Le monde est le mĂȘme pour tous. La plupart des pays industrialisĂ©s occidentaux partagent avec la France le souvenir dâune reconstruction heureuse, puis lâentrĂ©e dans le chaos des crises Ă©conomiques, financiĂšres, sociales, internes ou venues dâailleurs. Comme la France, tous les pays ont Ă©tĂ© confrontĂ©s Ă la nĂ©cessitĂ© de sâadapter et de tirer le meilleur parti de la mondialisation ainsi que des changements technologiques ou climatiques qui redistribuent les cartes Ă toute vitesse.
Les « contraintes » europĂ©ennes sont aussi les mĂȘmes pour tous les Ătats membres de lâUnion et de la zone euro, et si la France sâest parfois habilement jouĂ©e de ces rĂšgles, dâautres sâen sont accommodĂ©s de maniĂšre plus vertueuse. Câest dâautant plus regrettable que la France a eu la chance dâĂȘtre Ă©pargnĂ©e par les chocs macroĂ©conomiques « asymĂ©triques » qui ont durement secouĂ© ses partenaires, telle la rĂ©unification allemande, ou plus rĂ©cemment la bulle immobiliĂšre espagnole. La France est avant tout face Ă elle-mĂȘme, car ce sont principalement des facteurs endĂ©miques qui expliquent le contraste entre la situation Ă©conomique de notre pays et celles de nos principaux partenaires.
MarchĂ© du travail : le nĆud gordien ?
Le chĂŽmage porte Ă lire tous les problĂšmes au prisme du marchĂ© du travail. Il faut cependant voir les choses plus largement car, en rĂ©alitĂ©, le potentiel de croissance de la France nâa cessĂ© de sâaffaiblir bien au-delĂ du facteur travail1. Les difficultĂ©s sont omniprĂ©sentes, touchant le partage de la valeur ajoutĂ©e, le taux dâactivitĂ© tout au long de la vie, le salaire, le niveau de la protection sociale et son financement2, la fiscalitĂ©, la redistribution, la pauvretĂ© ou encore lâĂ©ducation. En un mot lâĂ©conomie dans son ensemble.
Pourtant, quel que soit le sujet abordĂ©, les institutions et le fonctionnement anachroniques du marchĂ© du travail, ainsi que le modĂšle français de protection sociale, sont toujours dĂ©signĂ©s comme les principaux responsables des piĂštres performances Ă©conomiques françaises, du chĂŽmage de masse et de la faiblesse des taux dâactivitĂ© et dâemploi. En effet, les analyses en reviennent systĂ©matiquement Ă pointer des blocages, des rigiditĂ©s, des coĂ»ts qui pĂšsent sur lâemploi et rendraient la plupart des autres rĂ©formes inopĂ©rantes si la rĂ©forme du marchĂ© du travail nâavait pas Ă©tĂ© accomplie au prĂ©alable et en profondeur.
Il est vrai que depuis quarante ans le marchĂ© du travail français nâa donnĂ© aucun signe de rĂ©mission durable. La France Ă©tait, en 2015, le pays de lâUnion europĂ©enne comptant le plus grand nombre de chĂŽmeurs, aprĂšs lâEspagne et devant lâItalie. Depuis le dĂ©but des annĂ©es 2000, douze pays de lâUnion sont parvenus Ă rĂ©duire au moins une fois leur taux chĂŽmage sous le seuil de 5 %, dix-huit sont passĂ©s en deçà de 6 % et, neuf ans aprĂšs le dĂ©but de la crise actuelle, plusieurs retrouvent leurs meilleurs niveaux. Mais chez nous, le taux de chĂŽmage nâa jamais Ă©tĂ© infĂ©rieur Ă 7,3 % depuis plus de trente ans, et Ă 7,4 % depuis 1995. Seuls quatre pays de lâUnion europĂ©enne ont fait pire, le moins bon Ă©tant la Slovaquie, qui nâest jamais parvenue Ă faire mieux que 9,6 %3. Ces mauvais Ă©lĂšves du chĂŽmage ont cependant surclassĂ© la France dans dâautres matiĂšres : ainsi, entre 1995 et 2015, le PIB par habitant a Ă©tĂ© multipliĂ© par cinq en Slovaquie, par deux en Espagne contre seulement + 58 % en France ; mĂȘme la GrĂšce, pourtant laminĂ©e par la crise, a vu son PIB par tĂȘte progresser de + 64 % sur cette pĂ©riode.
Un corpus dominant sâest progressivement constituĂ© parmi les Ă©conomistes et les institutions internationales prescriptrices de politiques Ă©conomiques. Son idĂ©e-force est que le systĂšme Ă©conomique et social français est Ă la fois obsolĂšte et dĂ©sĂ©quilibrĂ© en faveur de la sĂ©curitĂ© au dĂ©triment de la flexibilitĂ©, ce qui handicape les performances Ă©conomiques du pays.
Les principaux problĂšmes de lâĂ©conomie française et les prescriptions qui constituent « lâagenda » des rĂ©formes sont articulĂ©s autour de cinq axes :
âą Le coĂ»t du travail est trop Ă©levĂ©, dâune part au niveau du salaire minimum, ce qui pĂšse sur lâemploi non qualifiĂ© Ă bas salaires, et dâautre part Ă tous les niveaux de salaire, ce qui nuit Ă la compĂ©titivitĂ©. Le remĂšde est dâabaisser le coĂ»t du travail, en contenant le Smic, en allĂ©geant les cotisations sociales et en diminuant les charges des entreprises.
âą Les institutions du marchĂ© du travail sont rigides et inefficientes (Code du travail, contrats et conditions de travail, salaire minimum et nĂ©gociations salariales, assurance-chĂŽmage, formation professionnelle, etc.) si bien que les comportements individuels sont rigides eux aussi : il faut allĂ©ger la rĂ©glementation et inciter Ă lâemploi.
âą Les individus les plus fragiles sont marginalisĂ©s, Ă la fois dans lâaccĂšs au marchĂ© du travail, dans lâaccĂšs aux emplois de bonne qualitĂ©, stables, et Ă tout ce quâils permettent dâobtenir (logement, crĂ©dit, etc.) : les politiques publiques doivent rĂ©duire la prĂ©caritĂ© en favorisant leur insertion dans lâemploi.
âą La protection sociale rĂ©duit lâincitation Ă lâemploi, car elle est trop gĂ©nĂ©reuse, pas assez contributive, pas assez conditionnĂ©e Ă lâactivitĂ© et Ă lâemploi : la gĂ©nĂ©rositĂ© de la protection sociale doit ĂȘtre rĂ©duite.
âą La formation initiale et tout au long de la vie des actifs est insuffisante ou inadaptĂ©e, ce qui pĂ©nalise lâinnovation, la croissance potentielle et surtout lâemploi : il faut rĂ©former lâĂ©ducation, dĂ©velopper lâapprentissage et la formation professionnelle, Ă la fois pour crĂ©er des emplois aujourdâhui et pour prĂ©parer les actifs aux besoins futurs de la nouvelle Ă©conomie.
La forte rĂ©sistance sociale que rencontre lâapplication de ce programme empĂȘche de le qualifier de consensus. Câest dâautant plus vrai quâune telle convergence sur les objectifs et les moyens de la rĂ©forme, ainsi que sur les mĂ©canismes nombreux et trĂšs complexes qui rĂ©gissent le marchĂ© du travail, ne peut Ă©videmment pas ĂȘtre obtenue sans quelques gros malentendus, et surtout sans une simplification drastique des problĂšmes et de leurs solutions.
Cet agenda est nĂ©anmoins devenu la colonne vertĂ©brale de la rĂ©flexion, bien au-delĂ des milieux Ă©conomiques qui lâont formulĂ©. Il fournit en effet une cartographie des problĂšmes plus ou moins acceptĂ©e, et des bases de langage communes pour discuter et formaliser les rĂ©formes Ă accomplir. Que lâon partage ou non cette approche, câest sur ce tapis et avec ces cartes que se joue la partie.
Il est nĂ©anmoins Ă©vident que lâinsistance Ă mettre la rĂ©forme du marchĂ© du travail au centre de tout, et avant tout, complique les choses : dâune part la volontĂ© rĂ©formatrice prend un tour obsessionnel ; dâautre part, concentrer la rĂ©forme sur le marchĂ© du travail a pour corollaire dây concentrer lâopposition Ă la rĂ©forme. Tout concourt Ă faire de ce champ une « ZAD » symbolique, arĂšne idĂ©ale pour une lutte finale.
Du déni aux réformes
Le combat contre le chĂŽmage constitue le point focal des politiques publiques depuis des lustres, et il se traduit dans les faits, car contrairement Ă une opinion largement rĂ©pandue, les gouvernements ont beaucoup agi, toutes couleurs politiques confondues. Les rĂ©formes du marchĂ© du travail et les politiques publiques mises en Ćuvre ont Ă©tĂ© innombrables.
« On a tout essayĂ© ! » La cĂ©lĂšbre formule rĂ©sume admirablement bien le sentiment mĂȘlĂ© de devoir accompli, de fatalisme et de contrition. On sait avec le recul que lorsquâelle fut prononcĂ©e au dĂ©but des annĂ©es 1990 on nâavait pourtant pas essayĂ© grand-chose : blocage des prix, dĂ©valuations, nationalisations, dĂ©sindexation pour rompre la « boucle prix-salaires » et se dĂ©faire de la « contrainte extĂ©rieure ». Les politiques du marchĂ© du travail Ă proprement parler sâĂ©taient consacrĂ©es Ă rĂ©duire le nombre dâactifs par tous les moyens. Contre le chĂŽmage on avait donc surtout essayĂ© le malthusianisme.
Un renversement de perspective sâengage au crĂ©puscule du XXe siĂšcle, confortĂ© dans les annĂ©es 2000 par lâimpulsion europĂ©enne de la StratĂ©gie de Lisbonne : ce qui va dominer ce nâest plus le « contenu en emploi de la croissance », ce partage dâun gĂąteau existant, mais lâaugmentation du taux dâemploi pour stimuler la croissance, et in fine renforcer la cohĂ©sion sociale. Il ne sâagit plus dâĂ©carter les individus du marchĂ© du travail, mais de les y amener toujours plus nombreux, afin de maximiser la croissance Ă©conomique.
Un dĂ©ferlement de lois et de rĂšglements sâensuit : environ soixante rĂ©formes majeures ont Ă©tĂ© entreprises depuis 2000, une par trimestre ! Et encore, ce dĂ©compte ne recense que les lois directement axĂ©es sur le marchĂ© du travail et la protection sociale ; on pourrait lĂ©gitimement y inclure celles qui ajoutent Ă leurs motifs des effets indirects sur lâemploi, comme dans les domaines de lâĂ©ducation ou de lâenvironnement, ou encore les dispositions incorporĂ©es dans les lois de finances ou les lois de financement de la SĂ©curitĂ© sociale dont certaines sont trĂšs massives (barĂšme des exonĂ©rations de cotisations sociales, crĂ©dit dâimpĂŽt compĂ©titivitĂ© emploi [CICE]), ainsi que les mesures introduites en marge de textes dont lâemploi nâest pas lâobjet premier. De mĂȘme pour les accords interprofessionnels et les textes dâordre rĂ©glementaire qui peuvent avoir des effets trĂšs consĂ©quents, parfois plus sensibles et dĂ©cisifs quâune loi votĂ©e au Parlement, comme la revalorisation ponctuelle du Smic ou son absence.
Ce mouvement sâincarne Ă la fois dans le domaine juridique (Code du travail), et dans le domaine Ă©conomique par lâentremise des budgets dĂ©volus aux politiques publiques : exonĂ©rations de cotisations sociales, assurance-chĂŽmage, contrats aidĂ©s, formation professionnelle, dĂ©penses sociales et niches fiscales, etc. La plupart de ces budget nâont cessĂ© de croĂźtre au fil des ans, jusquâĂ peser aujourdâhui environ 6 % du PIB au total, soit prĂšs de 130 milliards dâeuros par an (Graphique 1).
Ă ce montant, il serait possible dâajouter le CICE, le Pacte de responsabilitĂ©, les soutiens divers aux activitĂ©s de services Ă la personne, mĂȘme si la destination de ces politiques nâest pas exclusivement lâemploi. En incluant tous ces dispositifs, lâaddition sâalourdirait dâenviron 45 milliards dâeuros par an (2 % du PIB), et encore 40 milliards de plus si lâon ajoutait la politique du logement (encore 2 % du PIB), dont les liens avec le marchĂ© du travail sont nombreux et Ă©troits (cf. chapitre 6). ConsidĂ©rĂ©s largement, les moyens consacrĂ©s chaque annĂ©e Ă intervenir directement sur le marchĂ© du travail, ou afin de compenser indirectement des effets fĂącheux de son fonctionnement, reprĂ©sentent donc presque 10 % du PIB.
Les donnĂ©es de comparaison internationale attestent que la France est structurellement dĂ©pensiĂšre sur le marchĂ© du travail : elle figure parmi les pays europĂ©ens dont les budgets dâintervention sont les plus Ă©levĂ©s, et ce depuis trĂšs longtemps (Graphique 2). Certes, le niveau actuel des dĂ©penses contracycliques (assurance-chĂŽmage, emplois publics aidĂ©s) est dopĂ© par la crise profonde et durable que nous traversons depuis 2008. Mais lâatonie de lâemploi a aussi pour effet de modĂ©rer des budgets volumineux trĂšs dynamiques en temps normal (formation professionnelle, allĂ©gements de cotisations sociales, apprentissage, etc.).
Graphique 1. DĂ©penses publiques su...