L’idée que l’Homme appartient au règne animal n’a été acceptée que très tardivement, bien que la majorité des philosophes grecs y aient cru, tout comme à l’évolution des espèces vivantes, à leur naissance et à leur mort. C’est à partir du XVIIIe siècle, que les savants se mettent à classer les êtres vivants en les hiérarchisant, des moins aux plus évolués. Cette approche entraîne l’émergence d’un concept dont les conséquences seront dramatiques : l’existence d’espèces inférieures et supérieures, celle de l’Homme étant évidemment, anthropocentrisme oblige, supérieure à toutes. Dès lors, le débat se déplace sur la question de l’ascendance de ce dernier et de sa proximité avec les grands singes, considérés dans ces classifications comme les plus évolués des animaux. Dès le début du XIXe siècle, la thèse polyphylétique, qui rattache les populations humaines à différentes espèces de singes (ce qui exclut l’existence d’un ancêtre commun à tous les Hommes), est soutenue par plusieurs savants. La parution en 1859 du livre de Darwin, De l’origine des espèces, marque un tournant, en confortant la théorie d’une ascendance simiesque de l’Homme. En remettant en question le paradigme jusqu’alors dominant du créationnisme et de la théorie du Déluge, la conception darwinienne révolutionne le monde scientifique.
L’impact de cette nouvelle théorie, l’évolutionnisme, va être déterminant pour la reconnaissance de l’ancienneté de l’Homme, et la question de ses origines sera ardemment débattue durant la seconde moitié du XIXe siècle. Alors sommes-nous, comme nous le soutient la Bible, les descendants d’Adam et Ève ? Ou bien d’autres formes humaines nous ont-elles précédés ? Dans le contexte créationiste, prégnant jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, et malgré l’exhumation de vestiges humains, de nombreux savants refusent d’admettre l’existence d’Homme fossile. Puis, dès qu’ils seront enfin reconnus comme tels, ils seront, tout comme les Hommes modernes, soumis à un processus de hiérarchisation…
La place de l’Homme dans le règne animal
De tout temps, la place de l’animal a été établie par rapport à celle de l’Homme. Chez les philosophes grecs présocratiques, les animaux disposent d’une âme, mais non de raison, spécificité humaine. Anaximandre, qui a l’audace de spéculer sur l’origine aquatique de la vie animale, fait observer que l’Homme, ayant besoin dès son plus jeune âge de beaucoup de soins, doit avoir pour origine un animal. Pour Platon, qui défend la thèse de l’invariabilité des espèces et de l’existence d’un ordre hiérarchique des espèces animales, des plus simples jusqu’à l’Homme, les animaux représentent des formes dégradées de l’Homme (c’est le mythe de Timée). Les écrits du grand naturaliste Aristote, en particulier L’Histoire des animaux, portent le coup de grâce à la théorie, qu’on pourrait qualifier d’« évolutionniste », d’Anaximandre. Comme Démocrite avant lui, Aristote affirme l’existence éternelle des genres ou espèces (fixisme). La classification de ce savant philosophe très respecté des érudits perdurera jusqu’au début du XVIIIe siècle.
Plusieurs siècles plus tard, les philosophes arabes vont eux aussi s’intéresser à la question des origines de l’Homme. Comme Aristote, Avicenne, médecin et philosophe d’origine persane, croit en une nature rigide et dépourvue d’histoire : la vis plastica (« force plastique »). Sa théorie imprègne tous les savants du Moyen Âge et de la Renaissance. Dans l’Europe médiévale, où les animaux sont synonymes de fléaux, la conception finaliste de la nature d’Aristote est confortée par les textes chrétiens. Le paradigme diluvien, dominant à l’époque, repose sur la croyance que Dieu a créé l’univers en six jours et provoqué un déluge qui n’a laissé sur Terre que les quelques Hommes et animaux qui se sont réfugiés dans l’arche de Noé. Dieu a, en outre, créé les espèces vivantes telles qu’elles sont et placé l’Homme au-dessus d’elles, lui soumettant la nature. Le règne animal est alors perçu comme une échelle, une chaîne continue de plus en plus complexe et parfaite qui va du ver de terre jusqu’aux archanges : c’est la Scala naturae. On retrouve dans les travaux de nombreux savants jusqu’au milieu du XIXe siècle16 cette vision fixiste et cette classification hiérarchisée qui sépare l’Homme des autres animaux.
Cependant, dès le XVIe siècle, certains savants et philosophes, comme Montaigne, pour qui l’Homme n’occupe pas le sommet de la chaîne (Essais), réactualisent l’idée qu’il appartient au règne animal, ce qui va susciter de nombreux débats, notamment au siècle suivant. Parmi les controverses du XVIIe siècle, celle qui voit s’opposer les philosophes mathématiciens Gassendi et Descartes est demeurée la plus célèbre. Pour ce dernier, l’Homme et l’animal n’ont rien de commun, l’animal n’étant, pour lui, qu’une « machine » (Discours de la méthode, 1637). Pour Gassendi, en revanche, l’Homme est le plus noble et le plus parfait des animaux, ces derniers ayant une âme, mais pas aussi grande que l’âme humaine. Un siècle plus tard, La Mettrie, dans L’Homme-machine (1747), ira encore plus loin que Gassendi en affirmant que « l’homme est lui aussi une machine ». Contraint de se réfugier à la cour de Frédéric le Grand, ce matérialiste ami de Voltaire et de Rousseau continuera au cours de son exil à rechercher les liens existant entre l’Homme et l’animal.
La taxinomie anthropocentrique du XIXe siècle17 atteste de la persistance dans le monde occidental de l’infériorisation des animaux, ce qui explique probablement le refus durant des siècles de situer l’Homme dans le règne animal et, plus encore, dans une lignée commune. C’est d’ailleurs pour avoir suggéré que les Hommes descendaient des singes (Dialogues, 1616) – comme trois siècles avant lui l’historien et sociologue Khaldûn pourtant imprégné du Coran – que le philosophe italien Vanini s’est retrouvé sur le bûcher où il a été brûlé vif en 1619… Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on croit à l’existence d’une seule race18 originelle, donc d’un seul berceau situé dans une région limitée, conduisant à une seule espèce humaine. Cette thèse, le monogénisme, rejoint les Écritures puisque, selon la Bible, les Hommes sont tous des descendants d’un seul homme (Adam) et d’une seule femme (Ève) créés par Dieu.
L’« Homme originel », fils de Noé ?
Au Ier siècle av. J.-C., le poète et penseur épicurien romain Lucrèce a pourtant pressenti qu’une autre « race » d’Hommes avait dû existé avant. Quatre siècles plus tard, l’empereur romain Julien, dit l’Apostolat, a soutenu, quant à lui, la théurgie issue du néoplatonisme selon laquelle l’humanité descendrait d’une multiplicité de couples. Mais ces idées demeurent exceptionnelles jusqu’au milieu du XIXe siècle. Dans l’Europe chrétienne, l’image de l’Homme ancien ne peut être envisagée que dans le respect de la Bible ; elle est donc d’abord celle d’Adam au jardin d’Éden, puis celle de ses descendants, qui, suite au Déluge, disparaissent tous à l’exception de Noé (qui signifie le « prolongateur ») et de ses fils. C’est ce que l’on appelle le paradigme diluvien.
Le Livre de la Genèse, premier livre de la Torah (Pentateuque) et donc de la Bible hébraïque ou de l’Ancien Testament, explique l’origine de l’Homme et du peuple hébreu jusqu’à son arrivée en Égypte en l’éclairant par le projet de Dieu. Au Moyen Âge et à la Renaissance, l’Europe est sous l’influence de la religion chrétienne : Dieu a créé l’univers en six jours, puis un déluge a tout bouleversé, et seuls quelques hommes et animaux ont survécu dans l’arche de Noé. La Bible donne un âge à la Terre de seulement 6 000 ans. Plus précisément, la Création aurait eu lieu, selon les calculs de l’archevêque anglican Ussher qui se fonde sur l’Ancien Testament, le 26 octobre 4004 av. J.-C19. Bien qu’erronée, cette date sera retenue majoritairement jusqu’au XIXe siècle. Dans un tel contexte, les fossiles qui sont découverts sont, jusqu’au début du XVIIIe siècle, attribués à des fantaisies de la nature (pierres à figures), au Déluge ou encore à des ossements de Géants.
Pour la plupart des philosophes grecs, dont Xénophane, Empédocle d’Agrigente, Pausanias et l’historien Hérodote, les continents ont été jadis submergés par la mer et les « pierres à figures » (les fossiles) sont des restes d’animaux, de plantes, de monstres ou des os de Géants20. Le mythe de l’existence de Géants a, en effet, été initié par les auteurs antiques, comme le rapporte l’écrivain italien Boccace dans le quatrième livre de son ouvrage consacré à la mythologie grecque21. Empédocle, par exemple, attribue les grands os découverts en Sicile au cyclope Polyphème. Bien plus tard, en Chine, le savant Kuo, après avoir étudié les fossiles trouvés sur la montagne T’ai-hang Shan, soutient, comme certains auteurs antiques d’ailleurs, que celle-ci fut à un moment donné située sous le niveau de la mer. Également au début de l’an mil, Avicenne dans son Traité des minéraux identifie la nature réelle des fossiles, mais cette interprétation ne sera reprise durant les siècles suivants que par de rares savants comme au XIIIe siècle Albert le Grand, évêque de Ratisbonne (Bavière), ou le savant philosophe anglais Bacon. Durant tout le Moyen Âge, l’Europe reste en effet « influencée » par les écrits d’Aristote pour qui les « pierres à figure » sont produites par des « exhalaisons sèches » s’élevant de la terre : les fossiles sont un « jeu de la nature » (ludus naturae).
Comment alors expliquer la présence de coquillages et de poissons fossiles à l’intérieur des terres et sur les montagnes ? Pour Isidore de Séville, ces fossiles sont les témoins de la grande catastrophe qu’a été le Déluge (Étymologies ou Origines, VIIe siècle). C’est d’ailleurs l’explication la plus fréquente à l’époque. Cette théorie, dite du Déluge, va persister jusqu’à la fin de la première moitié du XIXe siècle. Seuls quelques savants vont oser avancer d’autres interprétations. Ainsi, pour le grand Léonard de Vinci, le potier et savant huguenot Bernard Palissy22 ou le médecin italien Fracastoro qui ne croient pas en la génération spontanée, les fossiles sont des coquillages apportés par la mer, puis ensevelis dans une boue qui s’est plus tard pétrifiée.
Compte tenu des idées dominantes de l’époque, quand ont lieu les premières découvertes de restes humains fossiles, ceux-ci sont, tout naturellement, attribués aux descendants d’Adam et Ève, et, comme tous les Hommes ont le même ancêtre, ils appartiennent nécessairement à une seule « race » (théorie monogéniste). La première différenciation connue de groupes humains est sans doute celle opérée par les anciens Égyptiens. Elle est fondée sur leurs caractères physiques apparents et ne s’appliquait qu’aux populations voisines : les Rot ou Égyptiens, peints en rouge, les Namou, jaunes avec un nez aquilin, les Nashu, noirs avec des cheveux crépus, les Tamahou, blonds aux yeux bleus. Chez les Grecs de l’Antiquité, les divisions entre les peuples existent ; elles ne reposent pas sur des critères biologiques, mais sur la connaissance qu’ont ces peuples de la langue et de la culture grecque : l’Autre est alors le Barbare. En Europe, durant le Moyen Âge, on regroupe tous les Hommes dans les trois catégories de l’Ancien Testament23. La tradition biblique propose en effet un modèle classificatoire de la descendance de Noé, notamment à partir de la « malédiction de Cham » qui a lieu juste après le Déluge24. Après avoir été assuré par Dieu qu’il n’y aurait plus d’extermination par les eaux de ce qui vit sur Terre, Noé sort de l’Arche avec ses trois fils, Cham (ou Ham), Sem et Japhet. Suite à la faute de son deuxième fils (Cham lui manqua de respect ; l’Ivresse de Noé), Noé s’emporte et maudit la descendance de ce dernier, notamment celle de son fils Canaan et de ses descendants, qu’il voue à la servitude des enfants de Sem (Gn 9 : 20-27). Dans la tradition biblique, les trois premiers fils de Cham vont ensuite peupler respectivement l’Éthiopie, l’Égypte et l’Arabie ; ils sont considérés comme les ancêtres des peuples Hamites d’Afrique. D’après la malédiction, les fils de Sem, « ancêtres des Sémites », pourront donc prendre la Terre de Canaan25. Quant à Japhet, qui...