1. L’environnement et la motivation extrinsèque
La motivation est le processus qui régule l’engagement dans l’action créative. La motivation peut partir de l’extérieur de l’individu : c’est la motivation extrinsèque. Deux processus sont alors en cause : l’apprentissage social par observation de modèles et l’apprentissage opérant par renforcement.
L’imitation
À l’orée de toute œuvre, il y a la fascination pour un modèle prestigieux et une phase plus ou moins longue d’imitation, puis de rejet : « Et moi aussi je serai peintre », affirme le Tintoret, élève de Titien. Mais il se refuse, au terme de son apprentissage, à copier une œuvre du maître comme le font tous les autres élèves et quitte son atelier pour suivre sa propre voie. Pour d’autres, l’incubation est souvent longue avant de trouver une voie originale. Les créateurs les plus exigeants et les plus originaux, arrivés à maturité, revisitent leurs modèles, mais en les pastichant pour faire rebondir leur propre création.
Une exposition organisée au Grand Palais, en 2009, a confronté soixante toiles de Picasso au Greco, à Vélasquez, Lautrec, Degas et d’autres grands maîtres. La toile la plus impressionnante est le détournement que fait Picasso des Ménines de Vélasquez qui a réalisé une série de variations sur ce tableau, où le peintre apparaît en miroir.
Les contingences de renforcement
L’environnement va interagir avec la personne créative en facilitant ou non la mise en pratique de ses années d’apprentissage. Le produit créé se verra attribuer soit des récompenses, c’est le renforcement positif ; soit des sanctions, c’est le renforcement négatif. Mais il peut aussi tomber dans l’indifférence : c’est l’extinction car l’action créative n’a de conséquence ni positive ni négative. En somme, le renforcement n’est jamais qu’un cas particulier de la sélection naturelle : il sélectionne des comportements qui réussissent.
Le renforcement s’avère souvent négatif. La libre compétition des idées accroît la motivation à l’action créative, mais comme la créativité met en péril les idées reçues, le conformiste de service ne manquera pas de répondre à toute idée novatrice : « On sait que cela ne marchera pas. »
Le renforcement peut être positif. « Place aux jeunes et à l’innovation, s’ils échouent tant pis, nous en pousserons d’autres à innover » : tel est le discours de l’Institut national de santé mentale (NIMH) dont le jeunisme a favorisé la carrière d’Eric Kandel. Il obtint le prix Nobel en 2000 pour ses travaux sur le conditionnement non associatif, qui résulte d’une seule rencontre avec un événement traumatique. L’origine de ses recherches était le souvenir indélébile que lui avait laissé sa fuite de Vienne, avec sa famille, en 1939, lors de la nuit de cristal (Kandel, 2006).
La censure pourrait être considérée comme un renforçateur négatif, une sanction que l’on évite par l’autocensure et que l’on subit comme un châtiment. En réalité, elle a un effet inverse sur les personnes créatives en les valorisant dans leur démarche ; par ailleurs, elle range le public de leur côté.
En France, le club des auteurs censurés est de qualité. Gustave Flaubert censuré pour Madame Bovary, Charles Baudelaire pour Les Fleurs du mal, Louis Aragon pour Le Con d’Irène, Henri Alleg censuré pour La Question qui dénonçait la torture durant la guerre d’Algérie. La haute époque du gaullisme n’a pas fait mieux : le film de Jacques Rivette La Religieuse (1966) d’après Diderot fut tout bonnement interdit. Ce qui ne manqua pas d’en faire un film culte, grâce à ceux qui n’avaient pas perçu le propos janséniste de ce beau film qui ne cherchait pas le scandale. Rivette était simplement resté fidèle au texte classique de Diderot qui dénonçait les vocations religieuses forcées et l’homosexualité obligée de certains couvents. Un an passa avant que le film ne puisse enfin sortir sur les écrans : le Général battit en retraite devant ses conseillers culturels et le film fut un succès dans les salles.
Il existe aussi une censure scientifique ; en voici un exemple. J’ai connu, en tant que coauteur, la censure du scientifique par le politique. Il s’agit du retrait en 2005, par le ministre de la santé Philippe Douste-Blazy, du rapport Inserm Trois thérapies évaluées (2004) qu’il avait pourtant approuvé un an auparavant. Ce rapport ne disait rien de plus que ce que l’on pouvait lire dans les rapports scientifiques sur le même sujet dans d’autres pays européens ou aux États-Unis. Sous la pression d’un lobby de psychanalystes qui jugeaient que ce rapport ne leur accordait pas la haute valeur qu’ils estimaient avoir, le ministre l’avait retiré du site Internet du ministère de la Santé. L’Inserm maintint ce rapport sur son site, le directeur de la Santé, William Dab, démissionna, et s’ensuivit une polémique qui dura deux ans. Elle aboutit à motiver un groupe d’auteurs dont je fis partie, à publier un ouvrage collectif, Le Livre noir de la psychanalyse (2005) qui fut un succès national et international et traduit dans plusieurs langues dont le chinois. Le rapport Trois thérapies évaluées fut aussi un best-seller pour l’Inserm. Nous pouvons donc tous remercier le censeur pour cet ascenseur vers le club très fermé des auteurs censurés.
Le renforcement peut prendre aussi la forme de l’approbation par la récupération. C’est la troisième phase de la résistance à l’innovation, décrite par l’ingénieur américain Charles Kettering (1876-1958), qui inventa un générateur électrique et le delco : « Au début, ils vous disent que vous avez tort et qu’ils peuvent le prouver. Ensuite, ils vous disent que vous avez raison, mais que c’est sans importance. Puis ils vous disent que c’est important, mais qu’ils le savaient depuis des années. »
C’est ce qui est arrivé aux thérapies comportementales et cognitives. Lors de la polémique que je viens de décrire, j’ai participé à l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut (2005) où un psychanalyste, J.-D. Nasio, a essayé de me persuader que j’étais psychanalyste sans le savoir, et que lui-même faisait des thérapies comportementales d’orientation psychanalytique parce que c’était utile à ses patients. Il y a une idée créative dans ce paradoxe, où un psychanalyste devient « médecin malgré lui », comme dans la pièce de Molière.