Au point où nous en sommes, nous avons une bonne idée de ce que peut être la schizophrénie. Nous savons qu’il n’existe pas de remède miracle, mais que les neuroleptiques, découverts dans les années 1950, ont bouleversé l’approche de la maladie et amélioré nettement le sort des malades. « L’asile de fous » a disparu.
Aujourd’hui, dans notre pays, les inégalités géographiques de soins restent incroyablement marquées et les structures d’accueil réparties inégalement. « Quarante ans après la circulaire fondatrice du secteur, 80 % des dotations budgétaires vont toujours à l’hôpital, ce qui signifie que ce qui revient à l’exercice des soins ambulatoires — prévention et réinsertion comprises — ne dépasse pas 20 % — donc 20 % de moyens, 20 % de personnel, etc. Ce qui veut aussi dire que les patients suivis “en ambulatoire” — 70 % d’entre eux — le sont par des équipes hospitalières formées, et donc peu formées à ces situations différentes du soin1. »
Quant aux structures d’accueil ou de lieux de vie du schizophrène, elles sont beaucoup trop rares. Pour lutter contre cette pénurie et tenter de mobiliser les pouvoirs publics, les associations de familles et de malades font un travail remarquable. En témoigne l’ouvrage Le Livre Blanc des partenaires de Santé Mentale France, rédigé en 2001, qui décrit précisément la nécessité d’une prise en charge dans la durée des malades psychiques, à l’intérieur de la cité. En bref, sauf exceptions notables dues à des initiatives courageuses localisées, l’alternative pour le schizophrène est trop souvent l’hébergement familial… — ce qui n’est pas une bonne solution à long terme — … ou la clochardisation — ce qui n’est malheureusement pas rare lorsque le schizophrène refuse d’être soigné.
Nous avons rencontré dans notre enquête de nombreux parents de schizophrènes qui assument de gré ou de force le quotidien de la maladie. Nous avons passé des heures auprès de frères, de sœurs, de conjoints, d’enfants de schizophrènes. Ils partagent en plus des difficultés matérielles le dénuement moral et l’isolement.
Que ce soit Christine, 66 ans, racontant en pleurant qu’elle a dû faire hospitaliser son frère de 57 ans parce qu’il menaçait les voisins de palier ;
ou la jeune Sophie criant qu’elle déteste son frère et souhaite seulement qu’il disparaisse de la surface du globe ;
ou Paul, ce grand homme de 40 ans, cherchant éperdument l’endroit où sa sœur sera enfin heureuse ;
ou cette femme de 35 ans en quête de moyens d’empêcher sa sœur de dilapider la fortune familiale ;
ou Irène, terrifiée par ce frère dont elle n’a appris l’existence qu’en héritant de sa charge à la mort de ses parents ;
Tous les parents de schizophrènes sont lourdement touchés par la maladie de leur proche. Certains choisissent de couper les ponts à jamais : « Ma sœur est folle, et si elle est folle, je peux le devenir, et mes enfants aussi. Vous comprenez pourquoi je refuse de la voir ? »
D’autres saisissent la première occasion d’indépendance pour fuir l’ambiance familiale et tâcher d’oublier la maladie au sein de leur nouvelle famille.
D’autres encore, ne supportent pas le visage miné de leurs parents et décident de consacrer leur propre existence à soulager l’ambiance de la maison, quitte à le payer de leur joie de vivre. Qui peut juger ? Qui comprendra la haine de Martine pour ce frère avec qui elle a passé les moments les plus délicieux de son enfance et qui aujourd’hui fait encore pleurer sa mère ? Qui peut imaginer la rancœur d’Éva pour sa mère schizophrène, qui avait l’habitude de caresser la tête de son frère, devenu schizophrène à son tour, en lui disant : « Ta tête est trop grosse, tu vas devenir fou » ?
Qui peut mesurer l’angoisse de cette sœur de schizophrène, tremblant à chaque fois qu’elle découvre un comportement un peu original chez son enfant : « Et si lui aussi devenait schizophrène » ?
Le drame de la psychose est toujours unique pour la famille qui le vit mais les difficultés pratiques que rencontrent les malades et leurs parents peuvent être allégées lorsqu’ils disposent d’une information utile. Pourquoi refaire un parcours que d’autres ont déjà maintes fois parcouru ? Ce chapitre et les suivants sont destinés à apporter une aide concrète, qui pourra être adaptée selon la personnalité du malade, son histoire et celle de son entourage.
Accepter la maladie
Accepter la maladie d’un proche est toujours douloureux, quelle que soit la pathologie. Accepter la schizophrénie est une épreuve particulièrement pénible pour les parents ou les proches.
Autant il est possible de constater que telle action, telle réplique est bizarre, insensée voire folle, autant il est impossible d’admettre que son enfant ou son conjoint est « fou » ou même, plus simplement, qu’il relève d’un spécialiste des troubles du comportement, autrement dit d’un psychiatre. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il est insupportable d’assimiler une personne de 20 ou 30 ans à un futur pensionnaire des hôpitaux psychiatriques. Parce que aujourd’hui encore consulter un psychiatre suppose d’être capable de faire face à son impuissance et admettre le besoin d’aide. Or tant que la salle d’attente du psychiatre sera considérée comme l’antichambre de la honte et de l’échec, les rapports de défiance et de méconnaissance entre familles et soignants n’évolueront pas… et les malades continueront d’en faire les frais.
La plupart des familles finissent par « admettre » la maladie mentale après plusieurs années — trois en moyenne —, après avoir accumulé déceptions sur déceptions, rechutes sur rechutes, tentatives de réinsertion multiples. L’usure du temps, l’éparpillement des structures de soins, les avis médicaux contradictoires finissent par résigner les familles, leur faire baisser les bras, avaler leur colère et se soumettre à la maladie. Ce n’est évidemment pas souhaitable. Accepter la schizophrénie ne signifie pas se mettre à son service, renoncer à tout plaisir, abdiquer sa personnalité. Certains parents font inconsciemment vœu de sacrifice, ne pensent plus qu’à leur enfant, renoncent aux vacances. En agissant ainsi, c’est leur enfant qu’ils sacrifient, car agir comme si celui-ci devait rester « l’éternel problème » est une façon de le condamner. Pourtant, nul doute que ces personnes aiment leur enfant. Il en est de l’amour comme de la générosité. On peut aussi bien sauver qu’étouffer quelqu’un à force de bons sentiments. Celui qui secourt l’autre peut se complaire dans son rôle de bon samaritain, et entretenir la relation de dépendance. Il finit par priver de toute chance de s’en sortir celui qu’il aime et qu’il croit aider. N’est-ce pas le comble de la générosité que d’étouffer son bénéficiaire ?
Attaquer la schizophrénie, c’est se défaire de la culpabilité qui épuise, s’armer de l’intérieur en acceptant la réalité difficile et en ne fondant pas de faux espoirs sur l’avenir. Il s’agit d’être efficace aujourd’hui, ici et maintenant, de rester à la hauteur de ses responsabilités de parent, frère, sœur, ami, soignant. C’est chercher des réponses activement, et surtout refuser la soumission…
L’aider à reprendre confiance en lui
Une maladie comme la schizophrénie détruit l’estime et la confiance en soi. Il est important d’aider le malade à doser ses aspirations, souvent démesurées, lorsqu’il revient à la maison après un séjour en hôpital psychiatrique. Ne rejetez pas d’un bloc ses projets. Encouragez-le plutôt à ne pas tout entreprendre d’un coup, à procéder par étapes.
Trouvez avec lui le compromis qui lui permette d’avancer avec succès vers une réinsertion. C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire, car nous vivons dans une société qui exclut la folie et qui n’offre quasiment pas de formules souples de réinsertion à « ses fous ». De votre côté, essayez de ne pas vous embarrasser de faux espoirs, tâchez d’adopter l’attitude la plus constructive et compatible avec la réalité de la situation. Ne vous accrochez pas à l’illusion qu’il ou elle redevienne comme avant.
La schizophrénie ne s’efface pas, nous l’avons dit. Ne vous accrochez pas aux beaux projets que vous aviez imaginés : études brillantes, mariage en grande pompe, situation professionnelle enviable, etc. Le schizophrène doit commencer par digérer ses propres difficultés existentielles. N’y ajoutez pas le poids des espoirs que vous fondiez sur lui. Aidez-le simplement en le reconnaissant comme une personnalité à part entière.
Réapprendre la vie commune
Que votre enfant, votre frère, votre sœur habite chez vous de façon permanente ou épisodique, vous devez être constructif et imaginatif. C’est difficile, bien sûr, avec des mois, voire des années de désillusions derrière soi, des images douloureuses ineffaçables. C’est pourtant le seul moyen d’évoluer vers une communication avec le schizophrène, de partager avec lui des moments agréables, aussi courts soient-ils. Il s’agit de réapprendre à vivre ensemble et à échanger. Ceci suppose de résoudre une double difficulté : faire des compromis tout en gardant le respect de vous-même.
Les compromis sont inévitables et souhaitables. Il faut être plus souple dans tous les domaines de la vie domestique. Ne croyez pas qu’à force de douces remontrances, vous finirez par l’amener à se plier à votre souci du rangement et de la propreté. Il n’y voit pas le même intérêt et il est souvent incapable de s’investir physiquement dans ce genre de tâches.
Cela dit, un schizophrène n’est pas un handicapé mental. S’il a gardé les mêmes défauts qu’avant sa maladie — paresse, égoïsme, etc. —, il a aussi gardé ses qualités, son tempérament et son intelligence. C’est son mode de communication qui est perturbé. Lui réapprendre à communiquer, c’est aussi trouver la façon de lui faire comprendre le respect qu’il vous doit, et que ce respect s’exprime parfois concrètement, par des gestes quotidiens.
Pour négocier ce difficile exercice, une bonne méthode consiste à conclure avec lui des « contrats de vie commune ». L’idée est simple et efficace. Il s’agit d’impliquer progressivement...