« Je me rappelle que je me sentais déjà en danger avant l’accident, parce que le conducteur conduisait trop vite. Je m’en veux de ne pas le lui avoir dit, mais je n’ai pas osé. Des copains me ramènent chez moi, car, pendant la soirée, des amis m’ont fait tomber dans la piscine et je suis trempée.
La voiture roule trop vite. Elle amorce une grande courbe, et deux phares jaillissent en face de nous, soudainement. Sylvain perd le contrôle du véhicule. La voiture heurte la paroi rocheuse sur la droite de la route, puis... Non, ce n’est pas possible ! Non ! On ne va pas mourir, on ne peut pas avoir un accident !
Pourtant, la voiture part dans le ravin. Les deux roues avant sont déjà dans l’enfer. Je ne sais plus, je me sens mal. Je pense que je vole et puis, plus rien. J’entends des bruits de végétaux, des bruits sourds de carrosserie. Je ne me souviens pas de grand-c0 mmhose, seulement de ces bruits. Je me suis réveillée après l’accident, il faisait noir dans les bois, je n’avais plus peur, pas mal, je ne ressentais pas d’émotion, c’était comme si j’étais morte.
Puis, on m’appelle, j’entends mon prénom et j’ai envie de crier, de dire : “Oui, je suis là, venez me chercher ! J’ai peur.” Mais je n’y parviens pas. Je mets ma main sur ma tête, et c’est étrangement poisseux, chaud et humide. Ça ruisselle sur mon visage. Les souvenirs de l’arrivée des secours sont confus, hachés, décousus. On me porte. J’ai froid et peur. Je réalise soudain l’endroit où je suis, nous venons d’avoir un accident. Je vois Éric. Les secours sont là. Des hommes m’interrogent sans cesse et me portent sur une civière. J’ai peur de nouveau, je sens une grande panique m’envahir, car je pense que je vais tomber. Je n’en peux plus. Laissez-moi ! Ils coupent mes vêtements. Je ne comprends pas ce qui se passe. Laissez-moi ! Je veux partir.
J’arrive à l’hôpital et je me sens agressée par une lumière vive et un énorme brouhaha.
Pendant les mois qui suivent, pour moi, c’est la descente aux enfers. Même encore maintenant j’ai l’impression que je “pue”. Je n’en ai jamais parlé tellement j’ai honte. Je pense qu’à l’hôpital on ne m’a jamais lavée. C’est ma mère qui a dû le faire quand elle m’a ramenée à la maison. Dès le réveil, je sentais cette odeur de sang coagulé et ça me donnait envie de vomir. Je pense que les gens qui venaient me voir s’en sont rendu compte. Mon crâne était rasé, je n’osais pas le toucher, mon visage était tout gonflé, j’avais un trou au milieu des cheveux, cela me donnait la nausée, et même encore maintenant, en le disant, j’ai envie de vomir.
Pendant des semaines, c’est ma mère ou mon père qui me lavaient, me faisaient manger, m’emmenaient aux toilettes. Les médecins disaient “tout va bien, il n’y a rien à craindre”, et repoussaient les échéances à chaque visite, sans me donner d’explications ils prolongeaient ma rééducation. On me mentait. Mes cheveux ne repoussaient pas, je devais porter une minerve autour de mon cou. Je voyais bien que j’avais toujours mal, que je n’avais plus de force, même pour tenir un objet, je me sentais handicapée, humiliée. Je voyais leur regard, inquiet, je sentais leur pitié, j’avais peur : je devais être défigurée. Petit à petit, j’ai perdu confiance ; je ne savais pas combien de temps cela allait durer. “Toute la vie ?”
J’ai toujours été quelqu’un d’optimiste, et maintenant je ne peux même plus penser à mon avenir. Même seulement à demain ! Depuis l’accident, Il y a sept ans, je vis au jour le jour. Je n’ai plus envie de rien. C’est comme s’il n’y avait plus que ça dans ma vie, toute cette souffrance : la souffrance d’aujourd’hui, celle d’hier confondue, ma vie rétrécie, mon incapacité à la gérer, à vouloir.
Je ne me souviens pas de tout. Qu’est-ce que j’ai oublié ? Je me sens angoissée de ne pas avoir plus de souvenirs. Ce n’est pas normal. Souvent ça me revient en tête, et je fais des efforts pour me rappeler, en vain.
En plus, j’ai du mal à m’endormir. J’ai peur des cauchemars. Toutes les nuits, je me vois tomber dans un ravin, je me sens tomber, tournoyer, je vois le sang qui dégouline chaque fois que je touche le sol en roulant, et cela me réveille.
Je ne veux plus non plus regarder la télé. Ça m’énerve d’entendre les journalistes parler de catastrophes, d’accidents. Ça me met en colère, j’ai envie de tout casser. Et je me mets à boire pour me calmer. D’ailleurs en ce moment, c’est tous les soirs que j’ai besoin de boire. Avant, c’était seulement dans les fêtes pour pouvoir rester avec mes amis. Maintenant, je n’ai plus envie de sortir.
Mes parents s’occupent beaucoup de moi ; ils s’inquiètent aussi. Je ne me suis occupée de rien pour l’accident. Ce sont eux qui discutent avec les assurances. Je ne suis au courant de rien. Nous n’avons jamais reparlé de l’accident. Je n’ose pas leur poser de questions. Ils ont trop souffert à cause de moi.
J’ai rompu avec les amis de cette époque, ils ne sont pas venus me voir à l’hôpital. Je ne voulais pas qu’ils me voient comme ça... »
Que nous apprend ce récit ?
Patricia a eu un accident de voiture grave, ses compagnons s’en sont sortis indemnes. Elle a souffert d’une plaie du cuir chevelu qui a beaucoup saigné lors de l’accident et de contusions de la région cervicale pour lesquelles elle a dû rester alitée quelque temps et faire de la rééducation. Elle a séjourné quelques jours à l’hôpital, puis elle est rentrée chez ses parents. Rien de grave. Elle s’en était bien tirée.
Pourtant, sept ans plus tard, elle fait une tentative de suicide ! C’est à ce moment qu’elle vient me consulter.
Elle décrit très bien que sa vie s’est comme arrêtée après cet accident. Elle ne s’est plus sentie la même et, depuis, a perdu tout intérêt pour son avenir. Ses études sont terminées depuis quatre ans. Elle ne cherche pas de travail, fait des petits boulots alimentaires, sans projet à long terme. Elle n’a plus confiance, change souvent de groupe d’amis, fume et boit plus que de raison, se lasse de ses petits amis. Elle vit au jour le jour et souffre en permanence sans vraiment savoir pourquoi.
Elle ne se souvient plus entièrement de cet accident, il est confus dans sa mémoire. Pourtant, certaines situations, certains gestes quotidiens le lui remettent en mémoire de façon brutale au point d’en avoir la nausée. Elle fuit autant qu’elle peut ces moments de panique. Le soir, pour s’endormir sans penser aux cauchemars qui la réveillent toutes les nuits, elle boit du vin blanc, de plus en plus.
À travers ce récit, nous voyons qu’un événement traumatique provoque des réactions somatiques et psychiques qui peuvent avoir des conséquences sur la vie tout entière.
Cette réaction, normale au début, attire peu l’attention, mais inquiète beaucoup la personne qui la subit. Soit tout rentre dans l’ordre, petit à petit, soit cet état se chronicise, perturbant la « digestion » de l’événement. C’est ce qu’on appelle l’état de stress post-traumatique.