Mardi 11 novembre. En 1913, ce n’est bien évidemment pas encore un jour férié. L’Institut Pasteur est en ébullition. Partout on fait le ménage, on range les paillasses, on dépoussière les reliures des livres, on brique les cuivres. Tout doit être impeccable pour la fin de la semaine. Pour la grande cérémonie. Personne, ce jour-là, ni les chercheurs, ni leurs préparateurs, ni le petit personnel qui lave les fioles et les éprouvettes, ni les garçons de l’animalerie, personne ne peut imaginer que, cinq années plus tard, à la même date, le monde verrait la fin d’un cauchemar, celui que fut la Grande Guerre, la plus horrible, la plus meurtrière de l’histoire.
Que préparait-on en ce 11 novembre ? Rien de moins que la célébration du vingt-cinquième anniversaire de l’Institut. Un quart de siècle, déjà !
La date exacte de cette cérémonie aurait dû être le 14 novembre. Mais, pour quelque raison, elle a été déplacée au jour suivant, le samedi 15. Ce jour-là, comme les jours précédents, le temps est anormalement clément. La fin d’octobre et le début de novembre ont bénéficié d’une chaleur tardive, le thermomètre affiche des températures de 23 à 25 °C. Quelques nuages ou de rares averses n’empêchent pas le soleil de briller fréquemment. Il est 14 heures. Sur le perron de l’Institut Pasteur, le mathématicien Gaston Darboux, président du conseil d’administration de l’Institut, le docteur Émile Roux, le directeur. Ils attendent le président de la République, Raymond Poincaré, nouvellement élu en début d’année. Il arrive bientôt, dans un élégant coupé Panhard et Levassor. Lorsqu’il monte les marches, il met ses pas dans ceux de l’un de ses prédécesseurs, Sadi Carnot, qui avait présidé à l’inauguration de l’Institut. Lui était venu en calèche.
Le Président est accueilli dans la grande bibliothèque, qui fait face aux appartements qu’avait occupés Louis Pasteur. Cette immense salle, dont l’architecture intérieure emprunte à la Renaissance son plafond à caissons peint en rose et les colonnes cannelées, a déjà servi de cadre prestigieux à la cérémonie d’inauguration en novembre 1888. De nombreuses personnalités s’y pressent, se glissant entre les bustes de marbre des premiers grands donateurs. Les membres du conseil d’administration et de l’Assemblée, mais aussi M. Antonin Dubost, président du Sénat, M. Paul Deschanel, président de la Chambre des députés, M. Louis Barthou, président du Conseil des ministres, M. Klotz, ministre de l’Intérieur, etc. Centre d’un intérêt déférent, la famille de Pasteur est également présente : sa fille Marie-Louise et son époux, René Vallery-Radot (qui est aussi vice-président du conseil d’administration), accompagnés de leur fille Camille et de leur fils Louis1. Le fils de Pasteur, Jean-Baptiste, est mort en 1908, mais sa veuve, Jeanne, se tient aux côtés de René.
Le protocole mis en place est suivi à la lettre. Le président de la République, après avoir visité les laboratoires, descend dans la crypte où repose Pasteur et où, le matin même, il a fait déposer une magnifique couronne. Puis, redingotes sombres, hauts-de-forme, le cortège traverse la rue Dutot2, conduit par le docteur Roux coiffé d’une calotte de soie noire, écharpe blanche jetée autour du cou. Ces messieurs se dirigent vers l’amphithéâtre dans l’Institut de chimie biologique qui a ouvert ses portes en 1900. L’amphithéâtre, qui compte 300 places, est comble. Les membres du personnel, de nombreux amis de l’Institut Pasteur attendent les discours.
Le président Darboux prend la parole en premier, pour souhaiter la bienvenue à M. Raymond Poincaré. Il rappelle que ce dernier, avant d’être appelé à la première magistrature de la République, avait accepté de faire partie du conseil d’administration de l’Institut auquel il avait prêté « son précieux concours et l’appui de [sa] haute autorité ».
Après lui s’est levé le docteur Roux, qui occupait modestement un bout de la table des conférenciers. Émile Roux déteste les cérémonies, durant lesquelles il s’ennuie profondément, mais celle-ci n’est pas une cérémonie ordinaire, il lui revient de retracer l’histoire de l’Institut pendant le premier quart de siècle de son existence. Une histoire à laquelle il a intimement, activement, participé. Et, comme il ne veut oublier personne, il prononce un discours de près de deux heures. Après avoir rappelé les travaux de Pasteur, la construction de l’Institut et sa mise en route, il aborde les différents domaines étudiés à l’Institut. Déjà un palmarès impressionnant de la nouvelle science inaugurée par Pasteur.
Puis le docteur Roux rappelle l’existence des filiales de l’Institut Pasteur établies dans les pays tropicaux : à Saigon, fondée par Albert Calmette en 1891 ; à Nha Trang, créée par Alexandre Yersin en 1895 ; à Brazzaville, et dont l’objet est principalement l’étude de la maladie du sommeil ; à Tunis, où l’Institut créé par Adrien Loir, neveu de Pasteur est alors dirigé par Charles Nicolle ; à Alger, où les frères Edmond et Étienne Sergent se sont attelés à la lutte contre le paludisme ; à Tanger, enfin, qui vient d’ouvrir ses portes. Il consacre quelques lignes particulièrement affectueuses à la filiale de Lille, créée en 1894 par Albert Calmette, qui y poursuit alors des travaux sur la tuberculose.
Le docteur Roux ne mentionne que brièvement les enseignements dont il a pourtant été le créateur sitôt l’Institut ouvert, et qui ont eu un rôle considérable dans la diffusion de la science pastorienne dans le monde. Depuis le premier cours de microbiologie, plus de 2 000 élèves de tous les pays ont bénéficié de la nouvelle discipline bactériologique.
La fabrication des vaccins et des sérums est une activité majeure de l’Institut. Aussi lui faut-il insister : depuis 1895, le service sérothérapique a fourni, pour la France seule, près de 2 millions de flacons de sérum, notamment pour combattre la diphtérie et le tétanos.
Enfin, dit-il, « un institut bactériologique ne serait pas complet s’il ne disposait d’un hôpital ». L’hôpital Pasteur est un modèle du genre où l’on étudie les maladies infectieuses et où l’on applique les méthodes curatives mises au point dans les proches laboratoires. Sous la direction du docteur Louis Martin, assisté des médecins Veillon, Darré et Lagane, les méthodes antiseptiques modernes sont prodiguées aux patients par des sœurs instruites à l’Institut même, avec quel dévouement ! D’octobre 1900 au 1er janvier 1913, 14 415 malades y ont été reçus.
Et le docteur Roux de conclure par un hommage à la mémoire des disparus, à commencer par le premier d’entre eux, Pasteur. À sa mort en 1895, les pastoriens ressentirent la « stupeur indignée de soldats qui voient tomber leur général ». Il égrène les noms de ceux qui furent aussi ses amis. En 1904, Nocard, le vétérinaire fidèle disciple de Pasteur, Duclaux, qui avait succédé à ce dernier à la tête de l’Institut, et Grancher, vice-président du conseil d’administration, le lieutenant de Pasteur à l’époque des luttes pour la vaccination antirabique ; en 1908, Chamberland, un des premiers collaborateurs de Pasteur, l’inventeur d’une bonne partie de la technique bactériologique. Parmi tous ces deuils, celui causé par la mort de Mme Pasteur3 avait été particulièrement douloureux. Celle dont la vieillesse avait été durement éprouvée par la mort de son fils Jean-Baptiste était restée présente au milieu des disciples de son mari, lesquels ne cessèrent de l’entourer et de lui manifester à la fois respect et affection. « Nous regardions comme la protectrice de notre maison celle qui a été justement nommée “le meilleur des collaborateurs de Pasteur”. En ce jour anniversaire je ne puis oublier ces chers disparus. »
Il revient alors au président de la République4 de clore cette cérémonie, par une brève allocution, maintes fois interrompue par des bravos :
« Vingt-cinq ans ont passé depuis que, sous la présidence du regretté Sadi Carnot, a été inaugurée votre noble maison. Le souvenir de cette émouvante cérémonie ne s’est effacé dans l’esprit d’aucun de ceux qui y ont assisté.
« Le maître était là, entouré de ses collaborateurs et de ses disciples. Les sciences, les lettres, l’agriculture, l’industrie, la politique, la jeunesse studieuse s’étaient empressées à lui faire cortège. La foule, amassée dans la rue, joignait à tant d’hommages le tribut spontané de la joie populaire.
« Pasteur n’est plus, mais son génie lui survit ; il n’a pas cessé d’habiter cette Maison, que le maître a tant aimée ; il anime l’esprit et conduit la main de cette phalange de savants qui s’honorent de porter le nom de pastoriens5 ; il étend son influence souveraine sur les instituts de Lille, d’Algérie, de Saigon, de Brazzaville ; il pénètre dans nos colonies les plus lointaines, et dans nombre de pays étrangers où de grands savants se font gloire d’en être les continuateurs ; il est présent partout et partout triomphant.
« C’est lui qui inspire les éminents professeurs chargés d’enseigner ici la doctrine pastorienne ; lui qui encourage les ardentes recherches entreprises par quelques-uns d’entre vous dans le monde mystérieux des phagocytes ou des hématozoaires ; lui qui multiplie, tous les jours, les découvertes dans vos laboratoires de chimie biologique et de chimie agricole.
« C’est lui qui règne dans cet admirable service des vaccins […].
« C’est lui qui dirige également celui de vos services où la rage, vaincue et désarmée, commence à demander grâce […].
« C’est lui qui préside à la préparation des toxines microbiennes et aux essais de sérothérapie […].
« C’est lui enfin qui, dans un autre de vos services, commande, par votre entremise, à des myriades d’infiniment petits, discipline les ferments, les protège contre les organismes concurrents […].
« Aussi bien, le génie de Pasteur que je retrouve, puissant et victorieux, dans tous les pavillons de ce vaste établissement, nous apparaîtrait-il aujourd’hui privé d’une des plus belles vertus dont il était composé, s’il ne gardait intacte cette force de bienfaisance et de charité qui était, pour cet immortel savant, inséparable de la science elle-même […]. »
Un an après cette cérémonie, le monde allait être plongé dans la guerre. Les armées ennemies, après une brève période de mouvement, s’opposeraient, enterrées dans les tranchées. Pasteur allait alors être présent sur le front, par l’intermédiaire de ses disciples qui s’efforceraient de servir leur pays, de porter assistance aux soldats et de les protéger contre les maladies infectieuses.
Pasteur, ses lieutenants et l’Allemagne.
Première et dernière page d’une lettre adressée au Dr Roux par l’épouse d’Emil Behring, le 29 septembre 1898. Else Behring écrit à quel point elle est honorée que le Dr Roux ait proposé d’être le parrain de son premier fils et l’invite à participer à la cérémonie du baptême.
Ce matin du 10 août 1914, l’Institut Pasteur, rue Dutot, semble assoupi. Cachés de la vue des passants par l’élégante façade de brique et de pierre de taille de style Louis XIII, les laboratoires déploient à l’arrière, de part et d’autre d’une galerie, deux ailes plus austères, en pierres meulières.
Au deuxième étage de l’aile droite, dans le long couloir, une silhouette massive, un peu voûtée, déambule. Ses pas fatigués résonnent sur le pavement à damiers rouges et blancs. Le couloir central dessert six salles où s’alignent des paillasses en lave de Volvic émaillée encombrées d’instruments, de verrerie de tout genre. Mais personne pour les manipuler. Le vide, un silence oppressant. Il y a peu, c’était une ruche de jeunes gens, qui s’interpellaient, discutaient, s’opposaient, dans une atmosphère d’émulation. Metchnikoff referme les portes une à une.
Que de chemin parcouru depuis sa découverte de la phagocytose1 ! C’était à Messine, en 1882. Depuis, il a consolidé avec acharnement et passion cette théorie phagocytaire, phénomène clé de l’inflammation qu’il a établi comme moyen de défense de l’organisme. Selon lui, l’inflammation résulte de l’afflux des globules blancs – les phagocytes – au lieu de l’infection, pour détruire les microbes qui s’y trouvent.
La personnalité exceptionnelle de ce Russe venu d’Odessa, qui avait parcouru l’Europe de long en large, a séduit Pasteur qui, dès la création de l’Institut, lui a offert de diriger l’un des cinq services, celui de microbie morphologique. Metchnikoff n’a jamais oublié le bienveillant accueil de Pasteur, l’atmosphère quasi familiale du début. Vingt-six années… Il est profondément, viscéralement attaché à cette maison, à ses amis, comme Duclaux, disparu en 1904, et Roux, « le patron de la boîte ». Déso...