L’immeuble est au fond d’une petite cour, en haut du boulevard Saint-Michel, en face de l’École des mines et du jardin du Luxembourg. Évelyne Sullerot, qui vit seule, vient elle-même nous ouvrir. On est frappé par l’allure de cette grande dame : la masse de cheveux blancs, les yeux bleus, le port de tête royal. Son élocution est un peu ralentie par l’âge, mais sa pensée est claire, remarquablement structurée, les mots sont précis, voire techniques ou savants chaque fois que c’est utile.
Dans l’histoire de notre pays, le nom d’Évelyne Sullerot reste lié à une conquête qui a changé la vie des femmes, et donc des couples : le droit à la contraception. Un droit aujourd’hui totalement entré dans les mœurs, devenu banal, mais que, jusque dans les années 1950, la loi interdisait d’évoquer.
Ce fut son combat le plus spectaculaire, le plus médiatisé. Elle en a mené d’autres, en faveur des femmes puis de la famille, et aujourd’hui encore elle parraine une association de défense des pères divorcés. Une cause qui déchaîne les passions, ce qui n’a jamais gêné Évelyne Sullerot. Bien sûr, son grand âge ne lui permet plus d’être en première ligne, mais elle est toujours active, ne serait-ce que par sa plume et sa présence.
« Nous avions 15 ans en 19402 »
Évelyne Sullerot est née en 1924 dans une famille très engagée religieusement, socialement et politiquement. Son père, André Hammel, pasteur de l’Église réformée, a suivi, pendant son ministère, des études de médecine, et a ouvert une clinique psychiatrique à Saint-Jean-aux-Bois, près de Compiègne.
Les Hammel ont cinq enfants. Évelyne est la troisième. Malade pendant sa petite enfance, elle n’ira en classe qu’à l’âge de 7 ans. Ses parents s’aperçoivent alors qu’elle sait lire. Personne ne peut expliquer comment elle a appris.
Pendant sa scolarité, elle est une très bonne élève. Curieusement, sa mère, si tendre, ne la félicite jamais. Elles seront pourtant très proches, et, interrogée sur les personnalités qui l’ont le plus influencée dans sa vie, Évelyne Sullerot n’en cite qu’une : sa mère, à qui elle doit sa rigueur intellectuelle et son sens moral. Son père, lui, est fier de la réussite de sa fille et la met volontiers en valeur. Comme tout le monde – et surtout comme toutes les femmes –, Évelyne admire l’homme pour sa prestance, son allant, son charisme. Est-il trop charmant, trop séducteur ? Elle éprouvera toujours une gêne à son égard, et quand elle aura elle-même acquis une culture scientifique suffisante, ses réticences s’étendront aux choix qu’il fait en tant que médecin, par exemple en faveur des thérapies non conventionnelles ou de l’homéopathie.
André Hammel est un pasteur progressiste, un médecin innovant et un militant socialiste, maire de son village. Pendant la guerre, il cache onze Juifs dans sa clinique deux années durant, ce qui lui vaudra d’être reconnu « Juste parmi les nations ». Évelyne Sullerot montre fièrement la « médaille des Justes » de son père, dont le nom est gravé sur le mur d’honneur de Yad-Vashem à Jérusalem. Il a aussi hébergé, pendant quelques semaines, des parachutistes alliés.
Du côté maternel, sa grand-mère était une dreyfusarde militante, qui a donné à sa fille – la mère d’Évelyne – deux prénoms : Georgette et Émilie, en l’honneur du général Georges Picquart et d’Émile Zola, les deux hommes qui ont le plus contribué à la défense et à la réhabilitation d’Alfred Dreyfus. Elle était permanente à la « Miss pop », la Mission populaire évangélique de France, organisation protestante d’action sociale en milieu ouvrier créée en 1871 pour venir en aide aux vaincus de la Commune de Paris et qui, depuis, a poursuivi ses activités caritatives dans les milieux les plus déshérités sans jamais varier de ligne politique.
Lorsque la clinique de son mari est occupée par les Allemands, Georgette Hammel part vers le Sud avec ses plus jeunes enfants et ses parents. Ils finissent par échouer à Uzès, en zone « non occupée ». Ils ont un statut de réfugiés, mais la population locale est fermée, voire hostile, et leur vie est difficile sous la « Révolution nationale ».
Évelyne fait preuve très jeune d’un caractère rebelle. Au lycée, alors qu’elle est en terminale, elle manifeste son opposition à l’État français en retournant les portraits de Pétain accrochés dans chaque classe. Accusée de surcroît d’écouter la BBC, de tenir des propos « antinationaux » et d’avoir refusé de hisser le drapeau en l’honneur du Maréchal, elle est arrêtée par la police et emprisonnée à Nîmes. Pour tenter de la faire sortir, son professeur de philosophie la présente au Concours général.
En fin de compte, le juge de Geouffre de la Pradelle, dont le fils était parti en Angleterre huit jours plus tôt, lui accorde un non-lieu. Elle devra néanmoins se présenter chaque jour à la gendarmerie. Mais l’épisode avait été violent : les gendarmes ont perquisitionné le logement des Hammel sans ménagement, sorti du lit sa mère malade et éventré le matelas pour voir si rien n’y était caché. Ils ont lu son courrier, dont les lettres du fils du maire d’Uzès, qui lui faisait la cour.
Évelyne revient en zone occupée en 1942 pour entrer à l’École libre des sciences politiques. Elle est boursière et la plus jeune de l’école. Parallèlement, elle participe à la Résistance avec l’OCMJ (Organisation civile et militaire des jeunes).
Début 1943, sa mère meurt de maladie. Évelyne a 18 ans. Pendant plusieurs années elle aura la charge de son frère et de sa sœur plus jeunes.
Des jeunes femmes à l’honneur,
mais surtout à la peine
Mariée en 1946, à 22 ans, à François Sullerot – un philosophe de trois ans son aîné, qui fera carrière dans la publicité –, elle se trouve à 23 ans à la tête d’une famille nombreuse, élevant trois enfants et s’occupant encore de son plus jeune frère. Quelques années plus tard, à 29 ans, elle aura un quatrième enfant.
Les Sullerot prennent donc leur part du formidable baby-boom qui va profondément marquer la France jusqu’au début du XXIe siècle. La Libération avait fait revenir dans les villes et les villages 300 000 jeunes hommes libérés des camps de prisonniers et 750 000 autres réapparus après le STO3 ou la clandestinité dans les maquis. Il s'est ensuivi une vague de mariages sans précédent. Évelyne Sullerot se souvient du sien : les couples faisaient la queue dans le couloir menant à la salle des mariages, et la cérémonie était expédiée en cinq minutes.
Ces jeunes couples enfin réunis ont été prolifiques : en moyenne, trois enfants par femme.
« Il y avait une admirable politique familiale votée par le Conseil national de la Résistance sous l’impulsion d’Alfred Sauvy. Nous bénéficiions des prêts aux jeunes ménages, d’une prime pour les enfants nés avant les 25 ans de la mère. Nous, les jeunes mères, étions fières de présenter notre carte de priorité barrée de tricolore qui permettait d’entrer partout sans faire la queue » – un privilège appréciable en ces temps de restrictions : la « carte de pain » n’est supprimée qu’en février 1949 et les tickets de rationnement pour le sucre, le café et l’essence en décembre de la même année.
Les femmes enceintes et les mères de famille étaient certes reconnues et glorifiées, mais on imagine mal ce qu’était leur vie quotidienne dans cet immédiat après-guerre. Tous les travaux domestiques reposaient sur elles. Leurs maris, qui travaillaient huit heures par jour, six jours par semaine, les laissaient chaque matin seules face à un programme chargé et physiquement éprouvant.
Il fallait s’occuper des enfants, dans un appartement qui, dans 90 % des cas, n’avait pas de salle de bains ni même d’eau courante. Nourrir la famille prenait des heures. Pour remplir son panier de viande, de légumes, de pain, de lait, de beurre (ou plutôt de margarine), d’œufs ou de fromage, la ménagère devait s’arrêter chez le boucher, le marchand de fruits et légumes, l’épicier, le boulanger, le crémier… et ce quotidiennement, puisqu’elle achetait la plupart des denrées au jour le jour, moins d’un ménage sur quinze disposant d’un réfrigérateur ; les autres se contentaient d’un « garde-manger » installé dans un endroit frais du logement.
Il fallait préparer les repas sur une cuisinière à charbon, à bois ou, dans le meilleur des cas, dans les grandes villes, à gaz. Les appareils ménagers étaient à peu près inexistants. Se chauffer était aussi une tâche astreignante. Dans les pièces chauffées (toutes ne l’étaient pas), on trouvait un poêle qu’il fallait nettoyer, vider de ses cendres, remplir, allumer et entretenir plusieurs fois par jour. Au magasin de « bois et charbons » le plus proche, on trouvait des « ligots » de bois et des sacs de charbon que le « Bougnat » livrait à la cave. On en montait ensuite un ou deux seaux par jour à l’appartement.
Habiller la famille faisait aussi partie des tâches de la ménagère. Évelyne Sullerot réalisait elle-même tous les vêtements de ses enfants et les siens. Elle se souvient d’avoir détricoté de vieux pulls de sa grand-mère pour tricoter des brassières. La multiplicité des tâches et des compétences faisait d’elle ce qu’elle appelle une « artisane polyvalente ».
Pour compléter le tableau, la majorité des femmes doivent effectuer ces travaux ménagers dans un espace réduit, voire indigne : la situation du logement est désastreuse. Les destructions ont été considérables et l’on n’a rien construit pendant les cinq années de guerre. 40 % des ménages mariés en 1946 n’ont pas de logement. Ils vivent dans des hôtels meublés sans confort, ou chez leurs parents. Les plus pauvres trouvent refuge dans des abris de fortune : une cabane en bois dans une « zone », un vieux wagon sommairement aménagé.
Dans ces conditions inconfortables, l’arrivée du premier enfant peut être une grande joie, mais le deuxième rend la vie quotidienne difficile, et avec le troisième, c’est l’enfer. Comment faire pour limiter, ou simplement espacer les naissances ? La méthode la plus utilisée – le coitus interruptus – repose entièrement sur l’homme et se révèle assez inefficace. La méthode Ogino-Knaus, autorisée par l’Église à partir de 1951, n’est pas plus fiable. Effrayées par la perspective d’une nouvelle grossesse, les femmes finissent donc par repousser leur mari, avec les conséquences que l’on peut imaginer sur la vie du couple. Mais elles sont totalement désarmées par la loi de 1920, votée par la chambre « bleu horizon » dont l’obsession était de repeupler la France et qui interdit toute propagande anticonceptionnelle. Quant à l’avortement, il est passible de la correctionnelle (la loi de 1920 prévoyait la cour d’assises, mais les jurys populaires se montraient trop favorables aux inculpées. On a donc confié ces procès à des juges professionnels).
Malgré la répression, on compte 700 000 avortements clandestins par an. Dans les hôpitaux, le lundi est le jour des curetages, et de nombreuses femmes meurent ou gardent de lourdes séquelles après une tentative maladroite d’avorter.
La dure campagne du planning familial
Évelyne Sullerot est révoltée par la dureté de la vie des jeunes femmes, et surtout indignée par les terribles dégâts provoqués par les avortements clandestins.
Un soir, son mari lui signale un article du journal Le Monde relatant l’intervention d’un médecin sur le thème de la contraception devant l’Académie des sciences morales et politiques4. Cette gynécologue, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, se demande, devant la docte assemblée exclusivement masculine, « si l’heure n’est pas venue de réviser la législation », avec l’argument que « la loi de 1920 a eu pour principal effet d’augmenter le nombre des avortements criminels, causes de stérilités secondaires et irrémédiables, désastreuses pour la population ». Elle s’appuie sur l’exemple des États-Unis, de l’Angleterre, des Pays-Bas et de la Suède, qui « ont officiellement admis le birth control » et « l’ont orienté non plus vers une “stérilité volontaire”, mais vers une “maternité volontaire”, organisant des consultations et des instituts qui, par leurs conseils et leur enseignement, ont encouragé une natalité joyeusement acceptée et réalisée dans les meilleures conditions de sécurité matérielle et morale ».
On remarquera la prudence et l’habileté de Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé : elle se place sur le terrain de la défense de la fécondité, accusant la loi de provoquer « des stérilités secondaires et irrémédiables, désastreuses pour la population », et elle ne prône pas la limitation des naissances, mais l’inverse : une planification favorisant une « natalité joyeusement acceptée ».
L’intervention est accueillie favorablement par trois personnalités de premier plan : le philosophe catholique Gabriel Marcel, l’écrivain Georges Duhamel, de l’Académie française, lui-même médecin de formation, et le pasteur Bœgner, président de la Fédération protestante de France.
Enthousiasmée par cet article, Évelyne Sullerot écrit aussitôt à Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé, lui proposant de créer une association de femmes pour promouvoir ce projet interdit par la loi. La réponse ne se fait pas attendre, et Évelyne découvre une femme d’à peine 40 ans pour qui elle ressent un « coup de foudre d’amitié ». Benjamin Weill-Hallé, époux de Marie-Andrée qui fut son étudiante, est un pédiatre renommé, pionnier de la vaccination des nouveau-nés contre la tuberculose et président de l’Union nationale des médecins pour la paix, association membre du Mouvement de la paix, une puissante organisation internationale pacifiste. Il a un beau carnet d’adresses et suggère de recruter pour cette association féminine une demi-douzaine d’épouses de très hauts fonctionnaires, entre autres la femme de Raymond Lindon, procureur de la République de Paris, celle de Gabriel Ardant, commissaire général à la Productivité, ou celle de Gustave Monod, directeur de l’enseignement secondaire. Si les choses tournent mal, le gouvernement hésitera à s’attaquer à ces sommités.
En octobre et novembre 1955, le journaliste Jacques Derogy popularise la cause en publiant dans Libération (le journal d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie) une série d’articles sur l’avortement, « Les femmes sont-elles coupables ? », qui seront ensuite réunis en liv...