Quâun mot paraisse, et le monde se trouve totalement changĂ©. Ce mot peut trĂšs vite ĂȘtre englouti dans le fleuve agitĂ© des modes, il peut aussi sâinstaller et sâimposer comme incontournable. Ce mot trouve alors de multiples pĂšres, il est et doit rester peu ou mal dĂ©fini, brandi tant par des politiques que par des intellectuels. Tel un aimant, le terme attire toutes sortes dâinterprĂ©tations et de manipulations. Ce mot ouvre des possibles se rĂ©vĂ©lant bientĂŽt ĂȘtre des impasses ou accouchant dâexpĂ©riences destructrices. Le mot est lĂ , il ne filera pas Ă lâanglaise mais sâenkystera tant quâil nâaura pas rongĂ© la substance intime des sociĂ©tĂ©s qui lâhĂ©bergent, celles-ci se persuadant quâelles disposent avec ce mot de la potion magique qui les protĂ©gera contre lâangoisse du futur. Ainsi, par exemple, aujourdâhui, le terme de dĂ©mondialisation (en anglais, deglobalization).
De la mondialisation à la démondialisation
Le terme mondialisation commence Ă rĂŽder dĂšs la PremiĂšre Guerre mondiale, notamment sous lâimpulsion dâun de ces touche-Ă -tout pleins de rĂȘves futuristes, le Belge Paul Otlet (1868-1944). Câest dans les derniĂšres dĂ©cennies du XXe siĂšcle que se diffusent les notions de « globalization » et de « mondialisation ». Les flux financiers dâabord mais aussi dâinnombrables circulations (dĂ©localisations dâentreprises, transports aĂ©riens et autres, migrations de tous typesâŠ) se multiplient. Notre planĂšte est pĂ©nĂ©trĂ©e et liĂ©e par les flux et les rĂ©seaux dâune densitĂ© et dâune diversitĂ© sans prĂ©cĂ©dent.
Lâaltermondialisme prend forme dans les annĂ©es 1980, sur les cendres de la rĂ©volution prolĂ©tarienne marxiste-lĂ©niniste. Les annĂ©es de plomb (dĂ©cennie 1970) sâachĂšvent sur la dĂ©faite des gauchismes et radicalismes europĂ©ens (Fraction ArmĂ©e rouge ou bande Ă Baader en Allemagne fĂ©dĂ©rale, Brigades rouges en Italie) contre le capitalisme occidental. LâouvriĂ©risme, lâusine comme foyer de la lutte des classes rejoignent le magasin des mythes dĂ©modĂ©s. Lâantagonisme Est-Ouest prend fin, avec, en 1985, la venue au pouvoir de MikhaĂŻl Gorbatchev en Union soviĂ©tique. Le Sud se libĂšre des nationalismes fermĂ©s sur eux-mĂȘmes et de lâobsession dâautosuffisance Ă©conomique, il entre pleinement sur la scĂšne mondiale avec ses appĂ©tits de dĂ©veloppement ou mĂȘme dâenrichissement.
Lâaltermondialisme inclut les courants de pensĂ©e, ainsi que les Ă©bauches ou constructions institutionnelles, prĂ©conisant « une autre mondialisation » non plus mue par la compĂ©tition capitaliste mais par lâurgence dâorganiser une administration globale de la Terre et de ses ressources face au double dĂ©fi dĂ©mographique (depuis 1950, triplement de la population humaine et vieillissement massif) et Ă©cologique (exploitation industrielle de la planĂšte).
Lâan 2000 approchant, des propositions pour un monde Ă©quitable, bĂąti non par les dĂ©tenteurs du pouvoir officiel mais par les sociĂ©tĂ©s elles-mĂȘmes, sâinstallent dans les dĂ©bats publics. En 1998, est crĂ©Ă©e en France, dans lâorbite du Monde diplomatique, lâAssociation pour la taxation des transactions financiĂšres et pour lâaction citoyenne (ATTAC). ATTAC incarne lâautre mondialisation, non pas celle venant des multinationales et des Ătats, mais celle Ă©manant des acteurs sociaux : concentration sur des enjeux concrets et prĂ©cis (Ă©vasion et fraude fiscales) ; internationalisation dĂ©centralisĂ©e (formation « spontanĂ©e » dans plusieurs Ătats de comitĂ©s locaux dâATTAC) ; souci de ne pas sĂ©parer lâĂ©conomique, le social et le politique et de refonder la citoyennetĂ© moins sur des droits dits formels (libertĂ©s de lâindividu) que sur des impĂ©ratifs dits matĂ©riels (rĂ©partition des charges publiques, prise en compte des coĂ»ts Ă©cologiques) ; recrutement dans les cercles enracinĂ©s dans la vie associative (syndicalistes, enseignants, juristesâŠ). ATTAC, comme tout mouvement refusant une institutionnalisation rigide et verticale, ne manque pas se dĂ©chirer souvent autour de controverses byzantines. ATTAC nâest quâune illustration parmi tant dâautres de la quĂȘte tĂątonnante dâune mondialisation dotĂ©e dâune gouvernance globale, promouvant des formes de solidaritĂ© et de justice planĂ©taires.
Du 25 au 30 janvier 2001 se tient Ă Porto Alegre (BrĂ©sil) le premier Forum social mondial (FSM). Cette rencontre se veut une rĂ©ponse au Forum Ă©conomique mondial (World Economic Forum, WEF). Ce dernier rĂ©unit depuis 1971, en janvier, Ă Davos, sous la direction du professeur suisse Klaus M. Schwab, les maĂźtres du monde, plus prĂ©cisĂ©ment les plus hauts responsables Ă©conomiques, financiers et aussi politiques. Le WEF institue ou prĂ©tend instituer une gouvernance informelle du systĂšme Ă©conomique mondial ; rien nâest imposĂ©, tout est discutĂ© et nĂ©gociĂ©, chacun tirant ses conclusions. Le FSM, lui, a pour ambition de rassembler les laissĂ©s de cĂŽtĂ©, les oubliĂ©s des interdĂ©pendances planĂ©taires. Ainsi sâĂ©bauche une scĂšne politique mondiale, Ă©chappant aux Ătats ou les contournant.
Lâantimondialisation sâinscrit dans le sillage de lâaltermondialisme. Ă la diffĂ©rence de ce dernier, qui se pĂ©rennise par un travail dâinstitutionnalisation et sâefforce dâĂ©laborer une vision cohĂ©rente dâune autre mondialisation, lâantimondialisation recouvre toutes les rĂ©actions de rejet de la mondialisation. Lâantimondialisation se cristallise Ă la fin des annĂ©es 1990, notamment lors des sommets internationaux (en particulier lors de la rĂ©union de lâOrganisation mondiale du commerce Ă Seattle, Canada, les 29-30 novembre 1999). Il sâagit de montrer aux promoteurs arrogants de la mondialisation dite nĂ©olibĂ©rale que leurs vĂ©ritĂ©s ne sont pas acceptĂ©es. Lâantimondialisation, comme bien des oppositions, fait se rejoindre les extrĂȘmes, extrĂȘme droite toujours dĂ©chaĂźnĂ©e contre une modernitĂ© malĂ©fique, extrĂȘme gauche ne renonçant pas Ă rĂ©inventer son rĂȘve de sociĂ©tĂ© parfaite.
Dans les annĂ©es 2000, lâantimondialisation se trouve dans le moment crĂ©ateur ou dans la phase infantile, oĂč les clivages demeurent fluctuants et le pouvoir reste Ă prendre. Les oppositions traditionnelles persistent : idĂ©alistes contre rĂ©alistes, dogmatiques contre pragmatiques, bĂątisseurs de coalitions contre organisateurs de forteresses tirant leur force du rejet de toute concession. Dans les couloirs se faufilent dĂ©jĂ ceux qui lâemporteront probablement et sâentre-tueront, individus avides de pouvoir pour lesquels seules importent la volontĂ© et la capacitĂ© de montrer aux autres qui dĂ©cide et se fait obĂ©ir. Les phĂ©nomĂšnes dâantimondialisation, par leur effervescence, leurs multiples divisions et recompositions, Ă©voquent les socialismes utopiques de la premiĂšre moitiĂ© du XIXe siĂšcle ou les balbutiements des mouvements Ă©cologistes dans les annĂ©es 1970.
Face Ă lâagenda libre-Ă©changiste et multilatĂ©raliste de Davos, ni lâaltermondialisme ni lâantimondialisation nâoffrent un programme prĂ©cis et cohĂ©rent. Ils revendiquent un monde plus Ă©gal, plus juste, plus soucieux des damnĂ©s de la Terre. Mais les questions centrales, celles qui dĂ©cident de tout et pulvĂ©risent les plus harmonieux consensus, restent Ă poser et Ă dĂ©battre : quâest-ce que la richesse ? Comment la crĂ©er ou lâobtenir ? De quelle maniĂšre la partager ?
Lâopposition Ă la mondialisation subit une amplification et une accĂ©lĂ©ration avec lâeffondrement du marchĂ© immobilier amĂ©ricain (crise des subprimes, 2007-2008), dans un climat de lutte des classes entre de minces couches supĂ©rieures trĂšs riches et des classes moyennes sâappauvrissant (montĂ©e des inĂ©galitĂ©s ressentie comme irrĂ©versible â en 2015, 1 % de la population concentrait la moitiĂ© de la richesse mondiale â et installant cette question au centre des dĂ©bats politiques). Comme lors de tout commencement, la contestation sâexprime de maniĂšre Ă©clatĂ©e, par des poussĂ©es anarchiques, sâĂ©panouissant pour disparaĂźtre ou sâorganiser avec des succĂšs inĂ©gaux, plus ou moins durables mais incontestables et irrĂ©versibles : Mouvement 5 Ă©toiles en Italie (octobre 2009), mouvement des IndignĂ©s ou Mouvement 15-M en Espagne (mai 2011), Occupy Wall Street Ă New York (septembre 2011), Nuit debout Ă Paris (mars 2016)⊠Deux dynamiques unissent ces phĂ©nomĂšnes : dĂ©nonciation frontale des Ă©lites pour incompĂ©tence, rapacitĂ© et trahison de leur devoir de responsabilitĂ© ; souci dâancrer ces rĂ©actions au-delĂ de lâOccident, en particulier en les liant alors Ă la rĂ©volte des printemps arabes contre des prĂ©sidents inamovibles. Dans ces mouvements volatils, tout se mĂȘle, tout circule encore, des aspirations libertaires aux revendications dâutopie sociale. Les populismes prospĂšrent sur ce terreau riche et plein de contradictions, nâen retenant que ce qui leur convient (lâinstauration dâun ordre enfin parfait) et nâayant aucun scrupule Ă dĂ©tourner ces poussĂ©es dâidĂ©alisme vers leur unique prioritĂ© : la venue au pouvoir dâun homme providentiel, dâun sauveur qui fera advenir et incarnera cet ordre parfait.
LâidĂ©e de dĂ©mondialisation est, semble-t-il, formulĂ©e pour la premiĂšre fois en 2002 par le penseur philippin Walden Bello (nĂ© en1945) dans Deglobalization : Ideas for a New World Economy. Le terme accroche tout de suite, renvoyant Ă lâune de dĂ©marches les plus constantes de lâhomme : dĂ©faire ce qui a Ă©tĂ© fait, comme, dans ces films projetĂ©s Ă lâenvers, oĂč ce qui Ă©tait en miettes retrouve son unitĂ© originelle. Le vase brisĂ© se reconstituerait dans son intĂ©gritĂ© premiĂšre. Impossible ! On ne revient jamais en arriĂšre, sauf au cinĂ©ma ! Peut-ĂȘtre⊠Pourquoi ce qui est impossible aujourdâhui ne deviendrait-il pas possible demain ? Walden Bello esquive lâinterrogation ou la dĂ©place. Il ne sâagit pas de dĂ©mondialiser, de revenir en arriĂšre mais, par des actions sociales et politiques, de rĂ©orienter la mondialisation tant en mettant fin au dĂ©mantĂšlement de to...