Une société de performance : tout vous pousse à anticiper
Notre société de performance, l’âpreté de la compétition, tant à l’école que sur le marché de l’emploi, l’espoir de maîtriser l’avenir, mais aussi la culture psy dont nous sommes imprégnés et qui nous a dit que « tout était joué à six ans », voilà quelques-unes des raisons qui nous poussent à suivre de près le développement de nos enfants, de si près que nous avons tendance aujourd’hui à vouloir devancer l’ordre naturel des choses et à bousculer les apprentissages. Mais tenter ainsi de rendre nos enfants encore plus performants ou plus compétents le plus tôt possible n’est pas sans risque ni conséquence sur le développement de leur personnalité.
Les fabricants de jouets : des visées d’éveil pour petits endormis
Les fabricants de jouets n’osent quasiment plus inventer de jeux qui n’« apprennent » pas. Les mots « éducatif », « stimulant », « éveil » doivent être écrits en gros, sous peine de voir les ventes s’écrouler. Le bon vieux portique est devenu un « stimulant sensoriel ». Ses couleurs vives excitent la mémoire visuelle. Le soir, la musique développe l’oreille symphonique. Le tapis de jeu se doit d’être éducatif. Une simple pression, et le voilà déclamant la ritournelle alphabétique, en français, mais n’oublions pas l’anglais. Les ordinateurs sont utilisés de plus en plus tôt et là encore à des fins d’apprentissage. Les logiciels éducatifs se vendent bien dès l’âge de 3 ans. Même les poupées ont des logiciels intégrés. Les jouets ne sont donc plus achetés pour leur côté ludique, mais à des visées d’éveil de nos petits endormis qui, s’ils ne sont pas stimulés assez tôt, risquent de voir leur avenir compromis.
Et, finalement, les enfants nous demandent de plus en plus tôt des jeux sur console ou ordinateur… n’amenant si possible pas à réfléchir. Gavés d’informations, ils ne veulent plus penser et sont beaucoup plus attirés par les jeux où l’action passe avant la réflexion. Par des jeux où ils peuvent enfin… s’amuser.
Le développement physique aussi touché par la performance
Les activités sportives favorisent l’esprit de compétition, le goût de l’effort… On se pâme devant un bébé nageur ; le minitennis accélérera la progression dans le classement du futur joueur ; l’expression corporelle doit permettre l’épanouissement du futur polytechnicien. On n’est pas loin des conseils de développement personnel pour salariés, qui foisonnent actuellement, tant le stress en entreprise fait des ravages. Malheureusement, ce stress commence aussi à toucher nos enfants !
Les parents sont demandeurs, sous prétexte d’épanouissement et de développement de leurs enfants. Les professionnels de ces activités tiennent un business rentable.
Les publicitaires : les nutricaments rendent-ils plus fort ?
Les publicitaires s’en donnent à cœur joie. Ils ont développé le concept de nutricament. Ils ne vantent plus un produit parce qu’il est bon, mais parce qu’il va « renforcer les capacités physiques et intellectuelles » de nos génies en herbe.
Une jeune demoiselle, âgée de 9 ans environ, aux longs cheveux blonds, habillée classiquement, est suivie lors de sa journée. Elle participe en classe et est bonne élève, la voici souriante et gracieuse lors de son cours de danse. La version masculine est incarnée par un garçon qui sait arrêter les tirs au football malgré le froid. Son courage est mis en valeur.
Leur secret ? Ils boivent tous les jours un produit lacté aux vertus stimulantes.
Vertus qui ont toujours existé dans le lait ! C’est en effet ce fameux produit actif qui fait fermenter le lait et permet sa transformation en yaourt, beurre ou fromage. En jouant sur vos angoisses, sur le bien-être physique et intellectuel de vos enfants, on vous vend un yaourt plus petit, plus mauvais (aux dires de mes patients) et plus cher que les autres. La version « adolescent » existe aussi pour un autre produit lacté : un jeune endormi devant un tableau boit quelques gouttes de la potion magique avant de s’agiter pour finir à la vitesse de l’éclair la démonstration mathématique.
Franchement, ne savez-vous pas déjà que les produits lactés sont la base de l’alimentation des bébés humains ? Faut-il vraiment nous expliquer que la diversité des produits alimentaires apporte les nutriments indispensables au bien-être physique ? Afin d’augmenter les ventes, le marketing nous promet une future réussite grâce à ses produits. En choisissant de jouer sur votre anticipation anxieuse de l’avenir scolaire de vos enfants, les publicitaires ne s’y sont pas trompés.
L’école grande pourvoyeuse de performance
Je vois de plus en plus en consultation des enfants de maternelle. En général, ils arrivent joyeux, s’installent dans le « coin jeux » de mon bureau et participent activement à la conversation. Visiblement, ils ne présentent aucun trouble psychopathologique patent, et ce n’est pas sans une certaine curiosité que je demande aux parents le motif de notre rencontre. J’avoue que ma neutralité bienveillante est mise à mal lorsque j’entends cette petite phrase : « Il a des difficultés scolaires. » Je suis, chaque fois, prise de court et ne peux m’empêcher de demander : « Vous ne m’avez pas amené le bon enfant ? »
— Si, si docteur. Voyez-vous, il est en maternelle et son dernier « bulletin » montre qu’il a quelques difficultés. Alors, s’il est déjà en retard maintenant, qu’est-ce que cela va être au collège.
— De quel bulletin parlez-vous ?
— C’est l’évaluation faite par l’école. »
Eh oui, l’école se doit aujourd’hui de faire suivre un programme préétabli à ses élèves. En maternelle, une évaluation des niveaux d’acquisition de l’apprenant (terme utilisé par l’Éducation nationale) est régulièrement effectuée. Pourtant, les disparités par rapport à la norme établie sont fréquentes. Par exemple, si la majorité des enfants sont censés faire de la bicyclette à deux roues vers 6-7 ans, la vitesse de démarrage de l’activité va dépendre de chacun. Que le futur vélocipédiste mette une heure, plusieurs jours, voire des mois, pour rester stable sur l’engin, peu importe, il le fera et les parents ne s’en inquiéteront pas. De même, si le développement de l’enfant est relativement bien codifié, étape par étape, la vitesse d’acquisition de ces stades est variable. Il n’est donc pas étonnant que la fiche normative évaluative des bambins de maternelle soit souvent en disparité avec le développement singulier de chacun.
En plus de cette variabilité interindividuelle entre pairs, il y a une variabilité intraindividuelle, car les enfants ne réagissent pas toujours de la même manière dans des circonstances identiques. Il leur arrive de ne plus être à la hauteur d’une situation qui semblait maîtrisée, ils ne sont pas toujours au sommet de leurs capacités.
Un bulletin ou une note au temps T ne reflète que ce que l’enfant est au temps T et ne permet pas de prévoir ce qu’il deviendra plus tard.
Le développement ne se fait pas de façon aussi linéaire qu’il y paraît, il est au contraire marqué par des périodes d’accélération ou de ralentissement.
Anticiper la classe suivante
La France est un des seuls pays au monde où l’on doit apprendre à lire et à écrire des mots dès la grande section de maternelle. Et quelques écoles le préconisent dès la moyenne section ! Du coup, certains parents le font d’eux-mêmes.
Pourtant, la capacité de lire avant l’heure n’est pas représentative du développement général des connaissances. La mémoire lexicale est à point, certes, mais le reste ? Prenez un joueur de bridge chevronné, il est capable de se souvenir de toutes les cartes de chaque partenaire, des trente-deux parties qui se sont déroulées lors d’un tournoi. Il a développé une compétence particulière dans un domaine, mais n’est pas plus intelligent pour cela dans les autres. Ceux qui jouent la carte du un an d’avance seraient étonnés de connaître le nombre de « redoublants » qui ont « sauté » une classe auparavant.
La lecture avant 6 ans
Arriver en CP sans savoir écrire son nom, ou son prénom, entraîne une inquiétude que les enseignants se hâtent de transmettre aux parents. Pourtant, bon nombre d’enfants ayant été élevés dans un pays étranger et prenant le cursus français en cours de route en primaire rattrapent rapidement le niveau des autres tout en conservant les acquis de leur langue d’origine. Ne croyez pas qu’ils y arrivent parce qu’ils ont été entraînés dans le domaine lexical dès les petites classes. Dans le monde, la maternelle, quand elle existe, est plutôt un jardin d’enfants primant l’épanouissement des relations sociales, de l’imagination, de la créativité. On ne parle pas de travail et il n’existe nulle part de « bulletin » de niveau. 95 % des enfants savent lire à la fin du premier trimestre de leur CP, qu’ils aient ou non commencé avant. Pourquoi, alors, les faire courir et leur mettre entre les mains un cahier de devoirs aux vacances précédant l’entrée en primaire ?
Mon oreille est attirée par une information sur les ondes radiophoniques. Il y a de plus en plus de ventes de cahiers de vacances préparant… la première section de maternelle !
(Le commentateur ajoute que les parents trouvent plus facile de faire « réviser » les petits que les grands. J’ajouterai que peut-être les grands commencent à en avoir assez…)
La 6e en CM2
Le CM2 est lui aussi marqué par un discours anticipateur sur la 6e. Moyennant quoi, certaines écoles, sous prétexte de préparer l’enfant à l’année suivante, ont durant cette classe un fonctionnement similaire à celui du collège. Oui, mais voilà, les enfants n’ont pas 11 ans mais 10, et ils ne sont pas forcément prêts à s’adapter à cette logique. Là, encore, on leur demande de faire de la bicyclette avant l’âge. Et pourtant combien d’enfants vont redoubler cette fameuse classe de 6e ? Un, peut-être deux par classe. Croyez-en mon expérience, leur échec n’est jamais dû au manque d’anticipation ! Mais certains préfèrent redoubler le CM2 car on les a trop inquiétés sur la 6e.
Prédire l’avenir en 3e
On demande de plus en plus tôt aux élèves de prévoir leur avenir. En fin de 3e, ils doivent « choisir » leur orientation. L’entrée au lycée se fait en 2nde de « détermination ». Bon nombre d’écoles postsecondaires choisissent leurs élèves sur les résultats de 1re et de terminale ou par concours antérieur au bac. Ces préférences doivent se déterminer à un âge de la vie où l’adolescent est en quête de sa personnalité et de son devenir dans la société. Aussi l’on voit de plus en plus de nomadisme estudiantin. Les jeunes enrôlés trop précocement dans une voie découvrent, une fois plus conscients de leurs desiderata de vie, qu’ils se sont trompés et abandonnent l’année en cours.
Le « palmarès » des résultats au bac
Autre exception française, la réussite au bac. Depuis quelques années, la publication des réussites à l’examen en fin de secondaire, lycée par lycée, « pourrit » (je ne peux employer d’autre terme) la vie des familles.
Le choix de l’habitation, surtout en zone urbaine, est défini suivant le secteur scolaire, au grand plaisir des agences immobilières qui n’hésitent plus à augmenter les prix du logement selon les lycées d’affectation.
Une conseillère municipale chargée de la petite enfance me racontait qu’il y a quelques années les mères de famille venaient la voir pour qu’elle les aide à trouver une place en crèche, bienheureuses quand elle y parvenait. Aujourd’hui, elles demandent une place dans une crèche bien précise censée mieux préparer les enfants à la bonne maternelle, qui prépare au bon primaire, qui fait de bons élèves pour le secondaire qui a le meilleur taux de réussite au bac.
La guerre des lycées fait rage. Qu’ils soient privés ou publics, aucun n’échappe au couperet de la publication des résultats. Du coup, à la fin du collège, un premier écrémage des élèves a lieu. Je soupçonne certains établissements d’orienter les enfants à partir de la 4e, non parce que ceux-ci le souhaitent ou pour leur bien-être, mais parce qu’ils n’ont pas le bon profil et risquent de faire chuter les statistiques de fin de terminale. Deux méthodes sont pratiquées : la première consiste à noter plus sévèrement ; la seconde, plus psychologique, pointe en permanence les faiblesses de chacun. Aucun élève n’est valorisé et la compétition est soutenue.
Alexandra, 12 ans, et ses parents viennent me voir parce que Alexandra manque de confiance en elle. Ell...