Pour développer l’hypothèse d’une connaissance complète de l’homme à partir de la connaissance de son cerveau, il faut des profils pathologiques à partir desquels puisse être concrètement mise en cause la séparation entre neuropathologie et psychopathologie. Il faut des patients dont les cerveaux permettent de soutenir cette hypothèse, comme l’ont été pour la psychanalyse Dora, l’hystérique, ou Ernst Lanzer, l’homme aux rats, qui puissent incarner l’ambition des neurosciences cognitives, dont les cerveaux leur jouent autant de tours cognitifs et affectifs que l’inconscient freudien qui maquillait les conflits du désir et révélait les ambivalences de l’intentionnalité humaine.
Des cerveaux sont exemplaires du programme fort des neurosciences cognitives quand ils permettent de mettre en cause la séparation entre neurologie et psychiatrie et, en conséquence, d’avancer dans leur problème central : ouvrir des fenêtres pour chercher les chaînons manquants entre le cerveau et le comportement. Ce sont des cerveaux dont la trame est une histoire où, selon la démarche suivie ici, représentations collectives et concepts scientifiques sont indissociables.
Le patient neurologique traditionnel n’est apparemment pas très bien placé pour une telle candidature. Paralysies, aphasies, tremblements, ce genre de symptômes évoque plutôt un individu diminué, une personne amoindrie, déficitaire : il lui manque quelque chose. Il ne peut donc pas incarner l’intrication de la connaissance du cerveau et de la connaissance de l’homme. Chez le patient déficitaire, la maladie relève de la mécanique cérébrale devenue dysfonctionnelle à la suite d’une lésion : elle attaque les capacités motrices ou cognitives et se situe au niveau infrapersonnel – c’est pourquoi la neurologie parle de symptômes focaux. Le patient psychiatrique, lui, est atteint en tant qu’individu, son mal se situe au niveau même du personnel – ses symptômes sont globaux. Voilà le problème carrefour à résoudre pour combler l’espace entre neuropathologie et psychopathologie.
Il trouvera des voies de réponses dans des pathologies qui affectent ce que les neurologues appellent les fonctions supérieures du cerveau, celles qui mettent en jeu la volonté ou la perception et peuvent ainsi apparaître comme des troubles limites entre neurologie et psychiatrie.
Ce chapitre se déroule en deux temps. Le premier s’intéresse au cerveau qui incarne « l’erreur de Descartes », c’est-à-dire au type de patient qui a concrètement soulevé pour les neurosciences cognitives des problèmes de relations causales entre fonctionnement cérébral et trouble mental, et sur lequel se sont construites des hypothèses permettant d’obtenir à terme la connaissance la plus complète de l’homme à partir de son cerveau. Il décrit un patient neurologique ressemblant à un patient psychiatrique parce qu’il présente un trouble de la personnalité et du comportement et non un déficit des capacités motrices ou des fonctions mentales. Son mal lui fait perdre la conscience morale, elle-même inséparable des exigences de la vie sociale, par laquelle on peut le reconnaître comme un être responsable de ses actes, un être auquel on peut faire crédit, un individu fiable. Et il n’a même pas l’avantage de satisfaire ses propres intérêts dans les interactions quotidiennes, c’est pourquoi son comportement est pathologique : ce cerveau incarne les malheurs d’un sujet pratique. Antonio Damasio sera ici notre informateur indigène.
Le second temps met d’abord en lumière une autre modalité de la recherche du chaînon manquant : l’individualisation du patient neurologique. Par cette expression, je désigne des types de pathologies cérébrales à partir desquelles des cliniciens ont montré que la personnalité du patient et son histoire affectent l’expression des symptômes neurologiques. La physiologie ou, plutôt, la physiopathologie est personnalisée. De cette personnalisation ressort un élément que des cliniciens attentifs aux besoins de leurs patients avaient remarqué depuis les années 1920 : les pathologies ne sont pas seulement déficitaires (une lésion diminue une fonction), car les patients ont des atouts sur lesquels le clinicien peut s’appuyer. Le chercheur à la quête des connexions entre le cerveau et l’esprit peut alors tenter de comprendre comment la singularité individuelle travaille la physiopathologie.
Nous passerons ensuite de l’individualisation du patient au nouvel individualisme émergeant au cours des années 1960-1970 : les idéaux d’accomplissement personnel s’étendent à de nouvelles populations – malades, handicapées, déviantes, infirmes –, des populations vivant une expérience de la négativité dont le destin était bien souvent l’enfermement dans une institution. L’accomplissement consiste à retourner la négativité en la transformant en style de vie ayant une valeur, acceptée socialement : s’accomplir non seulement quels que soient les maux dont chacun est atteint, mais peut-être plus encore grâce à eux en découvrant son propre potentiel caché est devenu un des plus puissants idéaux de la condition autonome. Le patient psychiatrique et le patient neurologique commencent à s’émanciper en tant qu’individus, ce qui veut dire que leur statut se déplace vers celui de partenaire moral et social capable de montrer son autonomie par une compétence. C’est cette transformation du rôle d’individu qu’il s’agit de décrire, transformation indissociablement liée au nouveau contexte moral et social. Le cerveau du potentiel caché sera exemplifié par l’autisme. À partir des années 1980, il en vient à occuper une position stratégique à l’intersection des idéaux neuroscientifiques, pour lesquels il est un cas d’école du problème cerveau/comportement, et des idéaux du nouvel individualisme. Le cerveau y est le support d’une forme de vie singulière (un cerveau singulier expression directe d’un individu singulier) dans un monde qui valorise de plus en plus la diversité, les comportements innovants et la créativité. Oliver Sacks (1933-2015), le grand conteur du potentiel caché, sera notre deuxième informateur.
De la pathologie du sujet pratique à la découverte du potentiel caché, on explorera le « paradoxe du petit Rain Man ».
Les malheurs du sujet pratique
La scène primitive sur laquelle apparaît le premier grand modèle du patient des neurosciences cognitives, celui d’un patient montrant une étroite connexion entre un cerveau et un comportement, ne se déroule pas à Vienne dans les années 1890. Son lieu d’action se trouve aux États-Unis, dans le Vermont, en 1848. La scène est longuement décrite un siècle et demi plus tard par Antonio Damasio dans le premier chapitre du livre qui fera sa gloire, L’Erreur de Descartes.
Phineas Gage est chef d’équipe sur un chantier ferroviaire. C’est un travailleur remarquable dont les qualités physiques et le sens des responsabilités et de l’organisation sont loués par ses patrons. Une barre de fer lui traverse le cerveau à la suite de l’explosion de roches. Il survit miraculeusement et se rétablit en quelques semaines. Si ce que l’on appelle aujourd’hui ses capacités cognitives sont conservées, son changement de personnalité frappe les esprits : « Son caractère, ses goûts et ses antipathies, ses rêves et ses ambitions, tout cela va changer. Le corps de Gage sera bien vivant, mais c’est une nouvelle âme qui l’habitera2. » Il devient grossier, instable, désinhibé, tout le contraire de ce qu’il était avant l’accident. Le médecin qui l’a traité note que « l’équilibre, pour ainsi dire, entre ses facultés intellectuelles et ses pulsions animales3 » s’est rompu. Il a perdu ce que les neuroscientifiques appelleraient aujourd’hui le sens de la cognition sociale : il n’est plus fiable.
Gage est cité dans d’innombrables ouvrages et articles de neurosciences, savants comme populaires, presque systématiquement dans ceux présentant le cerveau social4. Pourquoi Gage ? Parce qu’il est le premier cas à condenser la connexion cerveau/comportement des neurosciences : la personnalité, le Soi, le Moi apparaissent manifestement dépendants de leur base matérielle qu’est le cerveau. Il ne ressemble pas aux patients neurologiques habituels dont les troubles sont moteurs (comme dans l’hémiplégie) ou qui ont une fonction mentale perturbée (comme dans une aphasie). Justement, il n’a pas l’air d’avoir une maladie du cerveau, mais plutôt une psychologie bizarre, un caractère inconstant, une personnalité instable. Il est comme le patient psychopathologique car son comportement met involontairement en cause des normes morales et sociales. Il constitue un cas limite, un cas frontière entre neurologie et psychiatrie.
Voilà ce qui justifie Damasio de « raconter cette triste histoire » : « Tandis que d’autres cas de lésions neurologiques qui se sont présentés à peu près à la même époque ont révélé que le cerveau était le siège du langage, de la perception et de la motricité […], celui de Gage a laissé entrevoir un fait étonnant : […] il semblait y avoir dans le cerveau humain des systèmes neuraux […] mettant en jeu en particulier les dimensions sociales et personnelles du raisonnement. Il semblait donc qu’à la suite d’une lésion cérébrale, on pouvait perdre le respect des conventions sociales et des règles morales antérieurement apprises, alors même que ni les fonctions intellectuelles fondamentales ni le langage ne semblaient compromis. Sans le vouloir, le cas de Gage indiquait que quelque chose dans le cerveau se rapportait de façon spécifique à des caractéristiques propres à l’homme, parmi lesquelles : la capacité d’anticiper l’avenir et de former des plans d’action en fonction d’un environnement social complexe ; le sentiment de responsabilité vis-à-vis de soi-même et des autres ; et la possibilité d’organiser sa survie en fonction de sa libre volonté5. » Tous ces traits étaient celui de l’ancien Gage, un homme en voie d’ascension sociale grâce à ses qualités personnelles. Son comportement est devenu irrationnel, il est incapable de prendre les bonnes décisions6, celles qui seraient à son avantage. Or prendre les bonnes décisions est un signe que les capacités personnelles et sociales sont présentes. Le critère de sa pathologie, en tant qu’elle renvoie à un comportement moral et social, est qu’il agit systématiquement à son propre désavantage. C’est le seul critère avancé par Damasio, et il est clair qu’il permet de caractériser un comportement pathologique par rapport à un comportement amoral, où le sujet agit à son propre avantage. Gage a perdu le sens de la cognition sociale, il ne fonctionne plus en société. Il n’est plus un acteur rationnel. L’intégration de la normativité sociale dans le raisonnement du clinicien est indispensable. Il est d’ailleurs affirmé explicitement.
Mais dire que le cerveau est en cause ne suffit pas. Car la question, anatomique, est : où dans le cerveau ? « Pour comprendre le changement de comportement de Gage, poursuit Damasio, il aurait fallu faire l’hypothèse qu’u...