Dans lâamour, le merveilleux rĂ©side dans lâintimitĂ©, le plaisir dâĂȘtre Ă deux et de se suffire ainsi, dans le privilĂšge dâaimer et dâĂȘtre aimĂ© et, au-delĂ , dans la restauration narcissique que procure cet Ă©tat. De cette mystĂ©rieuse alchimie faite dâattraction physique, mentale et de complicitĂ©, qui marque le temps de la rencontre, peut naĂźtre soit une relation amoureuse, soit une vĂ©ritable passion. La plupart des amoureux dĂ©passent la phase initiale de lâĂ©merveillement et construisent une relation mature : Ă lâ« amour-passion » (ou amour naissant) succĂšde naturellement lâ« amour-relation » (ou amour mature). Les vocables « amour », « Je tâaime », utilisĂ©s dans les deux cas, recouvrent en fait des sentiments diffĂ©rents : alors que, dans la passion, lâamour renvoie Ă lâimage de la complĂ©tude, les deux amants, repliĂ©s sur eux-mĂȘmes, fondus lâun dans lâautre, ne faisant plus quâun et semblant exaltĂ©s, insatiables, lâamour-relation est fait de dĂ©sir, dâestime et de respect rĂ©ciproques, il est ouvert sur lâextĂ©rieur, avec des moments intenses lors de « retrouvailles » amoureuses ou sexuelles, et des moments moins forts, oĂč lâon oublie parfois que la sĂ©duction est un ferment du couple : ce qui prĂ©vaut alors, câest une complicitĂ©, de lâamitiĂ©, de la tendresse. Pour le dire autrement, la passion met en valeur lâintensitĂ© et lâexaltation, et peut constituer un enchaĂźnement â certes dĂ©licieux â, alors que lâamour-relation valorise la force et la profondeur, mais demande du temps et une certaine tĂ©nacitĂ© pour parvenir Ă lâĂ©panouissement.
Si beaucoup sâaccommodent de cette Ă©volution, dâautres supportent mal la descente, le decrescendo que signifie le passage en phase de croisiĂšre de lâamour. Parmi eux, il y a ceux que la dĂ©ception, une certaine angoisse Ă voir sâĂ©vanouir lâivresse fusionnelle et son mystĂšre poussent Ă partir, Ă vivre autre chose : parce quâils en sont dĂ©pendants, ils rechercheront Ă nouveau lâexaltation passionnelle, plus tard, ailleurs ou avec le mĂȘme partenaire ; sur le plan psychologique, on relĂšve parfois chez ces personnes un sentiment dâinsatisfaction, une instabilitĂ© affective, voire la quĂȘte dâun objet dâamour introuvable. Dâautres, dans un rapport Ă la vie qui se plaĂźt Ă prendre des risques, Ă rechercher la nouveautĂ©, renonceront Ă une certaine sĂ©curitĂ© en mĂȘme temps quâils fuiront lâennui. Dâautres encore, de tempĂ©rament passionnĂ©, dĂ©velopperont un rapport plus enflammĂ©, plus entier Ă lâobjet aimĂ©, avec un besoin toujours renouvelĂ© dâintensitĂ© dans le jeu amoureux.
Ces visages de la passion, qui ne constituent pas un panorama exhaustif, ne doivent pas ĂȘtre dissociĂ©s de la façon dont Ă©volue la situation passionnelle. Le destin de la passion nâest gĂ©nĂ©ralement pas de durer, la confrontation avec le monde ambiant se faisant rarement sans heurts. Il arrive que la fin de la passion soit vĂ©cue avec une relative tranquillitĂ©, mais le dĂ©nouement brutal est plus frĂ©quent, gĂ©nĂ©ralement parce quâil est le fait dâun seul des deux protagonistes. Il laisse parfois chez lâautre un goĂ»t amer et des cicatrices agissant comme un vaccin prĂ©munissant contre la rĂ©pĂ©tition dâune expĂ©rience douloureuse. Enfin, il nâest pas exceptionnel que lâĂ©pilogue soit dramatique, un des deux amants ne supportant pas le dĂ©part de lâautre.
On le voit, la passion est une expĂ©rience humaine riche, souvent structurante, mais Ă risque : le risque, disons-le dâemblĂ©e, nâest pas liĂ© Ă lâĂ©tat passionnel lui-mĂȘme, mais Ă la difficultĂ© Ă le faire mĂ»rir sans lui ĂŽter de son intensitĂ© et Ă lâinscrire dans la durĂ©e. Pourquoi ne pas imaginer en effet que le sentiment amoureux puisse atteindre des sommets et y rester, sâalimenter de ce que chacun apporte, se rendre compatible avec les contraintes et les tentations du monde extĂ©rieur, et ne pas sombrer dans des travers comme la volontĂ© de sâapproprier lâautre, la jalousie, la dĂ©pendance ? Si la littĂ©rature ou la lecture des mĂ©dias donnent Ă penser que la passion offre le plus souvent un visage destructeur, des exemples sont lĂ pour montrer que lâon peut garder lâĂ©quilibre Ă deux et esquiver les dangers, lĂ -haut, au sommet.
La passion dévoyée
La passion amoureuse, dans ses excĂšs, a une tonalitĂ© adolescente, synonyme de premiĂšres expĂ©riences. Adolescents ou jeunes adultes, et parfois sujets plus ĂągĂ©s, nombreux sont ceux qui ne parviennent pas Ă faire mĂ»rir leur passion et se complaisent dans lâamour naissant, celui qui, sans ĂȘtre toujours le premier, ne grandit pas, reste inachevĂ©. Lâobservation montre que le plaisir dans la fusion se caractĂ©rise par une jouissance contrastĂ©e, qui brĂ»le le plus souvent ceux qui sây frottent : un certain malaise coexiste avec des moments de bonheur fort. Le malaise sâexprime surtout quand lâautre est absent, illustrant le besoin exacerbĂ©, presque morbide, de sa prĂ©sence, et peut-ĂȘtre la crainte quâil puisse se dĂ©tacher, connaĂźtre dâautres bonheurs ailleurs. Curieusement, ce malaise est parfois ressenti quand lâautre est lĂ , preuve quâau-delĂ de sa prĂ©sence physique, autre chose est revendiquĂ© : sa possession, la possession intĂ©grale de son ĂȘtre. Lâautre devient ainsi un objet, traduisant un manque affectif profond et une faible confiance en soi de lâamoureux. Bien sĂ»r, et heureusement pour ce dernier, son partenaire a les mĂȘmes sentiments en miroir, ce qui Ă©quilibre le lien et lui permet de durer⊠un certain temps !
La relation passionnelle se caractĂ©rise par sa fragilitĂ© : possessivitĂ©, exigence dâexclusivitĂ©, peur de perdre et dâĂȘtre abandonnĂ©, jalousie. Une inquiĂ©tude sourde, une sorte de « douleur dâaimer » finit par parasiter le bonheur Ă deux. Lâimagination nâa plus dâhorizon, tout devient menace : dĂšs lors, il sâagit de prĂ©server ce que lâon croit possĂ©der de droit, ce sur quoi lâon prĂ©tend Ă©tendre son emprise, oubliant que lâ« aimĂ©(e) » est un ĂȘtre vivant, libre. Il en faut peu pour quâalors la passion psychique prenne un tour physique et que la tension vire au tragique. Le sentiment amoureux qui constitue un vĂ©ritable dĂ©fi, dĂšs lors quâil sâagit de constituer un couple et de lui donner du temps, expose Ă toutes les douleurs et Ă tous les excĂšs, quand il sâenferme dans lâexclusivitĂ© et la possession.
Concernant la violence dans la passion, deux faits mĂ©ritent tout particuliĂšrement dâĂȘtre relevĂ©s : la violence passionnelle peut survenir trĂšs tĂŽt dans une relation, dĂšs la phase de lâamour naissant ; dâautre part, elle peut concerner des amoureux sans trouble marquĂ© de la personnalitĂ©. Il suffit dâune sensibilitĂ© quelque peu exacerbĂ©e, fragile, passionnĂ©e, dâun amour-propre trĂšs lĂ©gĂšrement hors norme, pour que fleurissent les ingrĂ©dients qui mĂšnent aux excĂšs de la violence. Ce constat conduit logiquement Ă fixer son attention plutĂŽt sur les situations et les modes relationnels que sur les personnes : puisque la personnalitĂ©, de lâhomme en particulier, est normale dans la majoritĂ© des cas, câest la passion amoureuse elle-mĂȘme qui doit ĂȘtre dĂ©cortiquĂ©e. De fait, câest bien dans le cĆur mĂȘme de lâinvestissement amoureux, dans son intensitĂ© exceptionnelle et dans la jalousie qui lâaccompagne presque toujours, que se situe, dans une sorte de dĂ©rive pathologique, le noyau dâune violence explosive.
Lâaffaire Cantat-Trintignant
Pour illustrer notre propos, nous tenterons dâĂ©claircir une actualitĂ© malheureuse, lâaffaire Marie Trintignant-Bertrand Cantat. Je rappelle que je nâai aucune connaissance personnelle des protagonistes de cette affaire, qui a dĂ©frayĂ© la chronique et qui est ainsi devenue publique. Ce qui retient lâattention dans ce drame, câest quâil contient tous les ingrĂ©dients de cette curieuse et fatale combinaison que rĂ©alisent parfois la passion amoureuse et la violence physique. Pour exceptionnel quâil ait pu paraĂźtre, il tĂ©moigne de ce que peut produire une relation passionnelle qui dĂ©rive.
Un avertissement est Ă©galement nĂ©cessaire ici : le drame quâont connu ces amants devenus cĂ©lĂšbres nâest pas le thĂšme central du livre. Il sert dâillustration Ă un propos plus gĂ©nĂ©ral sur la violence passionnelle. Le rĂ©cit ici Ă©laborĂ© contient des faits connus de tous et un certain nombre dâhypothĂšses, notamment dans le domaine psychologique. Il ne constitue pas Ă proprement parler une fiction, mais doit ĂȘtre considĂ©rĂ© avec le dĂ©tachement nĂ©cessaire Ă la comprĂ©hension du thĂšme central.
Lâaffaire eut lieu en plein Ă©tĂ© 2003, cette saison qui vit aussi mourir des milliers de personnes ĂągĂ©es des consĂ©quences dâune canicule exceptionnelle. Il y eut lâaltercation dont on connut vite les principaux dĂ©tails, les coups, lâhospitalisation de lâactrice et lâincarcĂ©ration du musicien. Puis, la lente agonie de la victime, son enterrement, la rage froide et les accusations directes de la mĂšre, cinĂ©aste, lâĂ©motion contenue du pĂšre, acteur cĂ©lĂšbre. Au-delĂ de la « starisation » de lâaffaire sur laquelle nous reviendrons, il y eut une prise de conscience des enjeux sociĂ©taux quâelle mettait en lumiĂšre, et lâon assista Ă des prises de position, engagĂ©es ou non, Ă des partis pris, enflammĂ©s ou non, en faveur de lâun ou lâautre des protagonistes. Marie Trintignant et Bertrand Cantat, amants de fraĂźche date, baignant dans leur microcosme en Lituanie sur les lieux du tournage dâun film dirigĂ© par Nadine, la mĂšre de lâactrice, ont peut-ĂȘtre aperçu les sommets de lâamour et de la passion, mais nâont pas su en tirer les fruits : la terrible logique de la violence, avec un aboutissement cataclysmique, a mis fin, de façon relativement prĂ©coce Ă leur belle aventure.
La violence semble ĂȘtre survenue alors que les amants paraissaient filer le parfait amour, que les sentiments quâils affichaient et dont ils se gratifiaient semblaient rĂ©ciproques et intenses. La plupart de ceux qui ont commentĂ© leur liaison, aprĂšs le drame, ont tĂ©moignĂ© de cette intensitĂ©, de cette quĂȘte dâabsolu, parlant de deux amoureux qui se cherchaient en permanence et sâisolaient autant que possible. Mais cet amour semblait aussi fortement colorĂ© dâexclusivitĂ©, marquĂ©, Ă mon sens, par un certain dĂ©sĂ©quilibre dans les attentions que les protagonistes se portaient lâun Ă lâautre. Mais nâallons pas trop viteâŠ
⊠Et gardons-nous de laisser croire que tous les amoureux qui sâadonnent Ă la passion et Ă des sentiments exclusifs seront un jour ou lâautre violents. Heureusement, ils sont gĂ©nĂ©ralement bien structurĂ©s ; ils savent le plus souvent se contrĂŽler et Ă©vitent dâen venir aux mains ; ils intĂ©riorisent leurs sentiments ou accusent lâautre dans les limites de la dĂ©cence. Ils Ă©vitent les excĂšs de lâagressivitĂ©, psychologique ou physique. Et nombre dâentre eux suivront, aprĂšs la (possible) rupture, un cheminement plus ou moins long, marquĂ© par diverses aventures, cherchant Ă rĂ©pĂ©ter ou, au contraire, fuyant ce que fut cette expĂ©rience unique, inoubliable mais souvent douloureuse, pour arriver Ă un Ă©quilibre leur permettant de sâengager dans une relation durable.
Dira-t-on alors que lâissue terrible de la relation entre Marie et Bertrand, qui auraient pu, eux aussi, cheminer vers un « amour-relation », Ă©tait liĂ©e Ă lâexceptionnelle intensitĂ© de leur amour, Ă la nature violente ou simplement hypersensible, explosive de lâun ou lâautre protagoniste, Ă la fatalitĂ© ? LĂ encore, nâallons pas trop viteâŠ
Au dĂ©but est lâivresse amoureuse
Lâamour, nous lâavons dit, est un dĂ©fi, et le dĂ©sir intense dâinvestir lâautre et de partager ses sensations et son intimitĂ©, sâil est partie prenante de toute relation humaine, peut prendre un caractĂšre extrĂȘme : au-delĂ de lâattrait qui unit deux ĂȘtres qui se rencontrent, se profile une interrogation quand sâimmiscent dans leurs liens une surenchĂšre permanente dans lâexpression de lâexclusivitĂ©, un dĂ©sir dâabsolu, le rĂȘve dĂ©ment de nâavoir lâautre que pour soi, de le vouloir en permanence Ă son cĂŽtĂ©, de le possĂ©der, de souffrir en son absence, de vivre douloureusement quâil puisse vaquer Ă des occupations, professionnelles ou familiales, quâil puisse prodiguer de lâattention Ă dâautres ou avoir dâautres liens affectifs. Il est possible de comparer le lieu oĂč Ă©voluent de tels sentiments Ă une bulle aĂ©rienne, de plus en plus Ă©thĂ©rĂ©e, mais oĂč lâair finit par se rarĂ©fier. Lâamoureux qui se nourrit de lâautre pompe en lui lâoxygĂšne dont il a besoin. Dans ce monde â rĂ©el ou irrĂ©el ? â, rien dâautre nâexiste que cet amour â humain ou inhumain ?
Lâamour fou se caractĂ©rise par une forte dĂ©pendance au sentiment amoureux lui-mĂȘme. Au point quâil est lĂ©gitime de se demander si lâamoureux aime dâabord un ĂȘtre de chair et dâesprit ou bien lâĂ©tat dâexaltation rĂ©ciproque et la jouissance de la fusion. On peut suggĂ©rer aussi, dans la mĂȘme veine, que la passion dĂ©personnalise, quâelle existe en mĂ©connaissant lâautre, en le voyant davantage comme un objet, une image, un reflet de soi, que comme un sujet. Au final, le passionnĂ© pourrait se chercher lui-mĂȘme et, dans lâamour quâil voudrait porter Ă lâautre, mais quâil se destine dâabord Ă lui-mĂȘme, il cherche Ă combler un manque en soi. « Je nâexiste que par toi, que par ton regard », disent les amants possĂ©dĂ©s. Ils sâadressent Ă eux-mĂȘmes dâabord.
Aimer Ă un tel point sâapparente Ă une drogue : la drogue se caractĂ©rise par la coupure dâavec la rĂ©alitĂ©, y compris la rĂ©alitĂ© de lâĂȘtre aimĂ©, et le droguĂ© se dĂ©finit comme quelquâun qui cherche toujours Ă majorer lâeffet produit par son toxique. LĂ , lâaddiction, dont le moteur, comme dans toutes les addictions, est lâimagination, se situe dans lâappĂ©tit dâaimer, dans la communion Ă deux et dans lâexclusivitĂ© quâon offre Ă lâautre et quâon exige de lui. Ces ingrĂ©dients psychologiques, dâautant quâils sont le produit de deux imaginations fusionnĂ©es, de deux ĂȘtres rĂ©unis en un seul, sont la drogue dont abusent les amoureux.
Ă Vilnius, les amants vont vivre dans le comblement mutuel : ils se remplissent lâun lâautre de leur passion, se gratifient mutuellement, et â lĂ est le regard particulier que je porte sur cette affaire â ils vont vouloir magnifier leur ivresse au-delĂ de sa rĂ©alitĂ©, lâexalter, la « doper » et la prolonger autant que possible, peut-ĂȘtre mĂȘme quand elle aura perdu de son intensitĂ©. « On subit le fait dâaimer, mais il faut le faire vivre », aurait dit Cantat lui-mĂȘme.
Paul ValĂ©ry rapporte en substance que tout ce qui nâest pas la passion est pour celle-ci un poison insupportable. Lâamoureux ne comprend pas que le poison nâest pas le monde rĂ©el qui fait parfois obstacle Ă ce quâil vit, mais sa passion elle-mĂȘme, cette orgie narcissique, ce besoin dâamour et cette quĂȘte de lâautre qui ne sont jamais totalement ni durablement assouvis. Dans sa bulle, dans son « ivresse des hauteurs », dans lâabandon de tout investissement dans la vie terrestre, dans lâimpossibilitĂ© quâil a de saisir lâimmensitĂ© de son besoin de lâautre, lâamoureux ne voit pas que tout dĂ©sĂ©quilibre, tout grain de sable aura des rĂ©percussions dĂ©mesurĂ©es. Aucun signal « Danger » ne lui est perceptible.
La rupture avec le passĂ© â Le choix de la passion
Il fut un temps oĂč laisser naĂźtre et vivre une passion amoureuse ne pouvait se faire quâen rupture avec son milieu familial ou social. La littĂ©rature nous en donne de multiples exemples. Si les temps ont changĂ©, sâengager dans une relation nouvelle nĂ©cessite tout de mĂȘme un certain nombre de ruptures, notamment avec ce que lâon a dĂ©jĂ construit soi-mĂȘme, ses « vies antĂ©rieures », comme on dit aujourdâhui.
Pouvons-nous imaginer comment nos deux protagonistes en sont venus Ă cette Ă©vidence de la passion ? Avant leur rencontre, un an auparavant, chacun dâeux semblait avoir un lien qui Ă©tait loin dâĂȘtre insatisfaisant. Marie Trintignant avait pour compagnon un jeune metteur en scĂšne de thĂ©Ăątre et de cinĂ©ma, un homme crĂ©atif avec qui elle sâĂ©tait mariĂ©e, qui Ă©tait le pĂšre de son dernier enfant : avec lui sâĂ©tait Ă©tablie une complicitĂ© professionnelle productive, tandis que perdurait un lien affectif apparemment fort. Bertrand Cantat vivait depuis de longues annĂ©es avec la femme qui lui avait donnĂ© deux enfants. Rompre ces relations pourrait suffire Ă souligner la force de lâattirance rĂ©ciproque quâils ont Ă©prouvĂ©e, Ă traduire le choix des deux amoureux de privilĂ©gier ce qui sâĂ©tait abattu sur eux, cette attraction trĂšs forte, la jouissance et les promesses que procurent les sentiments absolus et partagĂ©s. Ă ce stade, eux seuls pouvaient mettre en balance ce qui sâannonçait et ce quâils quittaient. Lâobservateur extĂ©rieur constate, lui, que la passion fut capable de rompre des trajectoires fondĂ©es sur des liens antĂ©rieurs qui semblaient durables et de qualitĂ©. Quand on sait Ă quel point ces ruptures sont difficiles pour beaucoup dâĂȘtres humains, on peut mesurer la force de lâappel extĂ©rieur qui a pu sâexercer ici.
LâĂ©tat amoureux passionnel fait partie des initiations communes du jeune Ăąge, quasi obligatoires et structurantes pour lâindividu et son affectivitĂ©. Il est plus rare quâil sâĂ©prouve dans la maturitĂ©. Faut-il pour autant en conclure que lâexpression renouvelĂ©e dâun emportement adolescent Ă lâĂąge adulte est le symptĂŽme dâune immaturitĂ© psychologique, dâune fragilitĂ© susceptible dâexpliquer quâun sujet se satisfasse de dĂ©pendre dâautrui Ă ce point ? Pour ma part, je rejette le diagnostic de trouble avĂ©rĂ© de la personnalitĂ© dans une majoritĂ© de cas de passion amoureuse, et pose comme premier postulat que celle-ci est une potentialitĂ© du psychisme en soi, qui correspond Ă un besoin. Et comme second postulat que lâexpression de lâamour total, qui a quelque chose dâuniversel et dâintemporel, vibre tout de mĂȘme avec lâair du temps : ne sâinscrivent-ils pas dans une certaine modernitĂ©, ces ĂȘtres qui font profession de foi de vivre intensĂ©ment, de « vivre tout » et de rompre quand la routine menace ? Ă moins quâils ne soient totalement dĂ©sarmĂ©s dĂšs quâil sâagit de redonner un peu de « punch » Ă un amour dĂ©clinant, ou encore incapables de vivre avec lâautre et non pas dans lâautre ? Je penche pour le choix plutĂŽt que pour lâincapacitĂ©.
On peut penser que les amants ont prĂ©fĂ©rĂ© se jeter dans lâivresse renouvelĂ©e de la passion et prendre le risque dâune aventure nouvelle. Leurs liens avec leurs prĂ©cĂ©dents compagnons nâĂ©taient pas morts, mais ils avaient peut-ĂȘtre perdu leur Ă©lan naturel, cette force dont tout amoureux maintient en lui la nostalgie. Bertrand et Marie sont des amants modernes. Ils font leur, et de façon exclusive, cette partie de leur vie privĂ©e, qui ne les oblige pas, comme des RomĂ©o et Juliette dâune autre Ă©poque, Ă renoncer Ă leurs mondes respectifs : ils fonctionnent normalement, travaillent et gardent avec leur entourage des liens structurĂ©s. Ils parviennent mĂȘme Ă garder, pour les personnes quâils ont aimĂ©es puis quittĂ©es, estime et affection, ce qui tĂ©moigne de leur maturitĂ© sur un plan psychologique.
Si le diagnostic de trouble de la personnalitĂ© des protagonistes de lâamour fou doit ĂȘtre exclu Ă mon sens, il convient, en revanche, de qualifier le mode relationnel qui les unit. On peut, Ă ce sujet, invoquer quelque chose qui est de lâordre dâun trouble de la relation et uniquement de la relation ; un dĂ©sordre affectif une pathologie amoureuse peut en effet se concevoir sans quâexiste de personnalitĂ© pathologique Ă proprement parler. Il suffit dâune sensibilitĂ© explosive, dâune propension Ă tout envisager de maniĂšre passionnĂ©e.
Concernant le drame de Vilnius, câest lâhypothĂšse que je formule : lâexistence dâun trouble relationnel qui se situe dans la maniĂš...