1. Jeanne : une pathologie de la consonne
Pourquoi Jeanne, à 10 ans et demi, malgré une scolarisation adaptée, une prise en charge psychothérapique et orthophonique, n’arrive-t-elle toujours pas à lire, sur le syllabaire qu’elle fréquente depuis plus d’un an, des phrases aussi simples que : « mimi a vu le joli chat » et « toto amène le cheval » ?
Elle prend un air désespéré et dit qu’elle ne sait pas, ou même devant « toto », elle lit « mimi ».
Jeanne revient de loin.
Elle nous est adressée à l’âge de 6 ans et demi par un service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent, qui la suit depuis l’âge de 13 mois pour une anorexie néonatale.
Citons le premier courrier du chef de ce service :
« Nous avons connu J. à 13 mois. Elle présentait une anorexie néonatale (de nombreux bilans hospitaliers n’ont pu préciser une étiologie somatique) et des inhibitions majeures avec un tableau de marasme dépressif important. La maman elle-même était profondément déprimée […].
« Une prise en charge hebdomadaire psychothérapique mère/enfant et une prise en charge en psychomotricité ont contribué à l’“éveil” de J. Les angoisses corporelles et de communication ont cédé au fil du temps.
« Il s’y est associé, par la suite, une prise en charge en orthophonie […] et une prise en charge en petit groupe. »
Mais si l’amélioration globale était satisfaisante, elle persistait à être non-parleur. Un audiogramme et un test d’efficience intellectuelle (WISC) étaient normaux. Après un maintien en grande section de maternelle avec soutien personnalisé, elle entrera en CLIS, où elle se trouve toujours actuellement.
Nous avons porté un diagnostic de troubles de type aphasique et avons mis en place un travail aphasiologique, à raison d’une séance d’une demi-heure une fois par semaine.
À 9 ans, après 50 séances de travail aphasiologique, sur deux ans, elle est devenue « parleur » et produit un petit jargon ou une parole informe.
Actuellement, à 10 ans et demi, elle parle quasi normalement, totalement intelligible, mais le plus souvent agrammatique.
Ainsi pour résumer, elle était non-parleur à 6 ans et demi et résistait à tous les abords ; un diagnostic de troubles de type aphasique est porté, un travail aphasiologique est appliqué : elle devient parleur à 9 ans, mais des anomalies inhabituelles apparaissent lors de l’apprentissage de l’écrit, qui accompagne le travail aphasiologique.
Pour les expliquer, afin de les réduire, il faut mettre en évidence le fonctionnement linguistique à l’origine de cette pathologie.
Les troubles de type aphasique sont des dysfonctionnements linguistiques identiques à ceux des aphasiques, mais en l’absence de toute lésion réputée génératrice d’aphasie.
Il est de première importance de les replacer dans le fonctionnement linguistique normal, et de situer dans le déroulement temporel et dans la successivité des opérations mentales mises en jeu les déviations qui aboutissent aux dysfonctionnements observés.
C’est ce que nous allons faire, en partant du schéma des fonctions linguistiques dont nous avons décrit l’élaboration progressive dans nos précédents ouvrages1. Nous prendrons ensuite pour acquis cette toile de fond représentant notre – fonctionnement linguistique, avec les thérapeutiques qui en découlent.
Voici comment nous représentons ces espaces linguistiques et ces différentes transformations.
Nous délimitons ainsi trois espaces appelés compartiments :
– le compartiment externe, hors le corps, siège du donné sensoriel : proposé oral et réalisation orale, proposé graphique et réalisation graphique ;
– le compartiment moyen, salle des machines, où se font toutes les transformations que nous étudions ;
– le compartiment interne, siège du sens, et de ce que nous appellerons les sosies – car composés de plusieurs formatages, le stock lexical.
Le compartiment externe est le siège du temps chronologique : sur son cadran, il va marquer la sortie des balises qui témoignent d’un travail intérieur.
Avec les schémas, nous allons reproduire les différentes étapes et pour pouvoir avancer dans l’exposé, nous les prendrons ensuite pour acquises. Les différentes situations pathologiques, leur abord et l’impact thérapeutique sont venus confirmer ces premières constructions. Elles ont été relatées dans nos ouvrages précédents.
Les dix planches du schéma des fonctions linguistiques
PLANCHE 1
Ce modèle pourrait représenter l’enfant à la naissance. Dans le compartiment moyen, siège des représentations mentales (entre le compartiment externe, siège du donné sensoriel, et le compartiment interne, siège du sémantisme), est figurée en pointillé, sur une forme circulaire, la représentation mentale orale non encore réalisée, dont l’enfant est porteur – son cerveau est fait pour parler. Le proposé oral est à l’extérieur et n’est pas encore en rapport avec le compartiment moyen, il n’y a pas eu d’entrée – ce qui explique le pointillé, potentialité non encore réalisée.
Cette structure portée par l’enfant, dès avant toute parole extérieure, située en compartiment moyen, comporte de façon plus précise :
– la figuration en pointillé de ce qui sera la représentation mentale orale ;
– une calotte surmontant ce cercle, qui est le modèle interne premier oral ;
– un circuit, toujours en pointillé, qui part de cet ensemble en secteur oral (panneau supérieur) et tient appendue en pointillé, en secteur écrit (panneau inférieur), une calotte. Elle indique la future représentation mentale graphique. Sa réalisation ultérieure dépend pour une part de l’apport extérieur, mais elle est déjà potentiellement dépendante de l’oral – incluse dans l’oral. C’est le circuit suspenseur et nous situons en bas le modèle interne premier graphique.
Planche 1
Représentation mentale orale non encore réalisée.
PLANCHE 2
La « réalisation » de ce modèle interne premier oral, se traduisant par le tracé en plein de la calotte, se fera dès la première entrée d’un proposé oral – disons dès les premières paroles de la mère. Le passage du proposé oral étranger du compartiment externe au compartiment moyen, « réalise » le modèle interne premier et il se fait par le circuit n° 1, que l’on appellera premier circuit n° 1 car il est appelé à disparaître.
La parole entendue par le nourrisson, grâce à une disposition à syllaber, va être analysée – en même temps qu’elle modèle son affectivité. Elle imprime, comme sur de la cire, un étalon, une trace des phonèmes entendus (avec leurs trois composantes auditive, kinesthésique et visuelle), qui servira de référence pour la mise en place de l’ensemble du système. Lorsque l’alphabet aura été entièrement « imprimé », le nourrisson « entendra » différemment : le premier circuit n° 1 disparaîtra ; cédant la place aux entrées déjà identifiées, qui n’auront plus à constituer l’inventaire. Simultanément se fait une entrée directe au sens, d’un autre type.
Tous ces fonctionnements sont internes et s’effectuent sans issue vers l’extérieur. il s’agit d’une mise en place à partir de la structure portée à la naissance par l’enfant et à la suite de l’impulsion apportée par les premières paroles entendues. la première sortie se situera sur la planche 5.
Planche 2
Début de la représentation mentale orale.
PLANCHE 3
Lorsque la réalisation du modèle interne premier est terminée, l’étalon est entièrement constitué (épuisement d’inventaire). Le premier circuit n° 1 a disparu et a cédé la place au circuit n° 1 proprement dit, provenant toujours du proposé oral étranger en compartiment externe, mais donnant naissance cette fois au modèle interne étranger (a). Ce modèle étranger (a), au fur et à mesure des entrées, va se livrer à une recherche d’adéquation en se confrontant à l’étalon. Ceci jusqu’à épuisement d’inventaire – stocké dans le modèle interne premier. Ce processus est comparable à un processus de reconnaissance en informatique ou en biologie moléculaire.
Planche 3
Représentation mentale orale : le modèle interne étranger.
PLANCHE 4
Une fois terminée cette recherche d’adéquation du modèle étranger (a) se confrontant au modèle interne premier – étalon –, ce modèle (a) va donner naissance au modèle interne propre (b), tributaire indirect de l’apport extérieur. Il se distingue du modèle (a) qui lui a donné naissance, non seulement par la hiérarchie générative, mais encore par sa pérennité, s’opposant à la fugacité du modèle étranger (a), due à son caractère oral et dépendant de l’apport extérieur. Dans certaines circonstances, pendant la période de lallation, lors de la répétition ou lors de l’apprentissage d’une langue étrangère, ce modèle étranger (a) peut perdurer.
En même temps que (b) est généré par (a), se met en route le circuit n° 7 reliant (b) au compartiment interne, au sémantisme (première liaison précise, puisqu’une entrée « globale » de sens a déjà eu lieu, dans les premiers jours de vie).
Ainsi, ce modèle interne oral étranger, « souvenir » de ce qui a été dit, fixé et retenu un instant, disparaît et laisse place à son image, au modèle interne propre, qui ne dépend plus de l’extérieur.
Planche 4
Représentation mentale orale : le modèle interne propre b.
PLANCHE 5
Après cette installation intérieure, les premières sorties apparaissent. Elles correspondent à la lallation, avec son circuit d’autorégulation, de feed-back permettant l’ajustement de la production du bébé au modèle entendu dans son entourage.
Auparavant, l’entrée du modèle interne (b) en sémantisme, en compartiment interne, par le circuit n° 7, aura entraîné un retour du sens vers le compartiment moyen, par ce même circuit n° 7 qui est à double sens et la création du modèle interne propre (b’), issu donc du compartiment interne via le sens interne/externe du circuit n° 7.
C’est la juxtaposition de ces deux modèles internes propres (b) et (b’) qui autorise la sortie et donne naissance au circuit n° 2. ce circuit produit la réalisation phonatoire, qui devient un nouveau proposé oral propre (et non plus étranger) et enclenche le processus d’autorégulation de la lallation.
Pendant cette période, le proposé oral propre (la réalisation phonatoire du nourrisson) sera confronté au modèle interne étranger (a) servant de modèle et non d’étalon. En effet, ce modèle interne étranger – première possibilité de représentation mentale orale, reproduction de ce que le nourrisson entend – n’a pu exister qu’après confrontation (recherche d’adéquation) à l’étalon que constitue le modèle interne premier. L’étalon est la référence permettant aux modèles qui suivront d’exister ; son émergence est la « réalisation » de la disposition du cerveau humain à la parole – à la disposition à syllaber. Il est fixe et constant.
Cette confrontation du modèle interne étranger à l’étalon s’est faite pendant la période silencieuse. Nous sommes ici en période parlante, avec des sorties : la réalisation phonatoire de l’enfant donnera le modèle interne propre, qui sera lui-même confronté au modèle interne étranger auquel il doit ressembler. La fugacité du modèle interne étranger (ce que l’on dit au nourrisson et ce qu’il entend) sera compensée par une alimentation itérative.
Planche 5
Représentation mentale orale : modèle interne propre b’, premières sorties.
PLANCHE 6
Le circuit virtuel n° 1 se met en place. Il est parcouru, lors de la création de l’écriture, puis lors de l’apprentissage de l’écrit chez l’enfant, avec l’aide du pédagogue.
Son point de départ se situe au niveau de l’ensemble constitué par les modèles internes propres en oral (b) et (b’). Son parcours n’est pas obligatoire (il dépend de l’alphabétisation), mais sa trace, sa « virtualité » – avant ou après son...