La confiance : un engagement asymétrique et réciproque
La confiance est souvent conçue, à l’instar de Partha Dasgupta10, comme une anticipation du comportement d’autrui en fonction duquel je fonde ma propre action. En un sens, tout est dit car il n’y a pas d’anticipation qui ne s’appuie sur des représentations et des croyances. Mais, en un autre sens, tout reste à dire, car cette définition ne permet pas de distinguer la confiance de tous les autres comportements d’anticipation. À cet égard, il faut introduire comme le propose Lucien Karpik, l’idée que la confiance est une délégation : « Par la confiance, je reconnais une autorité qui va prendre forme d’un principe d’orientation de ma propre action11. » Toutefois cette conception, pour éclairante qu’elle puisse être, ne permet pas d’établir une nette distinction entre la confiance et l’autorité.
C’est pourquoi, la définition adoptée est la suivante : la confiance est une relation de délégation qui est fondée sur une anticipation du comportement du délégataire. L’asymétrie et la réciprocité de l’engagement constituent les deux caractéristiques essentielles et indissociables de la relation de confiance. La première provient de l’acte même de délégation. La seconde – la réciprocité de l’engagement dans la relation – résulte de ce que la délégation n’est pas aveugle, sinon il s’agirait de soumission.
D’un point de vue formel, l’individu X fait confiance à Y (le délégataire) pour une action A si et seulement si :
1) X s’attend à ce que Y fasse A dans les circonstances qui permettent et qui déclenchent A.
2) X et Y présupposent qu’il y a une incertitude quant au fait que Y fasse A. Cette incertitude est présupposée mais non explicitée.
3) X met entre parenthèses cette incertitude sans chercher à la mesurer en lui donnant une probabilité, ou à la limiter par l’imposition de contraintes supplémentaires (des actions par exemple).
4) X agit lui-même comme si Y allait faire A dans les circonstances en question.
5) Toutes les conditions précédentes (1 à 4) s’appliquent aussi à Y.
Chacune des conditions énumérées peut sembler triviale ; la complexité de la confiance se trouve en réalité dans leur agencement. La condition 1 met l’accent sur l’anticipation. La condition 2 stipule qu’il n’y a pas de confiance sans un contexte d’incertitude – informationnelle ou stratégique – sur les intentions, les compétences de chacun, etc. L’asymétrie de la relation tient à cela. La condition 3 désigne la délégation. La condition 4 résulte de ce que lorsque X fait un acte de délégation, Y bénéficie d’un crédit en retour. La condition 4 définit donc la norme de réciprocité qui sous-tend et soutient toujours la dynamique de la confiance.
On peut considérer que le contrat de travail, développé dans le modèle de Herbert Simon, est une bonne illustration de la notion de confiance, même si ce n’est pas l’objectif explicite de ce dernier. « On dira que W le travailleur entre dans une relation d’emploi avec B (le boss) lorsque le premier accepte l’autorité du second et que celui-ci paye celui-là un niveau de salaire donné12. » Pour Simon, la soumission à l’autorité signifie que le salarié s’engage à exécuter certaines tâches que l’employeur choisira en fonction de l’évolution de la conjoncture. Ces tâches sont sélectionnées dans un ensemble plus vaste de tâches, qui a été défini au préalable entre les deux parties. D’une part, le contrat de travail instaure une réciprocité de l’engagement entre l’employeur et le salarié : le premier s’engage à verser un salaire fixe ; le second à exécuter les tâches exigées. D’autre part, le contrat instaure un rapport de subordination, car la décision des tâches à réaliser incombe à l’employeur. On retrouve les deux caractéristiques de la relation de confiance, à savoir la réciprocité et l’asymétrie de l’engagement.
Entre les notions de confiance, de légitimité et de crédibilité, il y a une proximité qui confine à l’inextricable. Il est néanmoins nécessaire de clarifier les différences, même si cela a un caractère académique sans quoi personne ne saura de quoi nous parlons exactement. La crédibilité est un attribut de celui qui dispose d’un crédit (de confiance) ou d’un « capital ». La confiance est une relation, soit entre deux individus, soit entre un individu et une institution, un pouvoir. Dans la mesure où il n’y a pas de réciprocité dans la crédibilité, on réserve ce terme au pouvoir (politique, technique, etc.) ou à ses représentants. Lorsque le terme de crédibilité est employé à propos d’un individu, c’est en tant qu’il incarne, représente ou symbolise un pouvoir. Enfin, la légitimité désigne les processus par lesquels un pouvoir est accepté par une communauté. La confiance décrit alors le lien entre l’individu (ou les individus) et ce pouvoir légitime.
La confiance contractuelle comme indétermination située
La confiance contractuelle qui s’appuie sur des promesses, des contrats ne peut pas lever l’indétermination des intentions. En effet, si l’un des deux contractants cherche à obtenir de l’autre qu’il lui donne des indices de ses intentions – des comportements, des promesses qui seraient des indices de justification de l’instauration de sa confiance –, la situation reste indéterminée, au sens, déjà défini au chapitre 2. Soient deux propositions divergentes A et B. La proposition A est indéterminée si deux interprétations contradictoires sont possibles, face à une situation unique. En effet, l’un au moins des arguments du raisonnement qui amène à justifier une interprétation A peut être repris comme une des prémisses d’au moins un autre argument du raisonnement qui conduit à une conclusion B qui est contradictoire avec l’interprétation A.
Prenons l’exemple, connu sous le nom de « théorie du signal » développée par Michael Spence13. Au moment du recrutement de la main-d’œuvre, le nombre d’années d’études ne constitue pas un indice suffisant qui permette à l’entreprise de sélectionner les candidats, car certaines caractéristiques telles que la compétence, sont inobservables a priori ou alors à un coût prohibitif. En cas de chômage, les candidats potentiels n’ont pas intérêt à proposer un salaire inférieur aux salaires courants. Ils laisseraient supposer qu’ils ont une productivité faible, ce qui n’augmente évidemment pas leur chance d’être recrutés. Il reste une autre stratégie qui consiste à signaler ses diplômes. C’est ce qu’a exploré Spence. Il montre, contrairement à l’intuition, que cette stratégie place l’employeur dans une situation indéterminée. Pourquoi ? L’argumentation simplifiée est la suivante : le signal est un coût qui varie en fonction inverse de la productivité. En signalant son niveau de formation, le candidat révèle à l’employeur sa productivité potentielle. La décision d’émettre un signal de la part d’un individu qualifié a pour effet d’imposer un coût aux candidats moins qualifiés. Si les meilleurs se signalent, la productivité moyenne des autres diminue et leur revenu aussi. Aussi, pour éviter cette baisse du revenu moyen, les salariés les moins qualifiés vont aussi se signaler. Ce mécanisme d’incitation au signal se généralise à tous, ce qui produit un effet de sélection adverse. Ainsi, le signal a perdu sa fonction d’information sur la « qualité » des salariés. Dans ces conditions, il est impossible pour un employeur de déterminer si le salarié envoie un signal pour : 1) donner une intention de garantie de sa valeur professionnelle (et bluffer) ; 2) donner une garantie d’intention d’être à la hauteur des compétences affichées.
Prenons maintenant l’exemple de la signature du contrat de travail : le salarié comme l’employeur peuvent signer le contrat pour deux raisons opposées : 1) donner une garantie d’intention de tenir leurs engagements respectifs, indiqués dans le contrat (pour le salarié, il s’agit de faire les tâches a, b, et c ; pour l’employeur, il s’agit de verser le salaire convenu) ; 2) donner une intention de garantie, juste pour apaiser l’incertitude de l’aut...