Au cœur de toute demande d’aide se nichent le besoin d’éternité et l’évitement de la confrontation avec la mort. Arrêter le temps, voilà la véritable ambition, voilà ce que nous espérons tous. Mettre en pause permet de se détacher de soi-même et de tirer profit de l’instant : s’y arrêter, s’y voir, s’y admirer10. La pause entraîne la dissociation : être là et absent tout à la fois, absorbé dans la contemplation d’un mouvement interrompu. Ce mouvement est comme la course du balancier, car c’est ainsi que la durée procède, entre des extrêmes, en donnant le sentiment de pouvoir s’arrêter : un court instant d’éternité au sein de la frénésie. Bien évidemment, le patient ne s’exprime pas de cette manière : il élude cette question car il sait l’illusion qu’elle recouvre. Mais il reste dans l’ambiguïté : il invite son interlocuteur à s’intéresser à son quotidien, celui d’une souffrance immédiate, tout en restant viscéralement attaché au rêve d’un temps figé. Comme si la nostalgie d’une époque exempte de durée ne relâchait pas son étreinte. La psychanalyse a bien compris cette attente. Elle a « inventé » l’inconscient, au sens où l’archéologue exhume ce qui était jusque-là caché au regard. Cet inconscient nous rattache à une autre forme d’éternité, toute psychique celle-là.
Comme s’il se devait d’être avant tout le gardien d’un îlot de sérénité, le thérapeute est interpellé par ses patients pour satisfaire leur désir d’arrêter, ou plutôt de suspendre le temps. Ils oublient que l’éternité n’a aucun intérêt. Voyez les dieux de l’Olympe, ils auraient sombré dans l’ennui et même la dépression s’ils n’avaient pas inventé l’homme pour se distraire et inlassablement éprouver, grâce à lui, les limites de leurs pouvoirs. Mais c’est faire preuve de démesure que d’espérer accéder à l’éternité, c’est également illusoire de prétendre retourner dans le passé au nom d’une nostalgie qui laisserait entendre que tout était mieux avant. Ainsi, les patients doivent progressivement accepter que la psychothérapie est un travail de deuil qui les conduit à dépasser leur hybris. Les différentes étapes de ce deuil ont été celles qu’a suivies Prométhée.
Les dieux abandonnent les hommes
Notre héros était, selon Hésiode, le fils de Clymène et de Japet et il avait trois frères, dont Épiméthée sur qui je reviendrai largement au chapitre suivant. Pour une raison qui reste mystérieuse, Zeus a souhaité séparer les dieux des hommes de manière que les territoires des uns et des autres soient bien délimités. Pour mettre en scène cette partition, la carcasse d’un bœuf11 devait servir de modèle. Il demanda à Prométhée de jouer le rôle du boucher, lui donnant ainsi l’occasion de chercher à le tromper, lui, le dieu des dieux12. Prométhée a fait en sorte, tout simplement, que les hommes reçoivent la viande alors qu’aux dieux sont revenus les os, plus précisément les os longs. Aux humains, le putrescible, l’éphémère, la fragilité et la disparition inéluctable ; aux dieux les parties du corps qui ne se dégradent pas avec le temps, avec les siècles, et même les millénaires. Prométhée ne s’est pas rendu compte que sa propre ruse recelait un piège, car il réservait ainsi aux hommes le plaisir immédiat et aux dieux le symbole de l’éternité.
Cette affaire de boucherie autour d’un sacrifice – lien privilégié entre les dieux et les hommes – a provoqué le courroux plutôt hypocrite de Zeus : il lui était facile d’éviter la tromperie, puisqu’il sonde tous les cœurs y compris celui de Prométhée. D’ailleurs, les dieux ne mangeaient sûrement pas de viande, ce qu’ils consommaient était uniquement symbolique : du nectar et de l’ambroisie13. Il a donc accepté, en apparence et dans un premier temps, de « jouer le jeu », pour mieux affirmer son pouvoir ultérieurement : à malin, malin et demi. Dans sa propre rouerie, il a poussé Prométhée à la faute pour mieux sévir ensuite. Lorsqu’il a découvert le stratagème, il a refusé aux hommes le libre accès au feu, lequel était jusque-là régulièrement déposé au sommet des arbres par la foudre bienfaisante.
En dérobant le feu, Prométhée s’est obstiné, il a voulu avoir le dernier mot. Zeus l’a alors obligé à se cacher et à enfouir en terre les céréales et surtout le blé, dont se repaissaient les habitants de la terre et qui, auparavant, poussaient spontanément sur le sol. Le châtiment était rude, car les hommes ne pouvaient plus se nourrir : comment cuire la viande et récolter ce qui constituait la base de leur nourriture quotidienne ? Zeus a voulu que Prométhée soit également atteint dans sa chair : enchaîné à une colonne, un aigle lui dévorait chaque jour le foie. Plus tard, ce châtiment sera levé grâce à l’intervention d’Héraclès14 qui fera disparaître l’aigle amateur de chair fraîche. Il est vrai que le père de ce dernier – toujours Zeus – peinait à lui refuser quoi que ce soit.
En s’emparant définitivement du feu, symbole de tous les arts et de toutes les techniques, les humains n’avaient plus d’autres alternatives que de se sédentariser. Ils sont devenus cultivateurs et éleveurs ; autour de la précieuse flamme se sont organisés le foyer et la cellule familiale. Le travail quotidien, les saisons et les rituels ont imposé leurs rythmes et fermement inséré l’homme dans un territoire. Devoir garder le feu, semer ses propres graines et récolter les moissons, c’est se constituer en communautés, nouer de nouveaux liens, devenir grégaire15. Il fallait cacher les graines, les enfouir en terre et nourrir le feu. Les hommes étaient maintenant condamnés à entretenir leur sol, leur famille, leurs bêtes… Ils étaient irrémédiablement attachés à leurs racines, de vrais terriens. Ils sont également devenus des techniciens avec l’obligation de maintenir disponible leur première source d’énergie. C’est là toute l’ambiguïté de leur nouvelle liberté, elle les a enchaînés dans le temps et l’espace. La morale de l’histoire est que tout se paye, parfois au prix fort, surtout lorsque la démesure s’en mêle.
Dans ce passage entre « être pour toujours » et « être pour un peu », Prométhée peut être considéré comme le premier homme. Mais en quoi est-il le premier homme, cet Adam des Grecs ? Il est d’abord un être hybride, pour son époque une espèce de mutant. C’est un humain mais également, pour partie, un dieu. Qu’est-ce qui fait la différence, la vraie, de celle qu’on n’oublie pas, avec laquelle on négocie chaque fois que cela est possible ? Tout simplement l’inégalité devant la mort. Les uns sont éternels, les autres pas. Les religions l’ont bien compris, qui nous promettent l’éternité.
Mais, qu’en est-il de Prométhée ? Il est un mortel qui possède une parcelle d’immortalité. Oh, pas bien intéressante à première vue, pas bien ragoûtante même : son foie, l’objet même de son châtiment. Là, sous les dernières côtes, à droite, une petite masse palpitante d’éternité, pelotonnée sur l’infini. Cherchez-la ! Vous ne la trouverez probablement pas, à moins d’être disciple de Dionysos ce qui n’est pas donné à tout un chacun. Qu’est-ce qui faisait que, dans la mythologie, le foie avait une telle importance ? D’abord cet organe était considéré comme le siège et le symbole des passions16 qui déchirent l’homme et le conduisent à l’hybris. Par ailleurs, il était minutieusement étudié lors d’un sacrifice. Il servait donc – encore une fois – de lien avec le monde des dieux17. La Renaissance donnera une interprétation chrétienne du mythe en assimilant Prométhée à Adam et Hercule au Christ.
Selon Hésiode, l’éternité du foie de notre héros résulte d’une surprenante capacité physiologique : il se régénère au cours de la nuit, qui n’est pas seulement le temps des rêves ou des cauchemars, là où l’inconscient prend le pouvoir. Pour Prométhée, un morceau d’éternité se régénère, sans aucun effort, avant que l’aigle n’accomplisse son devoir le jour suivant.
Dans l’Odyssée, alors que son époux Ulysse est absent d’Ithaque et donné pour mort, Pénélope défait la nuit l’entrelacs des fils qui constituent le linceul de Laërte, pour mieux décourager ses nombreux prétendants auxquels elle explique qu’elle ne peut s’engager avant de l’avoir terminé. Elle tisse avec obstination son éternité à elle, celle de son amour. Tout à l’inverse de Prométhée, c’est au prix des heures de son sommeil, qu’elle défait, avec autant d’obstination, ce qu’elle a précédemment noué.
Le foie de Prométhée et l’inconscient
Hélas, nous sommes mortels, inévitablement mortels ! Notre foie ne nous est d’aucun secours, il ne nous protège en aucune manière de la fuite du temps. Cependant, l’espoir prométhéen d’éternité subsiste en nous sous une forme quasiment mythique, tant elle est par nature insaisissable, sujette à de multiples supputations et objet non identifié de notre psyché. Ce « quelque chose », faute de mieux, est appelé « inconscient ». Une entité insaisissable qui ignore le temps, les âges et les identités, qui nous retisse à l’envi, chaque nuit, l’écheveau de nos désirs, de nos peurs et de nos folies. Qui nous place au centre de l’univers et nous rapproche des dieux. Un autre morceau d’éternité quelque part en nous, caché dans un autre entrelacs, celui de nos neurones, une toute-puissance bien à nous, que jamais, probablement, aucune théorie n’épuisera. Tellement secrète que son porteur en ignore irrémédiablement tous les tenants et aboutissants, qu’aucune psychanalyse ou psychothérapie ne parviendra jamais à circonvenir. Un mythe moderne. Un foie psychique en quelque sorte. Il nous procure ce sentiment d’éternité qui fait que notre vie semble nous appartenir comme une totalité, presque comme un objet que nous manipulons dans notre esprit, insoumis aux contraintes du vieillissement et aux aléas de la vie matérielle.
Mais cet inconscient/éternité, pour mieux assurer son emprise sur le reste, sur ce qui nous sert de conscience, a besoin d’un relais, d’un lien avec la réalité. C’est ainsi que les hommes ne peuvent se passer de la mémoire, contrairement aux dieux. En effet, ces derniers n’en ont aucun usage, car ils sont eux-mêmes le temps, ils le personnifient et le transcendent à la fois. Ils parcourent toute la gamme de la grammaire et sont libérés de toute conjugaison. Pour ce qui nous concerne, en tant qu’humains, le cerveau déploie des ruses dont nous ne sommes pas toujours conscients. En effet, au travers de la fonction mémorielle, ce cerveau est tout aussi capable de retenir, et donc de restituer des traces mnésiques, que d’oublier – ce dont il ne se prive guère –, et enfin, peut-être surtout, de se créer ses propres souvenirs18. Qu’il nous permette de nous remémorer nous semble évident, qu’il oublie est déjà moins acceptable, mais qu’il nous crée de toutes pièces nos propres informations, voilà qui n’est pas loin d’être révoltant. Et pourtan...