Autres « folies » mises en musique
Dépressions et mélancolie ont servi de colonne vertébrale aux œuvres de nombreux compositeurs, comme nous venons de le voir. D’autres formes de folie ont également été traitées en musique, en inspirant d’autres musiciens, d’autres œuvres musicales, en particulier plusieurs opéras écrits autour d’une figure féminine représentant un prototype d’héroïne. Puis il y a aussi la propre folie des musiciens qui, sous différentes formes, nourrit leurs créations.
Les compositeurs et leur folie
LA « FOLIE DOUCE »
Il ne s’agit pas, ici, de pathologie mentale mais simplement d’un terme, couramment utilisé pour évoquer une déraison sans conséquence, une façon de penser ou de se comporter que le commun des mortels jugerait « bizarre », étrange, originale, exubérante, « décalée », comme nous dirions aujourd’hui. C’est aussi le « petit grain de folie » que tout un chacun peut avoir en lui.
Ce « grain de folie » s’est souvent traduit en musique sous la forme de pastiches, de plaisanteries musicales faites pour amuser ou pour choquer.
Connu pour ses blagues de potaches, Mozart écrivait, en juin 1787, le Divertimento pour deux cors et quatuor à cordes, plus connu sous le nom de Plaisanterie musicale (Ein Musikalischer Spaß, K. 522). Cette œuvre censée être drôle raille ouvertement les musiciens médiocres ou maladroits parmi les contemporains du compositeur. Mozart insiste « lourdement » sur des développements pauvres et académiques du thème, lui-même d’une simplicité affligeante. Cette ironie non dissimulée faisait rire les connaisseurs et les compositeurs dont on ne se moquait pas. Mais rendons justice à Mozart : il s’est aussi moqué de lui-même dans ses Mystères d’Isis, pastiche de sa Flûte enchantée.
Plus près de nous, Louis-Florimond Rongé, plus connu sous le pseudonyme d’Hervé, est le véritable créateur de l’opéra-bouffe. Parce que c’était dans l’air du temps, il a semé sans vergogne son grain de folie. Ce compositeur de plus de 100 opérettes, de nombreuses revues et de plus de 200 chansons est né le 30 juin 1825 à Houdain, une petite ville minière de la région du Pas-de-Calais.
Son père était policier, sa mère espagnole. À l’âge de 6 ans, Louis-Florimond devient orphelin de père. Le veuvage de sa mère les conduit à Paris, où le seul travail qu’elle trouva fut celui de femme de ménage à l’église Saint-Roch. Le fils avait une belle voix. Il commence donc sa carrière comme petit chanteur dans la manécanterie de la paroisse où il suit ses premières leçons d’harmonie et d’orgue. Doué d’un talent certain, il est rapidement mis en contact avec un professeur du Conservatoire qui le présente à Daniel-François-Esprit Auber, compositeur français, lequel le prend sous sa coupe.
Ayant été surpris, quelques années plus tard, jouant de l’orgue dans la chapelle de l’hospice psychiatrique de Bicêtre, il se voit offrir le poste d’organiste. Sa mère se fait alors engager en tant que blanchisseuse et c’est ainsi qu’à l’âge de 14 ans le jeune Louis-Florimond devient non seulement l’organiste attitré mais le chef improvisé d’un orchestre formé d’aliénés.
À 20 ans, il quitte Bicêtre pour Paris et devient titulaire de l’orgue de l’église Saint-Eustache. En 1847, il produit, sous le nom d’Hervé, sa première œuvre théâtrale, Don Quichotte, aujourd’hui considérée comme le premier « opéra-bouffe ». Les succès s’enchaînent, tous marqués de ce vent de folie qui l’avait contaminé à Bicêtre. De chef d’orchestre au théâtre du Palais-Royal, il est ensuite nommé aux Folies-Dramatiques (toujours la folie !) où sa personnalité comique et satirique éclate. Tout y est parodié : comédies, tragédies, ballets, opéras, drames, vaudevilles, dans une sorte de folie inventive continuelle. Il y préfigure même le surréalisme, tant son inventivité est débridée. Il sait mieux que quiconque pénétrer dans l’inconscient de ses personnages, avec humour, tendresse, parfois causticité, ironie ou caricature. La censure du Second Empire n’y fut sans doute pas étrangère.
Après sa mort en 1892, c’est un certain Offenbach qui prendra la relève, continuant la même veine de la « déraison », du coq-à-l’âne, du second degré. La Belle Hélène en est un exemple hilarant : « Il est l’époux de la reine, -poux de la reine, -poux de la reine, le roi Ménélas, le Mé-, le Ménélas ! » Ou encore ce : « Tzing, la, la… Tzing, la, la… Oya Kephale, Oya Kephale, Oh là, là !… », extrait de la conversation entre Oreste et Calchas, le devin, à propos des « petites femmes de Corinthe », qui ressemble plus à un néologisme de schizophrène qu’à un texte littéraire. Quelle ironie, quel sacrilège envers nos « vénérables classiques » !
Mais cette folie-là n’est pas la véritable folie-maladie mentale. C’est la folie de l’absurde, du jeu de mots, du surréalisme en musique.
Une autre folie, intermédiaire entre les « doux dingues » et les grands malades, est celle des « monomaniaques », autrefois également appelés paraphrènes (nous y reviendrons au chapitre sur les psychoses chroniques), terme aujourd’hui rendu désuet par le démembrement que les DSM successifs ont effectué de nos vieilles entités nosographiques françaises.
L’ANXIÉTÉ ENVAHISSANTE, MOTEUR DE LA CRÉATION : RICHARD WAGNER
Nous avons tous vécu, à un moment ou à un autre de notre vie, des phénomènes d’anxiété : sueurs, mains moites, serrement dans la poitrine, souffle court, peur irrationnelle d’un danger imaginaire, sentiments d’appréhension d’une situation, idées de menace, tension psychologique extrême, nervosité, anticipation du pire, irritabilité, agitation fébrile, crispation impatiente, sentiment de malaise, cauchemars récurrents, obsessions répétées, sentiment que « tout peut faire peur », peur de mourir, troubles de la concentration… Cette liste n’est pas exhaustive. L’anxiété se manifeste à des degrés divers et entraîne, également, de multiples conséquences. Certaines manifestations anxieuses vont jusqu’à induire chez le sujet qui en souffre des phénomènes étranges. L’angoisse est tellement forte que le sujet est comme submergé, englouti, dépassé : il ne contrôle plus rien, son corps ne lui appartient plus. Le monde environnant peut aller jusqu’à se modifier et le sujet fait alors l’expérience de pseudo-hallucinations visuelles, auditives ou cénesthésiques. C’est le syndrome de dépersonnalisation anxieuse.
Le grand Richard Wagner en a fait l’expérience, terrifiante pour lui, heureuse pour nous. En 1839, alors qu’il exerçait comme chef d’orchestre à Riga (en actuelle Lettonie), ses conditions financières étaient tellement précaires qu’il décida de s’enfuir pour échapper à ses créanciers. Afin de n’éveiller aucun soupçon, il entreprit de passer clandestinement la frontière russo-prussienne, avec Mina, son épouse. Sans passeport, le couple risquait à tout moment d’être repéré dans sa brinquebalante voiture postale. C’est alors qu’un sinistre ami du couple, Abraham Müller, se proposa, pour les aider, de les conduire clandestinement par des chemins de traverse à Königsberg. Le but ultime de leur voyage devait être Paris où Wagner pensait se refaire une santé financière. Mais les routes étant peu sûres et eux-mêmes étant sans papiers, il fallut envisager la voie maritime. Un voilier ancré à Pillau devait appareiller pour Londres. Après un voyage rocambolesque qui traumatisa le couple, ils arrivèrent à Pillau et embarquèrent dans une pauvre barque où ils se cachèrent à fond de cale pour échapper aux garde-côtes. À la rame, ils furent amenés au flanc du navire, immatriculé sous le nom de Thétis, où on les hissa péniblement. Petite goélette à deux mâts, de 25 mètres de long, jaugeant 120 tonneaux, portant en figure de proue la nymphe marine éponyme, l’embarcation prévue pour faire du cabotage entre les ports de la Baltique n’était pas équipée pour traverser la Manche. Le voyage se déroula pour le mieux durant les cinq premiers jours. Au large de Copenhague, les Wagner redescendirent, avec le chien, dans la cale à filins de l’avant, pour se cacher des douaniers danois montés à bord. Deux jours plus tard, une terrible tempête se leva dans le détroit du Skagerrak. Le vent hurlait dans les cordages, la mer était déchaînée, la houle puissante. Dans la nuit sombre de ce mois de juillet 1839, Richard Wagner, angoissé, terrorisé, paniqué, crut voir à quelques encablures de la Thétis un bateau surgir de l’obscurité pour disparaître aussitôt dans la nuit. Aucun doute, il ne pouvait s’agir que de ce vaisseau fantôme, le Hollandais volant. Wagner, en proie au mal de mer, demeurait prostré à l’avant du bateau, trempé par les paquets de mer qui s’abattaient sur lui. Soudain la figure de proue, Thétis, se détacha et s’enfonça rapidement dans les flots, mauvais présage pour le bateau qui venait de perdre sa figure protectrice. Au petit matin, la tempête s’était calmée et le capitaine réussit à mener son bateau dans la petite crique abritée du fjord Sandvig de Boröya. Soulagés, les marins entonnèrent alors un chant dont Wagner ne retint que le rythme, trois syllabes courtes suivies de deux longues, que l’on retrouvera dans la chanson des matelots du Fliegende Holländer (Le Hollandais volant).
Le voilier quitta Sandvig deux jours plus tard, mais par malheur subit une nouvelle avarie en heurtant un écueil. Il fallut réparer la coque. À terre, Wagner erra sans but, en proie à des idées « mélancoliques ». Mina était terrorisée et contuse de partout depuis la tempête. Le 1er août, le capitaine décida de reprendre la mer. Trois jours plus tard, un vent fort se leva, tournant rapidement en rafales et soufflant pendant cinq jours consécutifs. Le bateau fut une nouvelle fois balayé sur la mer tourmentée comme fétu de paille. Il passa de creux en crêtes, il vira, tangua, roula tant et si bien que le cap fut perdu. Finalement les côtes anglaises apparurent. On évita les bancs de sable. Les passagers étaient saufs, à défaut d’être sains. Plus jamais Richard Wagner ne montera à bord d’un voilier. Neuf ans plus tard la Thétis disparaîtra en mer, corps et biens, au cours d’une tempête.
Cette expérience à tonalité affective exceptionnelle, cette peur, cette angoisse envahissante et incontrôlable ont fait le lit de la création des œuvres de Richard Wagner pendant les mois qui suivirent cette tragique aventure. Le thème du vaisseau fantôme le hanta longtemps. Il avait vu ses voiles rouges hissées par tout un équipage de spectres et de fantômes. Il l’avait vu disparaître, tout près de lui, dans le brouillard de cette nuit de juillet. Mais le Hollandais, c’est aussi lui, Richard Wagner, qui ne trouva que difficilement refuge dans la tempête de la vie. Il fuyait son port d’attache pour une terre d’asile inconnue. La paix et la sérénité, il ne les retrouvera qu’auprès de Senta, la femme rédemptrice, leitmotiv et héroïne du Vaisseau fantôme.
LES MUSICIENS ET LEURS TOXIQUES
Nous savons combien l’usage des substances dites hallucinogènes ou encore psychodysleptiques induit des altérations des perceptions, de la cohérence de la pensée, de la syntonie de l’humeur et de la palette des émotions, mais sans causer de confusion mentale persistante ou de réels troubles de la mémoire autres que passagers ou ponctuels. Ces substances ont été classées en trois catégories selon les types d’effets qu’elles induisent généralement : effets délirants, effets dissociatifs ou effets psychédéliques.
Les drogues sont définies comme des substances naturelles ou synthétiques ayant une action psychotrope, c’est-à-dire susceptible de modifier le fonctionnement normal du cerveau. De telles substances induisent habituellement une pharmacodépendance, ou état d’accoutumance (obligation d’augmenter les doses pour obtenir le même résultat) et de manque (incapacité de se passer de « sa » substance et nécessité d’en retrouver en urgence, faute de quoi s’installent des symptômes psychiques et physiques plus ou moins sévères mobilisant toutes les ressources de l’individu pour les faire disparaître).
Toutes les époques, toutes les civilisations, toutes les cultures ont exploré les ressources des toxiques, tantôt à des fins de création, de stimulation intellectuelle, tantôt dans des contextes religieux ou chamaniques (transes, communication avec les esprits), tantôt pour la possession des richesses que les drogues procurent (guerres de l’opium, guerres des cartels colombiens, guérillas entre les États et les organisations mafieuses). Il est intéressant de remarquer que le terme « assassin » est dérivé du mot « haschischin », mangeur (ou consommateur) de haschisch, tribus sauvages de l’Anatolie qui terrorisaient les caravanes de voyageurs pénétrant dans les défilés montagneux de la région d’Ankara pour y faire commerce. Ces hordes à cheval guettaient les commerçants depuis leurs positions élevées dans les montagne...