Il est vrai que, depuis les années 70, le taux de croissance moyen des économies occidentales s’est sensiblement abaissé. Mais l’explication de Milton Friedman est très différente de celle présentée par Jean-Paul Fitoussi, dans le chapitre précédent. La cause de cet affaiblissement se trouve, tout simplement, dans la montée généralisée de l’étatisme.
De même doit-on l’accroissement des inégalités internes de salaires non pas à la nouvelle concurrence des pays émergents, mais à la détérioration accentuée de nos systèmes d’éducation.
Peu d’auteurs savent redresser les idées reçues aussi magistralement que le prix Nobel d’économie 1976. Mais celui-ci n’est pas seulement un génie de la vulgarisation dont les chroniques ont enchanté des millions de lecteurs pendant plus de vingt ans. C’est un authentique géant de l’analyse économique dont l’enseignement libéral a influencé les politiques occidentales des vingt-cinq dernières années de la même manière que les idées de lord Keynes avaient façonné celles du premier quart de siècle de l’après-guerre.
Âgé de quatre-vingt-six ans, Milton Friedman a abandonné sa chaire de l’université de Chicago. Avec sa femme Rose, il s’est retiré dans sa propriété située au bord du Pacifique, au nord de la Californie. C’est dans ce lieu battu par les vents que Robert Lozada, économiste et journaliste, l’a rencontré pour un entretien publié par Politique Internationale dans son numéro de l’été 97, quelques semaines seulement avant que n’apparaissent au grand jour les premiers craquements de la crise du Sud-Est asiatique.
ROBERT LOZADA – Vous avez fêté en avril 1997, en Suisse, le cinquantième anniversaire de la société du mont Pèlerin. Elle avait été fondée, à l’époque, pour défendre une économie de marché supplantée, dans les esprits plus encore que dans les faits, par le keynésianisme, le christianisme social et le marxisme. A-t-elle atteint son but ?
MILTON FRIEDMAN – Mon appréciation diffère du tout au tout suivant que l’on se place sur le plan des idées ou sur celui des faits. Nul doute que le climat intellectuel dans le monde est beaucoup plus favorable, aujourd’hui, aux idées défendues par les membres de la société du mont Pèlerin qu’il ne l’était en 1947. Mais si l’on s’attache aux faits, aux pratiques en vigueur, c’est l’inverse qui me paraît vrai : les interventions de l’État en pourcentage du PIB – hors dépenses militaires – sont supérieures à ce qu’elles étaient il y a cinquante ans.
Dans Capitalisme et Liberté, en 1962, j’avais dressé une liste de quatorze types d’interventions étatiques, aux États-Unis, parfaitement contraires aux principes de base d’une économie libérale : prix de soutien pour l’agriculture, contingentement des importations de sucre ou de pétrole, contrôle des loyers à New York, salaire minimum, contrôle de la radio et de la télévision, restrictions à l’entrée de certaines professions, parcs nationaux, conscription, service de la poste, routes à péage, etc. Depuis, une seule de ces activités a été supprimée : la conscription. Quelques progrès, modestes, ont été enregistrés dans d’autres domaines, comme la déréglementation aérienne ou la levée de l’interdiction de rémunérer les dépôts bancaires. Mais, dans l’ensemble, la situation s’est plutôt aggravée ; la plupart des autres interventions étatiques ont été développées et la liste s’est significativement allongée.
R.L. – Ne faites-vous pas bon marché des contrôles en tout genre – sur les prix, le crédit, les changes, etc. – qui existaient encore en 1947 ?
M.F. – Ils représentaient des séquelles de la guerre et, en tant que tels, ils étaient appelés à disparaître. Le fait est que le pourcentage actuel des dépenses publiques dans le produit national est plus important qu’il y a un demi-siècle. C’est vrai de la plupart des pays occidentaux et, en tout cas, des États-Unis.
R.L. – Je me souviens, en effet, d’un article de Raymond Aron qui, en 1953, déplorait le poids des dépenses publiques en France. Elles devaient représenter, alors, moins de 40 % du produit national contre environ 57 % aujourd’hui. En tirez-vous des conclusions pessimistes pour l’avenir ?
M.F. – Non, parce que l’évolution des idées finira par se refléter dans la pratique. Mais les délais sont très longs. Probablement de l’ordre de vingt à trente ans. C’est à la fin des années 70, sous l’influence des ravages causés par l’inflation durant la décennie qui avait précédé, que le climat intellectuel s’est modifié au détriment des tenants de l’étatisme économique. Sans doute faut-il s’attendre à un décalage dans le temps du même ordre pour que ce renouveau libéral se traduise dans les faits. Les signes de désaffection à l’égard de l’État-providence sont déjà visibles un peu partout dans le monde. À long terme, je demeure donc optimiste quant à l’avenir de nos sociétés libérales.
Il n’y a plus un seul pays au monde pour croire sérieusement que la voie de la prospérité économique passe par la planification. Partout, la privatisation et la réduction du rôle de l’État sont, sinon entrées dans les mœurs, du moins à l’ordre du jour. Cette tendance générale ne nous prémunit pas contre des difficultés passagères – récessions ou surchauffes inflationnistes – mais, sur la durée, la limitation des dépenses publiques, les réductions d’impôts et la déréglementation sont autant de facteurs éminemment favorables à la poursuite de la croissance économique.
R.L. – Pour ce qui est du dernier facteur que vous avez cité – la déréglementation – la tendance ne paraît pas si affirmée…
M.F. – Je pense que votre vision des choses est marquée par la situation de votre pays, la France – un champion toutes catégories en matière de réglementation !
R.L. – Même aux États-Unis, il ne se passe guère de jour sans que la nécessité de réglementer telle ou telle activité ne soit évoquée, en général par souci de protéger l’environnement…
M.F. – Vous avez raison, les discussions à ce sujet sont incessantes mais, heureusement, la production législative, elle, ne suit pas. La relative paralysie qui résulte de la neutralisation du président démocrate par un Congrès républicain est, de ce point de vue, une bonne chose (…). Le président Clinton ne cesse de proclamer que l’ère de « l’État envahissant » est révolue. Ce qui signifie simplement, dans sa bouche, que les grands projets ne sont plus d’actualité. Moyennant quoi, il multiplie les propositions à caractère plus limité qui, ajoutées les unes aux autres, finissent par reconstituer cet État envahissant dont il prétendait nous débarrasser.
R.L. – Le président américain ne doit-il pas tenir compte de la sympathie que l’opinion publique continue d’éprouver pour une certaine dose d’intervention publique dans l’économie ?
M.F. – Je ne crois pas que cette analyse reflète la réalité américaine. Il faut se garder de trop appréhender l’opinion de mon pays à travers le prisme de Washington (…).
R.L. – En France, pratiquement tous les commentateurs « autorisés » tiennent pour une évidence l’absence de protection sociale sérieuse aux États-Unis. À les écouter, le pays du « capitalisme sauvage » est un exemple qui peut fasciner, certes, mais que l’on doit se garder d’imiter…
M.F. – Peut-être faut-il justement chercher dans ce genre de préjugé l’origine intellectuelle de votre accablant niveau de chômage. Aucune des composantes classiques de l’État-providence n’est inconnue aux États-Unis : logements publics, aide médicale, bons d’alimentation, allocations mono-parentales, salaire minimum, sécurité sociale, bourses d’étude, etc. La plupart de ces mesures datent de l’époque Roosevelt mais elles ont été renforcées au fil des années, en particulier au début de la présidence de Lyndon Johnson, en 1965. Comment peut-on, au demeurant, déplorer la remise en question de l’aide sociale héritée du New Deal et, dans le même temps, faire comme si cette aide sociale n’avait jamais existé ? Il est vrai que l’État-providence, de ce côté-ci de l’Atlantique, n’a jamais atteint le poids écrasant qui est le sien en Europe.
R.L. – En somme, même aux États-Unis, on est loin de cette « révolution conservatrice » dont on ne cesse d’annoncer l’avènement depuis 1980…
M.F. – Il n’y a malheureusement aucun doute à ce sujet (…). C’est d’ailleurs une révolution libérale, et non pas conservatrice, que j’appelle de mes vœux – tout en étant le premier à souligner le chemin qui nous reste à parcourir. Commençons par nous affranchir d’une illusion : il ne suffit pas d’élire des hommes politiques favorables à nos idées pour changer profondément le cours des choses. Durant les années Reagan, nous avions, à la Maison-Blanche, le premier président élu non pas parce qu’il disait ce que les électeurs souhaitaient entendre mais, au contraire, parce que ces mêmes électeurs avaient fini par souhaiter entendre ce qu’il disait. Eh bien, Reagan n’a rien pu faire de plus que d’empêcher l’étatisme de se développer davantage – un coup d’arrêt et non l’amorce d’un reflux.
C’est la structure du pouvoir qui est en cause, bien plus que les hommes en poste. L’administration américaine est devenue une sorte de monstre bureaucratique qui s’entretient lui-même. Il n’y a pas que les fonctionnaires qui sont concernés : la très grande majorité des sortants, au Congrès, est réélue élection après élection, en dépit de la fréquence de celles-ci. Il en résulte une titularisation de fait de la carrière politique. Voilà pourquoi je suis un chaud partisan d’une idée qui fait son chemin dans les esprits : la limitation du nombre de réélections possibles pour les hommes politiques. Je ne vois pas d’autre solution si l’on veut mettre fin à la dérive actuelle qui nous a fait passer de l’idéal du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple – suivant la définition de Lincoln – au gouvernement des bureaucrates, pour les bureaucrates et sur le dos du peuple.
R.L. – Mais la situation économique de votre pays est satisfaisante. Peut-être, après tout, n’a-t-il pas besoin de révolution – libérale ou pas…
M.F. – Non ! Non ! Vous vous trompez ! La situation économique est bonne dans la mesure où le pays n’a pas connu de récession depuis 1991 et où l’inflation est maîtrisée. Mais le taux de croissance, qui oscille entre 2 et 2,5 % par an, est médiocre. L’économie n’a subi aucun choc ces dernières années – du type crise pétrolière ou autre – et cette bonne fortune ne continuera pas indéfiniment. La vérité est que, depuis 1965 environ, la croissance à long terme de l’économie américaine s’est nettement ralentie.
Pendant un siècle, de 1865 à 1965, le taux de croissance moyen, en excluant la dépression des années 30, a été de 4 % par an ; depuis 1965, il est retombé à moins de 2,5 %. Cet affaiblissement me paraît trouver précisément son origine dans la montée de l’étatisme, qui a caractérisé la politique économique américaine à partir de cette époque et jusqu’à l’arrivée de Reagan au pouvoir en 1981. Le développement tous azimuts de la réglementation, si étouffant pour le dynamisme économique, a été particulièrement notable sous l’administration, pourtant républicaine, de Richard Nixon. De cette période date la création, entre autres, de la Commission de sécurité des produits de consommation, de l’Agence pour la protection de l’environnement, de l’Administration nationale de la sécurité routière et de l’Office fédéral pour la sécurité et la santé qui a donné naissance à la fameuse plaisanterie : combien faut-il d’Américains pour changer une ampoule ? Réponse : cinq. Un pour changer l’ampoule, et quatre pour remplir les rapports sur la pollution et les formulaires de l’office de sécurité ! Ce n’est pas tant l’instauration du contrôle des prix et des salaires, en 1971, et moins encore le Watergate, mais bien cette prolifération réglementaire qui m’amène aujourd’hui à considérer que la présidence Nixon a été néfaste pour l’économie américaine.
R.L. – Si ma mémoire est bonne, il me semble que la croissance, sous Eisenhower (1953-1961), n’excédait pas non plus 2,5 % par an…
M.F. – Je crois, quant à moi, qu’elle était plus forte. Il faudrait vérifier les statistiques. Mais l’essentiel n’est pas là. Étant donné les conditions actuelles – une révolution technologique doublée de la révolution politique que fut la chute de l’Empire soviétique –, nous devrions connaître une expansion beaucoup plus forte. En dépit des apparences, nous sommes loin de réaliser tout notre potentiel. Nous devrions atteindre 5 à 6 % par an, et non pas 2,5 %. Pour ma part, j’attribue ce déficit de croissance aux méfaits de l’étatisme économique. C’est le prix à payer, malheureusement invisible, pour n’avoir pas accompli cette révolution libérale que nous évoquions à l’instant. Bien entendu, comparée à l’Europe, notre situation est enviable. Mais jugée à l’aune de nos possibilités, elle n’est pas satisfaisante.
R.L. – Nombre d’économistes s’inquiètent d’une inégalité croissante des salaires aux États-Unis. Qu’en pensez-vous ?
M.F. – Cette « inégalité » reflète, en partie, une distorsion statistique. Si l’on mesure les écarts de salaires par famille, et non pas par tête, la dispersion apparaît beaucoup moins forte. Des phénomènes tels que l’augmentation du nombre des travailleurs à temps partiel ou des femmes, dans le total de la main-d’œuvre disponible, doivent être pris en compte.
Il n’en demeure pas moins que l’écart des revenus, entre les salariés qualifiés et ceux qui ne le sont pas, tend indéniablement à augmenter. On s’achemine vers une société à deux vitesses, avec une majorité de personnes vivant correctement qui côtoie et soutient une minorité d’exclus. Un tel clivage serait socialement, plus encore qu’économiquement, malsain. Mon opinion est que cette faille sociale s’est creusée ces dernières années non pas, comme le soutiennent les protectionnistes, en raison de la concurrence accrue que les pays sous-développés font peser sur les pays industrialisés, mais à cause de la défaillance de notre système d’éducation – aussi bien au niveau primaire qu’au niveau secondaire. Dans le passé, 20 à 30 % de la population recevaient une solide formation et les besoins d’une économie dominée par l’activité agricole – ou même l’industrie lourde – étaient satisfaits. Aujourd’hui, notre société de haute technologie requiert un pourcentage beaucoup plus im...