (tabac, alcool) par rapport aux produits illicites2 ; lâaugmentation sensible des consommations de drogues avec lâĂąge, particuliĂšrement entre 14-15 ans (12 %) et 16-17 ans (31 %) ; les conduites diffĂ©rentielles des garçons, pour qui alcool et tabac prĂ©dominent, comparĂ©es aux filles, pour qui tabac et drogues illicites arrivent en tĂȘte. Si le haschich ou la marijuana sont les drogues illicites les plus consommĂ©es, alors que la cocaĂŻne et lâhĂ©roĂŻne restent exceptionnelles, il ressort quâil nâexiste pas de diffĂ©rence entre le niveau de consommation des jeunes urbains, des ruraux ou des jeunes de banlieue. De plus, lâusage de drogues nâest pas liĂ© Ă la nationalitĂ© ou Ă lâorigine ethnique, contrairement Ă ce qui est observĂ© pour le tabac et lâalcool. Une enquĂȘte du CADIS sur un Ă©chantillon de 9 919 lycĂ©ens en 1997, rĂ©vĂ©lait que prĂšs du tiers de la population enquĂȘtĂ©e avait consommĂ© au moins une fois du cannabis au cours de lâannĂ©e, 1,7 % de lâhĂ©roĂŻne, 3,4 % de lâecstasy (Baillon, 1998). Une analyse secondaire de lâenquĂȘte CADIS permet de distinguer les zones dâĂ©ducation prioritaires (ZEP). Elle montre que la consommation de cannabis, dâalcool et de tabac est nettement moins forte dans les lycĂ©es situĂ©s en ZEP que dans les autres lycĂ©es ; ainsi le taux de consommation de cannabis est-il de 19 % contre 31 % dans les autres. Toutefois, pour les autres produits illicites, câest parmi les Ă©lĂšves des ZEP quâon trouve le pourcentage le plus Ă©levĂ© dâusagers frĂ©quents (au moins dix fois au cours de lâannĂ©e).
Les statistiques policiĂšres permettent de prĂ©ciser la distribution des catĂ©gories dâĂąge parmi les personnes interpellĂ©es pour infractions Ă la lĂ©gislation sur les stupĂ©fiants (OCRTIS, 1998). Si le nombre dâusagers interpellĂ©s de moins de 15 ans est nĂ©gligeable, il croĂźt fortement entre 18 et 25 ans, avant de retomber aprĂšs 26 ans, pour devenir minime aprĂšs 30 ans3. Notons au passage que lâon retrouve des Ă©carts plus accentuĂ©s encore en ce qui concerne les autres catĂ©gories dâinfractions (usage-revente, revente, trafic local). En revanche, en termes de produits, et notamment si on sâen tient au cannabis et Ă lâhĂ©roĂŻne qui reprĂ©sentaient 80 % et 14 % des interpellations effectuĂ©es par les services de police en 1997, on constate le phĂ©nomĂšne suivant : plus on avance dans les classes dâĂąge jusquâĂ 35 ans et moins sont prĂ©sents les usagers de cannabis, alors quâentre 26 et 40 ans augmente le nombre dâhĂ©roĂŻnomanes interpellĂ©s (autour de 30 %). Le vieillissement de cette sous-population est un fait largement confirmĂ© par ailleurs au travers de donnĂ©es sanitaires et sociales pour quâon nây insiste pas ici. Ces donnĂ©es sont susceptibles de nuancer les rumeurs alarmistes sur la juvĂ©nilisation des usages. Mais si on considĂšre les activitĂ©s par catĂ©gories dâĂąge, on constate que 78 % des 16-20 ans sont classĂ©s simples usagers contre 70 % des 21-25 ans et 65 % des 26-30 ans. LĂ encore, la trentaine semble ĂȘtre un cap puisque 48 % des plus de 31 ans sont usagers. Quant aux activitĂ©s de revente, il apparaĂźt que le taux dâusagers-revendeurs des 21-25 ans et des 26-30 ans oscille entre 12 et 16 %, alors que celui des revendeurs augmente de façon plus constante selon lâĂąge (de 11 % pour les 21-25 ans Ă 20 % pour les plus de 31 ans).
Une troisiĂšme source est constituĂ©e par les donnĂ©es dâune enquĂȘte menĂ©e par questionnaire Ă la maison dâarrĂȘt de Loos-lez-Lille (Duprez et al., 1995b), auprĂšs dâun Ă©chantillon de 179 personnes reprĂ©sentant la totalitĂ© des rĂ©cidivistes incarcĂ©rĂ©s sur la pĂ©riode (mai-juillet 1995). Parmi cette population, la rĂ©partition entre usagers dĂ©clarĂ©s et non-usagers est quasi identique (47 contre 53 %). La consommation de drogue baisse de façon Ă©vidente avec lâĂąge : il existe un pic, correspondant aux 18-21 ans (70 %), puis la tendance est Ă la baisse (49 % des 22-25 ans, 43 % des 26-30 ans, et encore 22 % des 41-50 ans). Avant leur incarcĂ©ration, le principal produit consommĂ© Ă©tait lâhĂ©roĂŻne, mais la plupart consommaient aussi du cannabis. Il est intĂ©ressant de souligner que si une grande majoritĂ© dâentre eux dĂ©clare avoir consommĂ© avant 21 ans, lâ« entrĂ©e » avant 21 ans se fait significativement plus jeune aujourdâhui : 85 % des 22-25 ans ont commencĂ© le haschich Ă©tant mineurs contre 43 % des 26-30 ans, la mĂȘme proportion ayant dĂ©butĂ© entre 18 et 21 ans et plus de 15 % entre 22 et 30 ans. Mais on notera que ce phĂ©nomĂšne nâest pas linĂ©aire : la classe dâĂąge situĂ©e entre 31 et 40 ans, qui correspond aux personnes ayant eu 18 ans dans les annĂ©es 1970 (1973-1982), marque une remontĂ©e significative (66 %). Les mĂȘmes questions ont Ă©tĂ© posĂ©es Ă propos des « drogues dures ». On retrouve un fait Ă©tabli par ailleurs selon lequel lâ« entrĂ©e » se fait de façon plus Ă©chelonnĂ©e dans le temps : un tiers commence mineur, un autre tiers entre 18 et 21 ans, et un dernier entre 21 et 30 ans. Le phĂ©nomĂšne de rajeunissement de lâentrĂ©e est plus manifeste encore que prĂ©cĂ©demment (voir tableaux ci-aprĂšs).
Quand avez-vous commencĂ© lâhĂ©roĂŻne ? (en %)
| Mineur | 18-21 | 22-25 | 26-30 | 31-40 | 41-50 | Total |
Mineur | 100 | 66,6 | 46,4 | 8 | 11,1 | | 34,9 |
18-21 | | 33,3 | 32,1 | 44 | 22,2 | 50 | 34,9 |
22-25 | | | 21,4 | 28 | | 50 | 16,8 |
26-30 | | | | 20 | 44,4 | | 10,8 |
31-40 | | | | | 22,2 | | 2,4 |
Total | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 |
Source : Duprez, Kokoreff, Verbeke, 1995.
Le commencement de la consommation dâhĂ©roĂŻne selon les classes dâĂąge et les modalitĂ©s (en %)
| Mineur | 18-21 | 22-25 | 26-30 | 31-40 | Total |
Injection | 51,6 | 31,4 | 35,7 | 40 | | 39,1 |
Sniff | 3,2 | 22,8 | 28,5 | 20 | 50 | 17,3 |
Fumette | 45,1 | 45,7 | 35,7 | 40 | 50 | 43,4 |
Total | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 | 100 |
Source : Duprez, Kokoreff, Verbeke, 1995.
Bien que ces donnĂ©es ne soient pas homogĂšnes, elles montrent bien que les consommations de drogues varient selon lâĂąge. Si elles permettent de donner consistance Ă lâhypothĂšse dâune diversitĂ© des modes dâentrĂ©e dans la consommation selon lâĂąge et les produits, elles ne disent rien des processus sociaux qui les rendent possibles et permettent dâen rendre compte. Câest en cela que les entretiens constituent un Ă©lĂ©ment essentiel de lâanalyse.
La complexité des itinéraires
Afin dâaborder ces processus, nous avons choisi de prĂ©senter trois carriĂšres considĂ©rĂ©es comme exemplaires. Elles illustrent bien, tout dâabord, les interactions qui rĂ©sident entre lâinscription forte des sociabilitĂ©s juvĂ©niles dans des logiques territoriales, le poids des logiques institutionnelles dans le repĂ©rage de ces territoires et des groupes considĂ©rĂ©s comme « dĂ©viants », les situations individuelles et familiales rencontrĂ©es. Elles donnent aussi un premier aperçu des seuils qui ponctuent les carriĂšres en ce qui concerne tant les produits consommĂ©s et leurs modalitĂ©s dâusage que les effets induits par les sĂ©jours en prison ou la frĂ©quentation de structures dâaides et de soins4. Retraçant, pour deux dâentre elles, des destins parallĂšles qui se sont rejoints dans la formation dâun couple, elles permettent dâinterroger la question de lâidentitĂ© et/ou de la spĂ©cificitĂ© des carriĂšres en terme de genre.
Les transformations « vĂ©cues » de la dĂ©linquance : le cas dâHubert. â Nous avons rencontrĂ© Hubert au hasard des rencontres dans un quartier dâAsniĂšres. RĂ©putĂ© ĂȘtre un dĂ©linquant de la « vieille Ă©cole », toxicomane notoire, il est aussi un personnage dont les interventions en public ne passent pas inaperçues. NĂ© au Congo, arrivĂ© en France Ă lâĂąge de 13 ans, il avait 35 ans au moment de lâentretien que nous fĂźmes dans son studio dĂ©vastĂ©, suite Ă un cambriolage.
Hubert a commencĂ© Ă prendre de lâhĂ©roĂŻne Ă 16 ans. « La drogue pour moi, câĂ©tait un suicide », dira-t-il dâentrĂ©e. Elle ne commence pas quelque chose, elle rĂ©sulte dâune ligne biographique faite de dĂ©ceptions et de vides : « JâĂ©tais complĂštement déçu de la vie surtout de mon pĂšre qui mâa ramenĂ© ici » ; « ma grand-mĂšre Ă©tait morte » ; « je savais quâen Afrique jâavais plus rien et quâici jâĂ©tais pris dans une machine quâon appelle la DDASS ». Loin du monde des citĂ©s, Hubert commence Ă prendre de lâhĂ©roĂŻne dans des centres dâĂ©ducation surveillĂ©e. AprĂšs avoir essuyĂ© quelques refus de la part de ses copains qui en consomment, il « essaie » ; il prend une petite quantitĂ© mais directement par injection ; il se sent bien, et « câest lĂ le piĂšge ».
Et le lendemain, jâai remis ça. AprĂšs moi-mĂȘme jâai commencĂ© Ă aller chercher ma propre dose. VoilĂ . Et lĂ câĂ©tait lâenfer. Mais il Ă©tait trop tard dĂ©jĂ pour faire machine arriĂšre. Câest cette sensation de bien-ĂȘtre⊠câest le piĂšge. Parce que bon, quand les mecs sontâŠ, jâsais pas moi un artiste, un musicien, il est adulte, il a envie de prendre du cannabis ou de la schnouf pour avoir de lâinspiration, voilĂ . Ăa câest autre chose. Quâun type qui est complĂštement paumĂ© dans sa tĂȘte qui prend ça et qui se sent bien, tu vois ? Moi, câĂ©tait ça la rencontre avec la drogue. JâĂ©tais complĂštement paumĂ© dans la tĂȘte.
On voit ce qui sĂ©pare les premiers contacts avec lâhĂ©roĂŻne de « paumĂ©s » de la recherche de lâinspiration ou de sensations nouvelles qui anime des « artistes ». La variation des usages sociaux de la drogue se concrĂ©tise, ici, par la confrontation entre le monde de la galĂšre et le modĂšle de la contre-culture, Ă une Ă©poque â la fin des annĂ©es 1970 â oĂč lâun nâest pas encore ce quâil va devenir, et lâautre nâest dĂ©jĂ plus ce quâil Ă©tait.
LĂ oĂč le cannabis renvoie Ă tout un dĂ©lire (câest « quelque chose dâenfantin »), lâhĂ©roĂŻne introduit une autre dimension (« Câest un peu comme si tu rentrais dans la cour des grands »). Elle implique un rituel (« un truc Ă©tranger dans son corps, lâinjection, lâaiguille, le sang⊠»), une violence par rapport Ă soi et Ă lâautre (« je voulais me faire du mal Ă moi et en mĂȘme temps faire du mal Ă mon pĂšre »). Dâune consommation ludique, on passe ainsi Ă une consommation tragique avec la dĂ©couverte du manque. « LâhĂ©roĂŻne est une menteuse ! », nous rĂ©pĂ©tera Hubert. AccrochĂ© aux plaisirs quâelle procure, lâusager prend le produit pour ne plus ĂȘtre malade. En mĂȘme temps, cette carriĂšre de consommation en devenir est insĂ©parable dâune trajectoire dĂ©linquante.
Câest quand je suis entrĂ© dans la dĂ©linquance quâo...