Nombre dâempires aiment Ă se croire crĂ©Ă©s par inadvertance. Des ambitieux, pauvres, se sentant sans avenir, se jettent sur des territoires dĂ©crĂ©tĂ©s Ă prendre : Jules CĂ©sar partant Ă la conquĂȘte de la Gaule afin de se procurer les ressources financiĂšres nĂ©cessaires au rĂšglement de ses dettes colossales ; conquistadors portugais et espagnols dĂ©terminĂ©s Ă trouver lâeldorado en AmĂ©rique ; cadets de grandes familles privĂ©s dâhĂ©ritage⊠TrĂšs vite, les aventuriers apprennent quâils peuvent fort peu sans lâappui ou le contrĂŽle des autoritĂ©s Ă©tablies, dĂ©tentrices dâarmes ou/et maĂźtresses du crĂ©dit : princes, banquiers, ordres religieux⊠Ces pouvoirs, en fait toujours en recherche dâargent, ne sauraient laisser Ă©chapper la richesse et la puissance que promet ou semble promettre une terre inconnue. Nombre de fondateurs dâempires finissent mal pour sâĂȘtre crus rois ou presqueâŠ
UNE IDĂOLOGISATION NĂCESSAIRE
ET FINALEMENT JUSTIFICATRICE
La paix impĂ©riale triomphe par une Ă©nergie Ă©crasante, multiforme, incontestable : lĂ©gions romaines subissant des dĂ©faites catastrophiques pour mieux rebondir et montrer leur capacitĂ© Ă vaincre ; colonisateurs europĂ©ens cumulant fanatisme de croisade, appĂ©tits commerciaux et multiples supĂ©rioritĂ©s techniques ; troupes amĂ©ricaines apportant, avec leurs chars, le jazz, le chewing-gum et tous les plaisirs de la prospĂ©ritĂ©âŠ
La force, tout en Ă©tant indispensable, ne suffit jamais. NapolĂ©on peut ĂȘtre le dieu de la guerre, selon le qualificatif de Clausewitz, son empire nâen sombre pas moins du fait de son enfermement dans le continent europĂ©en mais aussi des idĂ©es rĂ©volutionnaires de libertĂ©, dâĂ©galitĂ© et de nation que diffusent les armĂ©es françaises et que les peuples dominĂ©s retournent contre elles. Lâempire hitlĂ©rien, par son racisme toujours plus radical et exterminateur, rejette et bloque tout ralliement des populations soumises, nâĂ©tant obĂ©i que tant quâil terrorise, et nâobtenant finalement quâune soumission craintive ou haineuse. Ni le gĂ©nie napolĂ©onien ni la fureur destructrice du FĂŒhrer nâobtiennent ces victoires totales qui contraignent les vaincus Ă reconnaĂźtre que le vainqueur porte et incarne lâavenir.
La paix impĂ©riale doit apparaĂźtre comme inĂ©vitable mais aussi ĂȘtre ressentie comme la meilleure possible. Le vaincu, sâil veut survivre, doit se persuader quâil nâa pas dâautre choix que de se rallier et devenir le plus dĂ©vouĂ©, le plus efficace collaborateur de lâempire. Le vainqueur ne peut se contenter de piller. Il lui faut une mission : diffuser la civilisation (plus exactement, sa civilisation), convertir les sauvages Ă la vraie foi⊠DerriĂšre les aventuriers se pressent soldats, missionnaires, marchands, mais aussi mĂ©decins et enseignants, et tout un appareil Ă©tatique, chargĂ© dâidentifier, de classer, de quadriller, de taxer, de mobiliser.
Toute paix impĂ©riale produit spontanĂ©ment, instinctivement un message, une idĂ©ologie. Le raisonnement de base est toujours le mĂȘme : lâempire porte la civilisation et a non le droit, mais le devoir de la diffuser afin de faire entrer dans lâhumanitĂ© les sauvages. Ainsi « le fardeau de lâhomme blanc » de Rudyard Kipling⊠Ainsi la « destinĂ©e manifeste » (John L. Sullivan, 1845) des Ătats-Unis⊠Ainsi la France civilisatrice exaltĂ©e, sublimĂ©e dans lâExposition coloniale internationale de 1931.
LâidĂ©ologisation des empires et donc des paix impĂ©riales, leur promettant inĂ©luctabilitĂ© et permanence, intervient le plus souvent alors que lâĂ©difice se fissure. Câest au IVe siĂšcle, aprĂšs la crise presque fatale du IIIe siĂšcle, que lâEmpire romain se rĂ©invente en se donnant avec le christianisme une transcendance vite exclusive de toute tolĂ©rance. En 1876, deux dĂ©cennies aprĂšs la rĂ©volte des cipayes (1857), perçue par nombre dâhabitants du sous-continent comme leur premiĂšre insurrection indĂ©pendantiste, la reine Victoria se trouve couronnĂ©e impĂ©ratrice des Indes.
Demain, lâhumanitĂ© sâautoproclamera-t-elle impĂ©ratrice de la terre, au moment mĂȘme oĂč ses excĂšs auront tellement perturbĂ© la nature que son rĂšgne sur la planĂšte se rĂ©vĂ©lera irrĂ©mĂ©diablement mis en question (voir chapitre 5, « LâhumanitĂ© condamnĂ©e Ă la âpaixâ ») ?
LA SUPĂRIORITĂ ĂPHĂMĂRE
DE LâHĂGĂMONIE IMPĂRIALE
La puissance et donc la paix impĂ©riales paraissent ĂȘtre portĂ©es par une supĂ©rioritĂ© ou une exceptionnalitĂ© imposant Ă ceux quâelles soumettent une obĂ©issance admirative. Rome triomphe dans le Bassin mĂ©diterranĂ©en par des atouts uniques qui la dressent au-dessus des autres. ComplexitĂ© des Ă©quilibres institutionnels, discipline des lĂ©gions, clartĂ© et sophistication du droit, amĂ©nagements urbains, sens du confort (au moins pour la trĂšs mince couche des plus riches), tout montre une extrĂȘme efficacitĂ© de lâorganisation sociale. Les vaincus, ou plus exactement les survivants, ont-ils une autre voie que celle de devenir romains ? Du XVe siĂšcle Ă la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle, dans le sillage des grandes dĂ©couvertes, les Ătats europĂ©ens combinent leur appropriation de la terre avec une compĂ©tition technique qui les pousse sans cesse en avant et les rend, au moins temporairement, invincibles pour les colosses vermoulus quâils attaquent. Tous les vieux empires se retrouvent submergĂ©s et Ă©crasĂ©s tant par la Bible que par le canon ou des idĂ©es dont lâuniversalisme brutal dissout comme un acide leurs coutumes et traditions.
Cette supĂ©rioritĂ© peut ĂȘtre ressentie par ceux que lâhistoire broie comme une sanction quasi divine Ă laquelle il est impossible de survivre. Ainsi les sociĂ©tĂ©s prĂ©colombiennes anĂ©anties par les conquistadors. Mais nombre de colonisĂ©s, de dominĂ©s, Ă©coutent, observent, analysent et apprennent. Ceux qui ouvrent la voie par leur effort de comprĂ©hension de lâespace impĂ©rial se sacrifient (inconsciemment ? consciemment ?), souvent dĂ©noncĂ©s et pourrissant en prison, mis de cĂŽtĂ© par des rivaux sachant que seul importe finalement le pouvoir. Or les grandes paix impĂ©riales ne durent quâen constituant pour se maintenir une couche de collaborateurs dĂ©vouĂ©s.
LES ĂLITES,
ROUAGES AMBIGUS DES ORDRES IMPĂRIAUX
Toute Ă©lite se corrompt et se dĂ©grade. AprĂšs les bĂątisseurs viennent les gestionnaires plus ou moins prudents puis les esthĂštes ou les gaspilleurs. Le recyclage sâimpose si les sociĂ©tĂ©s veulent ne pas se pĂ©trifier, se renouveler et faire lâĂ©conomie dâĂ©croulements rĂ©volutionnaires.
Toute paix, donc lâimpĂ©riale, requiert des Ă©lites. Ces groupes restreints sâidentifient par des signes dâĂ©lection et se soudent par la conscience (ou la vanitĂ©) dâune qualitĂ© ou dâune supĂ©rioritĂ© particuliĂšre, donc dâun destin voulu exceptionnel. Ces Ă©lites concentrent les Ă©quivoques de la paix impĂ©riale. Elles aussi sâusent et sâeffondrent.
Vainqueurs, occupants, colonisateurs
Pour les conquĂ©rants, les envahisseurs, lâespace impĂ©rial doit sâoffrir Ă leurs ambitions dĂ©mesurĂ©es, mais ils savent que rien finalement ne leur revient. Jules CĂ©sar, arrivant, lors de la conquĂȘte de la Gaule, dans un coin perdu, dĂ©clare : « Je prĂ©fĂšre ĂȘtre le premier dans ce village que le second Ă Rome », suggĂ©rant quâil serait prĂȘt, pour avoir son domaine propre â si humble soit-il â, Ă renoncer Ă la perspective du pouvoir suprĂȘme. Le futur maĂźtre de Rome, remarquable manipulateur, ne cherche quâĂ plus ou moins sĂ©duire une misĂ©rable population, qui nâa pas dâautre choix que de se soumettre Ă lui. Pour CĂ©sar, toutes ses conquĂȘtes ne peuvent avoir quâun but : Rome. Tout grand conquĂ©rant, sâil ne sâinstalle pas au sommet, prĂ©fĂšre tout perdre. Ainsi le conquistador HernĂĄn CortĂ©s (1485-1547) anĂ©antissant lâEmpire aztĂšque au nom de Charles Quint mai...