Qu'est-ce qu'une femme désire quand elle désire une femme ?
eBook - ePub

Qu'est-ce qu'une femme désire quand elle désire une femme ?

  1. 400 pages
  2. French
  3. ePUB (adapté aux mobiles)
  4. Disponible sur iOS et Android
eBook - ePub

Qu'est-ce qu'une femme désire quand elle désire une femme ?

Détails du livre
Aperçu du livre
Table des matières
Citations

À propos de ce livre

Occulté depuis l'Antiquité, le désir de la femme pour la femme ressurgit constamment au cours de l'histoire, malgré sa répression, sa négation ou la fausse indifférence qu'il suscite aujourd'hui. Marie-Jo Bonnet interroge son statut dans la Bible, la psychanalyse, la famille et le politique; elle se demande pourquoi il n'a pas de place ni d'identité propre dans la Cité, alors qu'il n'est frappé d'aucun interdit de type religieux ou profane. Créateur et spirituel, serait-il un instrument de libération politique? À cet égard, elle livre une analyse originale de l'expérience du MLF, des débats récents autour de l'homosexualité, de la lesbophobie persistante. Mais le désir quel qu'il soit est avant tout une expérience singulière et complexe. Elle dresse ainsi un tableau inédit des différentes figures de l'amour lesbien à travers la littérature, chez des auteurs classiques comme Marguerite Yourcenar, Violette Leduc, Simone de Beauvoir et Djuna Barnes, plus récents comme Monique Wittig, Anne Garreta et Christine Angot, ou plus inattendus comme Madame de Sévigné. Historienne, écrivain, Marie-Jo Bonnet a notamment publié Les Relations amoureuses entre les femmes (xvie-xxe siècle) et Les Deux Amies. Essai sur le couple de femmes dans l'art.

Foire aux questions

Il vous suffit de vous rendre dans la section compte dans paramètres et de cliquer sur « Résilier l’abonnement ». C’est aussi simple que cela ! Une fois que vous aurez résilié votre abonnement, il restera actif pour le reste de la période pour laquelle vous avez payé. Découvrez-en plus ici.
Pour le moment, tous nos livres en format ePub adaptés aux mobiles peuvent être téléchargés via l’application. La plupart de nos PDF sont également disponibles en téléchargement et les autres seront téléchargeables très prochainement. Découvrez-en plus ici.
Les deux abonnements vous donnent un accès complet à la bibliothèque et à toutes les fonctionnalités de Perlego. Les seules différences sont les tarifs ainsi que la période d’abonnement : avec l’abonnement annuel, vous économiserez environ 30 % par rapport à 12 mois d’abonnement mensuel.
Nous sommes un service d’abonnement à des ouvrages universitaires en ligne, où vous pouvez accéder à toute une bibliothèque pour un prix inférieur à celui d’un seul livre par mois. Avec plus d’un million de livres sur plus de 1 000 sujets, nous avons ce qu’il vous faut ! Découvrez-en plus ici.
Recherchez le symbole Écouter sur votre prochain livre pour voir si vous pouvez l’écouter. L’outil Écouter lit le texte à haute voix pour vous, en surlignant le passage qui est en cours de lecture. Vous pouvez le mettre sur pause, l’accélérer ou le ralentir. Découvrez-en plus ici.
Oui, vous pouvez accéder à Qu'est-ce qu'une femme désire quand elle désire une femme ? par Marie-Jo Bonnet en format PDF et/ou ePUB ainsi qu’à d’autres livres populaires dans Sciences sociales et Études LGBT. Nous disposons de plus d’un million d’ouvrages à découvrir dans notre catalogue.

Informations

Éditeur
Odile Jacob
Année
2004
ISBN
9782738186232

Chapitre 6

Figures du désir

Le désir initiateur selon George Sand

George Sand est une des premières romancières à aborder le thème du désir initiateur de la femme pour la femme en montrant à la fois ce qu’il ouvre dans le champ de la jouissance et ce qu’il ferme dans le rapport à la Cité. Elle a une trentaine d’années lorsqu’elle publie son roman Lélia. Nous sommes en 1833, au début du romantisme mais en peine désagrégation du saint-simonisme et du grand espoir soulevé par la révolution de 1830. S’il est vite retombé, il a ouvert une brèche dans les esprits, comme l’écrit Sainte-Beuve à la parution de Lélia : «… voici que l’esprit d’émancipation a remué les femmes comme le reste et qu’une multitude d’entre elles prenant la parole, dans des journaux, dans des livres de contes, dans de longs romans, sont en train de confesser leurs peines, de réclamer une part de destinée plus égale, et de plaider contre la société136. »
Dans sa vie, George Sand a une liaison avec Marie Dorval, actrice célèbre et maîtresse en titre d’Alfred de Vigny. Elles se sont rencontrées juste avant que la romancière se mette à la rédaction de Lélia. Cette coïncidence alimentera longtemps l’imaginaire du scandale, donnant un poids supplémentaire à la transgression sandienne et expliquant pourquoi on hésite tant à la reconnaître dans toutes ses dimensions émancipatrices. C’est qu’avec George Sand nous ne sommes plus dans la pure imagination romanesque. Nous sommes dans l’articulation dialectique de la vie et de l’œuvre, dans ce pouvoir qu’ont certaines vies de femmes de légitimer une œuvre en faisant trembler l’ordre moral.
L’histoire de Lélia a choqué et fasciné ses contemporains par le ton, la voix, le cri de révolte qui se confond pour la première fois dans un roman de femme avec un cri d’amour pour une femme. Bien que George Sand ait pris soin de situer la scène du baiser entre deux sœurs et non deux amantes, qui se retrouvent après une longue séparation, l’audace de ces retrouvailles amoureuses entre Lélia et Pulchérie n’en est aucunement atténuée. La scène se situe à la fin de la deuxième partie du roman. Les deux sœurs se promènent au bord de l’eau. Elles représentent deux aspects de la démarche amoureuse. Pulchérie est courtisane et « ne vit que pour jouir ». Lélia « ne vit que pour désirer ». Les deux femmes ne se ressemblent donc pas, ce qui écarte d’emblée toute tentative d’identifier le désir à du narcissisme. Fatiguées par leur promenade, elles s’allongent au bord de l’eau et s’endorment dans les bras l’une de l’autre.
Pendant son sommeil Pulchérie rêve « d’un homme aux cheveux noirs qui se penchait vers moi pour effleurer mes lèvres de ses lèvres chaudes et vermeilles ». Troublée, elle se réveille, regarde autour d’elle et voit Lélia, dormant à ses côtés. « Et je vous regardai alors. Ô ma sœur, que vous étiez belle ! (…) en cet instant le sens de la beauté se révélait à moi dans une autre créature. Je ne m’aimais plus seule : j’avais besoin de trouver hors de moi un objet d’admiration et d’amour. Je me soulevai doucement et je vous contemplai avec une singulière curiosité, avec un étrange plaisir. Vos épais cheveux noirs se collaient à votre front. (…) J’y passais mes doigts : il me sembla que vos cheveux me les serraient et m’attiraient vers vous. (…) Oh ! vous étiez belle, Lélia ! mais belle autrement que moi, et cela me troublait énormément. (…) Je trouvais que vous ressembliez à ce bel enfant aux cheveux noirs dont je venais de rêver et je baisais votre bras en tremblant. Alors vous ouvrîtes les yeux137… »
Le fait de regarder Lélia et d’être émue par sa beauté déclenche le désir de Pulchérie, la pousse à embrasser sa sœur, ce qui lui fait « ouvrir les yeux » et éprouver sa première jouissance. Mais elle est tellement troublée par le regard de Lélia que la culpabilité survient, transmuant le fait banal en une expérience initiatique à travers le surgissement d’une conscience morale jugeant un acte considéré par ailleurs comme naturel. Pulchérie poursuit le récit de son « initiation » en disant : « Alors vous ouvrîtes les yeux et votre regard me pénétra d’une honte inconnue ; je me détournai comme si j’avais fait une action coupable. Pourtant, Lélia, aucune pensée impure ne s’était même présentée à mon esprit. Comment cela serait-il arrivé ? Je n’en savais rien. Je recevais de la nature et de Dieu, mon créateur et mon maître, ma première leçon d’amour, ma première sensation de désir… »
Pour George Sand, le désir pour la femme est une initiation envoyée par Dieu, voire une défloration qui brise le sentiment infantile de vivre en adéquation avec la société. Si l’on peut penser que la ressemblance entre l’homme du rêve et sa sœur est une concession à la société, ce regard de Lélia sur Pulchérie est si « pénétrant » qu’il lui fait pour ainsi dire perdre sa virginité. Ce n’est pas l’homme qui la lui fait perdre, mais la société génératrice de honte et d’un sentiment de culpabilité insaisissable. Pulchérie a conscience d’avoir fait quelque chose d’interdit qu’elle tente vainement de neutraliser en troublant les identités de genre au moyen du mythe de narcisse. Demandant à Lélia de se pencher sur l’eau elle dit : « Regarde-toi, ma sœur : ne te trouves-tu pas belle ? – Je vous répondis que je l’étais moins que vous. – Oh ! tu l’es davantage, reprîtes-vous. Tu ressembles à un homme. – Et cela vous fit hausser les épaules de mépris. »
Évidemment, Lélia ne peut qu’avoir du mépris pour Pulchérie qui dénie l’authenticité de son expérience en se raccrochant au fantasme hétéro-social, le désir ne pouvant être associé à ses yeux qu’à une image masculine. Mais l’innocence est perdue, des deux côtés peut-on dire, du côté de la jouissance comme de celui du désir. Et l’on ne peut s’empêcher de citer en écho à ce passage une lettre de George Sand à Marie Dorval où elle décline la même séquence que dans le roman : « aime… contemple… admire… » – mais dans un ordre inverse, ce qui nous permet d’affirmer cette évidence : elle pensait à Marie en décrivant le trouble de Pulchérie. « Tu es la seule femme que j’aime, Marie : la seule que je contemple avec admiration, avec étonnement. Tu as des défauts que j’aime et des vertus que je vénère. Seule parmi toutes celles que j’ai observées attentivement, tu n’as jamais un instant de petitesse ou de médiocrité138… »
Première aussi à lui révéler la jouissance ? On l’a dit à mots couverts comme on a reconnu en Pulchérie le portrait de Marie Dorval. Mais le couple George Sand-Marie Dorval n’a jamais pu fonctionner comme modèle pour initier une nouvelle représentation du couple de femmes. Le fait qu’elles soient toutes les deux bisexuelles a certainement joué dans cette impossibilité. Comme aussi le fait qu’elles n’aient rien raconté. Mais George Sand pouvait-elle ajouter au scandale de sa séparation de son mari celui d’une liaison officielle avec une femme ? George Sand a gardé le secret de son amour pour Marie Dorval tout en se permettant le luxe d’initier une symbolique nouvelle sur les motivations du désir de la femme pour la femme en associant le sommeil à l’éveil à un autre état de conscience. Dans de nombreux mythes, une transformation s’opère pendant le sommeil du héros ou de l’héroïne. Ici la transformation est l’entrée dans le processus d’individuation. Par le désir d’embrasser sa sœur, Pulchérie est sortie de l’état infantile d’adéquation avec la norme hétéro-sociale. Elle découvre quelque chose d’autre qui la concerne en propre et la différencie des autres. Elle le vit et l’accepte. Elle a donc perdu sa virginité au profit d’un état d’innocence qui lui permettra d’assumer ce qu’elle est sans avoir à tricher. La virginité est une injonction patriarcale destinée à maintenir la pureté de la lignée spermatique. L’innocence est un état d’abandon qui permet d’assumer ce que l’on est tout en évitant de faire du mal aux autres. La honte ressentie par Pulchérie est une projection de la société. C’est la peur du qu’en-dira-t-on. Ce n’est pas l’expression d’une conscience morale authentique. Avec George Sand, deux chemins s’ouvrent aux « sœurs » : celui de l’adéquation avec la morale sociale et celui de l’adéquation avec soi-même. Mais seul le second réunit le désir à la jouissance.

Le testament de Rosa Bonheur

La peintre animalière Rosa Bonheur peut être considérée comme la première femme qui a réfléchi à la question de la transmission de son patrimoine à une autre femme qui n’était pas de sa famille dans le but de rétablir une filiation féminine symbolique dérobée par le pouvoir masculin.
Née à Bordeaux en 1822, fille aînée du peintre Raymond Bonheur (1796-1849) et de Christine Marchisio (1797-1833), Rosalie, dite Rosa, n’a pas connu sa grand-mère maternelle et c’est certainement le secret sur les origines de sa mère, volontairement entretenu par la famille pour des raisons de réputation, qui l’a orientée vers une conscience féministe tout à fait conséquente dans ses choix de vie amoureux, artistiques et patrimoniaux.
L’histoire dramatique de ses mère et grand-mère a déterminé beaucoup de choses dans la vie de Rosa Bonheur. D’abord la bâtardise. Christine Marchisio n’a pas connu sa mère et elle fut élevée par son père qui se faisait passer pour son oncle. Il lui révéla sa véritable identité sur son lit de mort, en 1829, désignant un secrétaire où étaient rangés les papiers officiels certifiant ses dires et indiquant le nom de sa mère qui était « de sang royal ». Trop à la douleur de la perte de son père, Christine n’a pas fait attention au secrétaire, et au moment d’y chercher les papiers, elle découvrit qu’ils avaient été dérobés pendant l’agonie de son père. Mais ce n’est pas tout. Lorsque Rosa Bonheur fit une enquête sur ses origines maternelles après la mort de sa mère, elle se heurta au même silence. Mme Aymée, qui vivait auprès de son grand-père, lui interdit de chercher à savoir le nom de sa grand-mère et lui fit comprendre qu’il y avait un danger à le chercher. « À quoi cela te servira-t-il de savoir le vrai nom de ta grand-mère ?, lui dit-elle. Tout ce que je puis te dire, c’est que c’était une grande dame et que tu dois respecter sa mémoire en t’abstenant de pénétrer son secret. Promets-moi de ne plus t’occuper de toutes ces vieilles histoires… Tu descends par ta mère d’une race royale139… »
Rosa apprit alors que le valet de chambre avait été assassiné pour l’empêcher de révéler ce nom, scellant définitivement le secret sur une origine maternelle qu’il lui était interdit de connaître. Ce manque du côté de la filiation maternelle va susciter un désir de réparation qui explique son étonnante audace féministe dans le siècle particulièrement misogyne où elle vécut. Ce manque fonctionne comme un appel d’air qui sera intensifié par la mort prématurée de sa propre mère lorsqu’elle aura onze ans. En effet, la mort du grand-père maternel en 1829 plongea la famille dans la misère. C’était lui qui aidait le ménage Bonheur à joindre les deux bouts depuis leur mariage en 1821. Raymond était un peintre médiocre et n’arrivait pas à nourrir sa famille. Il décida d’aller chercher du travail à Paris où le rejoindront Christine et ses trois enfants. Rosalie, Auguste (né en 1824), et Isidore (né en 1827). Juliette naîtra à Paris en 1830. Mais Raymond est un utopiste. Il rencontre le groupe des saint-simoniens et s’affilie à la communauté de Ménilmontant où il va s’installer en 1830 laissant sa femme faire de la couture pour nourrir les enfants. Comme le dit Rosa : « Ma mère, la plus noble et la plus fière des créatures, succomba à la fatigue et à la misère pendant que mon père rêvait au salut du genre humain… » (p. 154). Elle mourut d’épuisement en avril 1833, et, dit Rosa, « nous étions si pauvres qu’il fallut la laisser enterrer à la fosse commune ».
On imagine le chagrin de l’enfant et comment son tempérament de Bélier (elle est née sous ce signe, comme elle le rapporte dans sa biographie en donnant l’horoscope détaillé qu’elle a fait faire) va déployer une énergie phénoménale pour sortir sa famille de la misère. Les historiens insistent généralement sur l’apport du père qui aurait reconnu les puissants moyens artistiques de sa fille tout en lui insufflant l’indispensable ouverture d’esprit à l’émancipation de la femme qui était au cœur de la doctrine saint-simonienne. Rosa cite d’ailleurs ses encouragements : « Peut-être, ma fille, trouverai-je en toi la réalisation de mes ambitions artistiques. (…) Cherche ta voie, ma fille, aie l’ambition de dépasser Mme Vigée Le Brun, dont tout le monde parle en ce moment [elle venait de mourir en 1842]. Elle est comme toi, la fille d’un peintre, et elle a si bien fait qu’à vingt-huit ans elle fut admise à l’Académie royale et qu’elle est membre aujourd’hui de l’Académie de Rome, de celles de Saint-Pétersbourg et de Berlin » (p. 164). S’il est certain que cette légitimation paternelle a consolidé sa vocation de peindre, c’est surtout auprès de sa mère qu’il faut chercher la source vive de son ambition. Rosa raconte ainsi comment sa mère inventa un stratagème pour lui faciliter l’apprentissage de l’alphabet :
« Les leçons de français étaient pour moi des moments toujours très pénibles ; la sueur me perlait sur le front pendant que ma mère s’épuisait sans succès à me seriner l’alphabet. Un jour, cependant, elle eut une idée lumineuse : elle me dit de dessiner un âne à côté d’un A, un bœuf à côté d’un B, un chat à côté d’un C et ainsi de suite jusqu’au Z, auquel répondait un zèbre, animal que je n’ai jamais vu… Cette leçon de choses fut une révélation pour mon cerveau enfantin » (p. 134).
Voilà comment naît une vocation de peintre animalier quand une enfant souhaite exceller dans sa langue maternelle. À cette initiative déterminante s’ajoute une détermination propre qui va l’aider à franchir tous les obstacles opposés à l’ambition féminine. Car il n’y a pas d’animaux à Paris. Elle les trouve aux abattoirs où elle se rend habillée en homme pour être plus à son aise et se faire respecter par les maquignons. Aucune convention sociale bourgeoise n’arrête son désir. Le souvenir de sa mère alimente son feu sacré tout en lui ouvrant le domaine du rêve par où s’exprime l’inconscient. Rosa est en effet une grande rêveuse et chaque grand événement de sa vie est précédé d’un rêve prémonitoire, comme elle le note avant la rencontre de Nathalie Micas. Son attention aux rêves vient donc aussi de sa mère, comme il arrive souvent dans les cas de disparition prématurée d’un des deux parents. Elle raconte ainsi :
« Une nuit, il m’avait semblé voir ma mère debout à côté de mon lit ; elle était vêtue d’une robe blanche, ses cheveux bouclés flottaient sur ses épaules. Si grande que fût mon émotion, elle n’égala point ma joie et je me dressais précipitamment pour me jeter dans ses bras. Une étrange torpeur paralysa mes membres à ce moment-là. Je m’écriai cependant : “Chère maman, tu n’es donc pas morte ?” Ma mère se mit à sourire en faisant de la tête un signe de dénégation ; puis elle posa sur ses lèvres l’index de sa main gauche, et, tout en me regardant avec des yeux pleins d’amour, elle s’effaça aussi rapidement qu’elle m’était apparue. Le souvenir de ce songe, de cette vision, a été ma consolation pendant toute ma carrière. (…) Oh oui, c’est elle qui a été mon ange gardien, la sainte que j’ai toujours invoquée et vers laquelle se sont élevées mes prières » (p. 168).
Cet ange gardien lui donnera toutes les audaces ; la plus importante peut-être étant d’ordre identitaire avec la décision de vivre en son nom propre. « Mon ambition est d’illustrer le nom qu’elle a porté, dit-elle à Anna Klumpke, de telle sorte qu’elle se trouve associée à la renommée que je pourrai acquérir. Elle m’appelait Rosa dans ses moments de tendresse, c’est Rosa que je veux signer » (p. 175).
Pourvue d’un prénom qui la relie tendrement à sa mère disparue et d’un nom plein de promesses, Rosa Bonheur va développer la plus éblouissante carrière qu’une femme artiste ait pu mener au XIXe siècle. Après la médaille d’or au Salon de 1848 (elle a vingt-six ans) Rosa sort de la pauvreté. Des commandes de l’État arrivent puis la fonction de directrice de l’École impériale de dessin pour les jeunes filles, la seule qui existait alors. Une nouvelle médaille d’or à l’Exposition universelle de 1855 où son tableau La Fenaison en Auvergne restera accroché plus de six mois. Une autre médaille lui est décernée à l’Exposition universelle de 1867, sans oublier la Légion d’honneur en 1865, la première décoration donnée par l’État à une femme pour son talent artistique. Rosa Bonheur sera une des rares artistes à vivre entièrement de son travail au XIXe siècle et à faire fortune. Sans doute, parce qu’elle a transgressé tous les interdits liés au sexe, à commencer par celui de vivre maritalement avec une femme, Nathalie Micas, au château de By, à l’orée de la forêt de Fontainebleau où elles emménagent avec la mère de Nathalie en 1860. Les deux seules portes qui resteront fermées à son génie sont celles de l’Académie des beaux-arts (fermée aux femmes jusqu’à la fin du XXe siècle), et de l’École nationale des beaux-arts qui s’ouvrira sous l’impulsion d’Hélène Bertaux au tournant du siècle.
Le dernier acte de cette vie inspirée par la mémoire d’une origine au nom interdit se situe dans l’adoption de sa fille spirituelle. En 1898, neuf ans après la mort de Nathalie, Rosa Bonheur reçoit la visite d’une Américaine, Anna Klumpke, qui vient lui demander si elle a bien reçu le cheval sauvage que lui a envoyé le président de la compagnie postpercheronne du Wyoming. Elle est son interprète et elle peint. Élève de Robert Fleury à l’académie Julian, elle expose au Salon et a même obtenu une médaille de bronze. Rosa est charmée. Anna vient plusieurs fois à By et, petit à petit, l’idée de l’adopter fait son chemin. Elle commence à l’aimer comme si elle était sa fille. Elles ont trente-quatre ans de différence. Le 17 juillet 1898, elle lui montre un portrait : « C’est ma mère peinte par mon père, me dit-elle d’une voix émue. Il y a beaucoup de choses en vous qui me la rappellent. Il me semble que je vois sur cette toile l’ovale de votre figure et l’expression de vos yeux » (p. 83). Anna raconte que le lendemain Rosa écrit à sa mère qui séjourne à Paris : « Mon cœur est resté affectueux, comme était celui de la mère adorée que j’ai perdue à l’âge de onze ans. Permettez-moi de vous embrasser comme si j’étais la sœur de vos enfants » (p. 87).
Elle cherche une filiation symbolique. Le 30 juillet elle se décide :
« — Anna, Ne voudriez-vous pas rester avec votre vieille amie, qui vous adoptera comme si vous étiez son enfant et qui vous aidera à faire de belles choses en peinture ?
— Je suis libre de faire ce que je veux… Je n’ai de compte à rendre qu’à moi-même…
— Ma chère Anna, si je vous aime à ce point, c’est parce qu’il y a des moments où vous me rappelez ma mère. Vous avez l’ovale de sa tête, ses ye...

Table des matières

  1. Couverture
  2. Page de titre
  3. Copyright
  4. Dédicace
  5. Introduction
  6. Chapitre premier - L’héritage antique : désir-folie de la femme, pédérastie et exclusion des femmes
  7. Chapitre 2 - Relectures de la Bible
  8. Chapitre 3 - Le point de vue de la théorie psychanalytique
  9. Chapitre 4 - Le désir, instrument de libération
  10. Chapitre 5 - Le refoulement du désir lesbien dans la Cité Formes et figures de la lesbophobie
  11. Chapitre 6 - Figures du désir
  12. Chapitre 7 - Quand l’objet du désir se dérobe…
  13. Conclusion
  14. Notes
  15. Index
  16. Du même auteur
  17. Quatrième de couverture