Le virus de la recherche
Ironie du sort : je n’ai jamais exercé la médecine, sauf pendant deux ans, durant la guerre, pour subvenir à mes besoins. Dès le début de mes études, en effet, j’ai eu la chance d’être admis comme étudiant chercheur dans ce qui était sans doute le meilleur laboratoire de recherche de la faculté, celui de physiologie, dirigé par le professeur Joseph-Prosper Bouckaert. J’y ai découvert la démarche scientifique. Ce fut une révélation.
Plutôt que de s’appuyer sur une idée préconçue et d’utiliser toutes les ressources de la logique pour en déduire les conséquences, comme me l’avaient enseigné les jésuites, on partait d’une hypothèse susceptible d’expliquer une observation. On en éprouvait la validité par l’expérimentation, non pour essayer de la prouver, comme de nombreux chercheurs sont tentés de faire, mais en s’efforçant même de la mettre en défaut, car l’échec de cette dernière tentative constitue le meilleur argument en faveur de l’hypothèse. Cette stratégie dite de « falsification », selon le vocable de Karl Popper, avait déjà été défendue un siècle plus tôt avec une clarté lumineuse par le fondateur français de la médecine expérimentale, Claude Bernard, qui devint mon maître à penser dès mes débuts au laboratoire. Une fois découverte, cette démarche s’imposa à mon esprit, car elle laissait le verdict final à la réalité. Aux certitudes arrogantes du dogmatisme dans lequel j’avais grandi, elle substituait une attitude plus humble de rigueur et d’honnêteté intellectuelle, de soumission aux faits. Contaminé par le virus de la recherche, j’ai décidé de lui consacrer ma vie.
Ce fut une expérience extraordinaire, qui m’a comblé au-delà de toutes mes espérances et de tous mes mérites. Au lieu de me rebuter comme elle l’avait fait dans mon enfance, la science est devenue pour moi l’objet d’une véritable passion. Elle me donnait une occasion exceptionnelle de m’adonner aux plaisirs intellectuels qui m’avaient déjà ravi à l’école : l’excitation du défi à relever, l’effort de la recherche et la rare griserie de la découverte. En même temps, elle répondait, par son exigence de qualité, au culte de l’excellence qui avait dominé ma jeunesse.
Il y eut néanmoins un prix à payer : les convictions religieuses qui avaient inspiré mes premières années ne résistèrent pas aux impératifs du raisonnement scientifique, au souci d’une perpétuelle remise en question et au refus des affirmations sans preuve. Toutefois, pour des raisons liées à ma qualité de professeur dans une université confessionnelle, j’ai longtemps gardé mes opinions pour moi. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai commencé à m’exprimer publiquement.
Tout cela, bien entendu, je l’ai découvert progressivement, le plus souvent à la faveur des discussions collectives qui réunissaient les chercheurs du laboratoire sous l’égide du patron, qui avait l’art de les animer par son érudition, sa rigueur, son esprit critique et son humour. En tant qu’apprenti, mon rôle se réduisait à suivre aussi fidèlement que possible les instructions qui m’étaient données et à m’initier aux techniques utilisées.
@@niv1Au gré du hasard
Mon entrée au laboratoire de Bouckaert a été pour moi le début d’une aventure passionnante, jalonnée par une succession d’étapes, dont chacune, ou presque, a eu comme point de départ un événement fortuit.
Premier don du hasard : mon admission au laboratoire de physiologie pour faire mes premières armes en science. Non pas le fait que j’entrai dans un laboratoire de recherche, car, en ce faisant, je n’avais fait que suivre une tradition selon laquelle les « bons » étudiants consacraient leur temps libre – considérable à l’époque – à travailler comme bénévoles dans un laboratoire de recherche. Là où le hasard est intervenu, ce fut en m’offrant pour mes débuts le meilleur des environnements susceptibles de m’accueillir. Il s’est fait, par le plus grand des hasards, que l’Institut de physiologie était situé à un pas de mon logis d’étudiant, et que j’avais un ami qui y travaillait et a pu proposer ma candidature. J’étais évidemment incapable à cette époque d’apprécier la valeur inestimable de cette coïncidence.
Le hasard est intervenu une deuxième fois lorsque je me suis présenté au laboratoire de physiologie pour régler mon affectation. Je suis tombé sur le spectacle dramatique de trois paires de mains émergeant de trois blouses ensanglantées et plongées dans les entrailles d’un chien, étendu inerte, anesthésié, bien sûr, sur une table d’opération. Comme je devais le découvrir plus tard, les chercheurs pratiquaient une opération extrêmement délicate consistant à extirper le foie sans bloquer le retour du sang des intestins vers le cœur, ce qui impliquait une sorte d’avant-première de la chirurgie vasculaire d’aujourd’hui. Il est inutile d’ajouter que cela se passait avant l’ère antivivisectionniste. Je n’avais aucun état d’âme à ce sujet. J’estimais légitime – et mon opinion n’a pas changé – de sacrifier des animaux pour le progrès de la médecine, à condition de ne pas leur faire subir de souffrances inutiles et s’il n’y a pas d’autre alternative. Séduit par le tableau digne de Rembrandt qui s’offrait à mes yeux, j’ai postulé pour une place dans l’équipe en question, pour apprendre ensuite que sa recherche portait sur une question qui, depuis Claude Bernard, faisait l’objet de vives controverses, à savoir le rôle joué par le foie dans l’élévation anormale du taux de glucose sanguin (hyperglycémie) qui caractérise le diabète, ainsi que dans le phénomène inverse de chute de ce taux (hypoglycémie) provoqué par l’insuline, l’hormone dont la déficience est responsable de cette maladie.
Pour attaquer ce problème, Bouckaert avait choisi une stratégie aussi drastique que directe : enlever le foie et évaluer l’effet de cette privation sur l’action de l’insuline. J’ai participé aux dernières étapes de cette recherche et à son dénouement spectaculaire : en l’absence du foie, la consommation de glucose sous l’effet de l’insuline était réduite de 80 %. La cause était entendue : le foie joue un rôle de première importance dans l’action de l’insuline. Cette conclusion s’opposait radicalement à la théorie défendue à l’époque par la majorité des chercheurs, ce qui ne manquait pas d’être embarrassant, d’autant plus qu’il y avait parmi nos opposants de nombreux scientifiques éminents, dont plusieurs lauréats ou futurs lauréats du prix Nobel, que l’on pouvait difficilement soupçonner d’incompétence ou de malhonnêteté.
Troisième hasard, beaucoup plus dramatique que les précédents : le déclenchement de la guerre qui, suite à diverses circonstances, me laissa seul responsable du projet « insuline » au laboratoire, alors que je n’avais même pas encore obtenu mon diplôme de « docteur en médecine, chirurgie et accouchements » (conquis en juin 1941). Ainsi investi par un triple jeu du hasard d’une responsabilité que je n’avais ni prévue ni ambitionnée, j’ai pris les choses en main, pour consacrer tous mes efforts à élucider l’action hépatique de l’insuline.
Sept ans plus tard, j’étais le premier auteur de plusieurs articles relatant les travaux du laboratoire dans le domaine de l’insuline et seul auteur d’une monographie de 400 pages et près de mille références sur la question. Surtout, j’avais à mon actif une découverte qui m’a servi de passeport sur la scène scientifique internationale et qui résolvait le conflit que j’ai mentionné plus haut : les adversaires d’une action hépatique de l’insuline, américains pour la plupart, utilisaient des échantillons d’insuline contaminés par une impureté antagoniste, connue sous le nom de glucagon, qui fut identifiée plus tard comme étant une seconde hormone pancréatique. Ce fut ma première rencontre avec la joie rare de la découverte.
Enfin, conscient de la nécessité d’une approche biochimique pour attaquer le problème qui me hantait, j’étais retourné à l’école pour suivre le curriculum complet de la licence en sciences chimiques et j’avais complété ensuite ma formation dans des laboratoires de biochimie réputés, en Suède et aux États-Unis, sous la direction de quatre maîtres, Hugo Theorell, Carl et Gerty Cori, et Earl Sutherland, qui tous devaient obtenir ultérieurement le prix Nobel. Ce fut pour moi une chance extraordinaire, car l’art de la recherche scientifique ne s’apprend pas dans les livres, mais bien sur le terrain, sous l’égide d’un maître de qualité, comme les métiers au Moyen Âge.
Le dernier cadeau du hasard dans cette étonnante succession a été aussi ironique que bénéfique. Rentré de l’étranger début 1948, j’avais ouvert mon premier laboratoire de recherche à Louvain, après ma nomination à la chaire de biochimie de la faculté francophone de médecine de c...