Dans la représentation commune, le Moyen Âge constitue le paradigme de l’obscurantisme, des fanatismes de tous ordres, de l’irrationnel dominant1. Concernant la place accordée aux déviances mentales, il est ainsi le plus souvent admis que folie et possession en cette longue période sont synonymes. Pourtant les travaux des médiévistes ne cessent d’apporter les preuves documentaires que ces a priori sont erronés, qu’au contraire aussi bien du côté des médecins que des théologiens et des juristes il y a eu un constant effort pour établir une distinction et rendre au démon ce qui lui revenait, tout en laissant place à une cause naturelle lorsque celle-ci semblait la plus pertinente, la pratique des exorcismes n’étant pas la plus couramment appliquée aux fous.
Cette même représentation commune crédite la Renaissance et les premiers temps modernes d’une avancée scientifique, de la prise en compte de phénomènes naturels que le Moyen Âge n’aurait pas connus. Or là aussi, pour le sujet qui nous occupe, cette vision des choses est à revoir : certes, en matière d’anatomie, de connaissance du corps les XVIe et XVIIe siècles apportent des nouveautés, des curiosités et un regard différents, mais les pratiques médicales quotidiennes, l’explication de la folie restent en grande partie les mêmes qu’à la fin du Moyen Âge, durant laquelle se sont développés un enseignement universitaire de plus en plus présent et une réflexion approfondie des médecins sur les rapports entre le corps et l’âme. En outre, le lien entre possession et intervention d’un sorcier ou d’une sorcière ne va pas de soi : faut-il le répéter, la chasse aux sorcières a connu son apogée non pas au Moyen Âge, mais à l’époque moderne2. Le drame des possédées de Loudun n’est pas un avatar médiéval, mais le fruit du contexte propre aux années 1630 dans la France de la Contre-Réforme et de Richelieu. C’est aussi le reflet d’un moment d’attente dans l’histoire de la pensée médicale, un moment où les véritables changements ne sont pas encore là et où le nouveau se mêle à l’ancien en un certain désordre. Comme il apparaît difficile d’établir une continuité, nous prendrons le temps à rebours et commencerons par évoquer le célèbre drame de Loudun avant de tenter de donner quelques accents dominants de la polyphonie médiévale et de suivre en celle-ci la voie étroite des médecins.
Les possédées de Loudun :
les « faits » et leur contexte vus par une médiéviste
Mis à part les douleurs et les humiliations que durent subir les religieuses ursulines du couvent de Loudun, au cours de spectaculaires séances d’exorcisme, à commencer par la prieure, la mère Jeanne des Anges, la principale victime fut un curé, Urbain Grandier, mort sur le bûcher en 1634, après avoir enduré de violentes tortures destinées à lui faire avouer sa qualité de sorcier et son emprise sur les supposées possédées3. Ce curé n’avait rien pour plaire aux yeux des autorités catholiques et du pouvoir politique alors que la lutte contre les huguenots, avec lesquels lui étaient prêtées des accointances suspectes, n’avait pas laissé que des souvenirs sanglants mais était toujours d’actualité. Michelet lui-même dans La Sorcière, le décrit comme « fat, vaniteux, libertin, qui méritait, non le bûcher, mais la prison perpétuelle ». Beau parleur, volontiers hautain, Urbain Grandier était à n’en pas douter un séducteur, un libertin auquel des dames de Loudun n’avaient pas manqué de céder et dont la « direction spirituelle » avait ébranlé l’esprit de quelques jeunes filles. Une série de procès pour des raisons de cet ordre ou d’autres dérangeantes aux yeux de la bonne société et de la hiérarchie ecclésiastique l’avaient mis en cause entre 1621 et 1631. Pour couronner le tout, une relation qui n’avait rien de platonique avec une certaine Madeleine de Brou lui avait inspiré un traité très argumenté logiquement et documenté historiquement prouvant « qu’un ecclésiastique se peut marier ».
Avant les événements qui le menèrent sur le bûcher, ce curé avait donc un passé, on pourrait dire un passif. Loudun sortait à peine d’une épouvantable épidémie de peste, au cours de laquelle les médecins, comme bien souvent, s’étaient montrés impuissants, la plupart ayant quitté la ville. Sans oublier le climat et la réalité de la chasse aux sorciers et aux sorcières qui s’est intensifiée en Europe depuis les années 1560 et qui, en France dans les années 1630, connaît une sorte de pic. De manière plus précise, un même couvent d’Ursulines avait connu à Aix-en-Provence des événements similaires, des possessions de religieuses sur fond de perversion sexuelle, qui menèrent là aussi au bûcher en 1611 un moine bénédictin et curé, Louis Gaufridi. Tout cela atteste une culture démonologique, qui se déploie en une longue gamme depuis l’érudition des spécialistes jusqu’aux croyances les plus sommaires des moins lettrés, où chacun se croit en mesure de nommer le démon du plus haut dans la hiérarchie jusqu’au plus minime qui le tourmente. Le contexte était donc propice pour que des « idées folles » perturbent des religieuses dont le confesseur venait de mourir et dont elles crurent rencontrer le fantôme au cours de nuits agitées. L’apparition de ce défunt confesseur fut bientôt remplacée par la croyance en l’action maléfique du curé Urbain Grandier, dont le nom fut prononcé au cours d’une séance d’exorcisme.
Puisque ces événements dramatiques ont pris place dans une certaine histoire de la psychiatrie, avec tout un cortège jusqu’à nos jours d’interprétations, il convient de s’arrêter sur ce que dirent ou firent les médecins du temps, qui ne manquèrent pas d’être invités à émettre leur avis. Les nombreux débats, qui virent s’affronter « possessionnistes » et « antipossessionnistes » de Loudun ou d’ailleurs parmi les hommes de l’art, ne peuvent masquer que les avis médicaux qui l’emportèrent allèrent dans le sens d’une intervention démoniaque, du fait que certaines choses vues ne répondaient à aucun processus naturel. Non seulement les traitements habituellement appliqués en ce type de cas n’avaient aucun effet, mais des comportements restaient inexplicables naturellement, sans compter les marques laissées sur le corps des possédées comme sur celui du curé Urbain Grandier, ou encore les points restant insensibles aux piqûres d’épingles. Pour tenter de faire un tri dans tout ce fatras de descriptions données par des témoins oculaires ou non, retenons ce qui, en effet, pouvait ressortir de désordres dont la médecine rendait compte sans trop de difficultés. Lisons, par exemple, le récit que fait en une lettre un religieux de Fontevrault de la possession d’une novice le jour même de sa profession, le 11 octobre 16324 :
« Le jour même que la sœur Agnès, novice ursuline, fit profession, elle fut possédée du diable, ainsi que la mère prieure me l’a dit à moi-même. Le charme fut un bouquet de roses muscades qui se trouva sur un degré du dortoir. La mère prieure l’ayant ramassé, le fleura, ce que firent quelques autres après elle, qui furent incontinent toutes possédées. Elles commencèrent à crier et appeler Grandier, dont elles étaient tellement éprises que ni les autres religieuses, ni toutes autres personnes n’étaient capables de les retenir. Elles voulaient l’aller trouver, et pour ce faire, montaient et couraient sur les toits du couvent, sur les arbres, en chemise, et se tenaient tout au bout des branches. Là, après des cris épouvantables, elles enduraient la grêle, la gelée et la pluie, demeurant des quatre et cinq jours sans manger. »
Qu’une odeur ou un parfum ait une action sur le corps et l’esprit par l’intermédiaire du cerveau n’avait rien d’inexplicable naturellement5. Même chose pour les désordres induits par le désir amoureux, joint chez des femmes privées d’activité sexuelle aux maux traditionnellement placés sous l’antique hystérie ou la médiévale suffocation de la matrice. Il en va de même des diverses convulsions ou contorsions dont étaient atteintes les religieuses, tant dans leurs crises que dans les séances d’exorcisme. D’autres phénomènes, en revanche, n’étaient sortis d’un contexte diabolique et du champ d’intervention de la sorcellerie qu’au prix de théories donnant aux concepts de mélancolie et d’imagination une extension non admise par tous et faisant appel à des conceptions philosophiques particulières. Si l’action de la mélancolie sur l’imagination faisait partie sans problème de l’explication de la croyance des patients en l’action sur eux de démons, qui les induisait à des comportements et à des actes rappelant ceux des possédés, que dire de l’aptitude à parler ou à comprendre des langues non apprises, de la possibilité de rester en suspension sans appui au sol ou encore ce qu’enregistrent des théologiens de l’université de Paris en 1633 sur la base des « faits et relations des docteurs en médecine et chirurgie de la maison des Ursulines de Loudun » et qui les font conclure à une réelle possession6 ?
« En premier lieu, parce que, d’après les relations des médecins, ces deux religieuses [la supérieure et une autre sœur] ont été vues par eux et par beaucoup d’autres suspendues en l’air pendant un quart d’heure, de sorte qu’il aura fallu que leur corps, malgré son poids inné, fût élevé en l’air et maintenu ainsi suspendu […]. Deuxièmement, parce que les religieuses susdites, étendues sur leurs lits, se sont dressées sur leurs pieds sans aucune inclination du corps ni aucune flexion des articulations, chose naturellement impossible […]. Troisièmement, chez les susdites religieuses, pendant le temps des exorcismes, se produisirent des convulsions, agitations et contorsions épouvantables qu’au dire des docteurs médecins, on ne constate jamais dans les nombreux cas de maladie splénétique, utérine, épileptique et semblables, sans horrible mouvement du visage, de la bouche, des yeux et des joues. Bien plus, ces agitations ne modifiaient pas du tout le pouls naturel des artères et ne l’entraînaient pas plus vite que de coutume ; au contraire, il restait dans l’état propre à un corps tranquille et en parfaite santé, du point de vue du mouvement de systole et de diastole […]. D’autant que ces violents et étranges symptômes arrivaient par la force des exorcismes et adjurations, qu’ils disparaissaient avec leur interruption et que les re...