L’Allemagne connaît un climat troublé après sa défaite de 1918. Après sa défaite en 1870, la France avait connu la chute d’un empire, et un début de révolution en sa capitale, la Commune de Paris, qui sera écrasée dans le sang par la république conservatrice renaissante de Thiers. L’Allemagne de 1918 suit un scénario comparable, avec la chute d’un empire, celui de Guillaume II, et la révolte berlinoise menée par les spartakistes de Rosa Luxemburg : des décombres de cette révolte naîtra en 1919 la république de Weimar, portée par une alliance de circonstance entre la droite et la gauche contre l’extrême gauche, annonçant le renversement d’alliances de 1932 qui permettra l’accession au pouvoir du parti national-socialiste.
C’est dans ce climat explosif que l’antirelativisme bat son plein. Si, en France, la campagne reste limitée à des cercles académiques, avec l’écho de la presse, en Allemagne la campagne antirelativiste, avec des réunions ouvertes au public, hors des cénacles académiques, est orchestrée et récupérée politiquement par les partis nationalistes, dont le parti national-socialiste. Deux prix Nobel de physique, Lenard et Stark, adhéreront au parti national-socialiste, puis au régime nazi : ils seront les parangons d’une pseudo-science uniquement bâtie contre la relativité et contre Einstein.
Deux prix Nobel nazis
Philip von Lenard (1862-1947, prix Nobel de physique 1905) naît à Bratislava, actuellement capitale de la Slovaquie, à cette époque ville austro-hongroise appelée Preßburg. À partir de 1892, il mène une carrière de professeur d’université successivement à Bonn, Heidelberg, Aix-la-Chapelle et Kiel. À Bonn, il est l’assistant d’Heinrich Hertz (1857-1894) qui découvre la première onde électromagnétique, preuve expérimentale des équations de l’électromagnétisme de Maxwell. Après de premiers travaux sur la luminescence, Lenard met en évidence les rayons cathodiques en 1894, puis découvre en 1902 que l’énergie des électrons émis sous l’influence d’une radiation lumineuse (effet photoélectrique) dépend de la couleur de cette radiation, donc de sa fréquence. Comme Röntgen qui met en évidence les rayons X, Lenard est un représentant de l’école de physique expérimentale allemande qui, avec l’école de physique britannique, avait pris le leadership de la science dans le monde à partir des années 1850. Les premiers traits du caractère belliqueux de Lenard se manifestent à propos du premier prix Nobel de physique : il se montre amer vis-à-vis de son compatriote Röntgen, qui reçoit en 1901 ce prix, car il lui avait appris à construire les tubes de conduction grâce auxquels Röntgen avait mis en évidence les rayons X. À partir de 1914, au début de la Première Guerre mondiale, les ressentiments de Lenard prennent un caractère plus général, et public. Il émet des opinions antianglaises, xénophobie mâtinée de rancune scientifique : il reproche publiquement au physicien anglais Joseph Thomson (1856-1940, prix Nobel de physique 1906) de s’être approprié la découverte de l’électron. Lenard estimait sienne cette découverte, puisqu’il avait participé à la caractérisation des rayons cathodiques. Lenard était un expérimentateur de génie ; il lui était néanmoins plus difficile de donner un contenu théorique à ses découvertes.
Les relations entre Einstein et Lenard sont empreintes de respect mutuel avant la Première Guerre mondiale. Einstein considère Lenard comme un maître de la physique expérimentale : ses expériences sont en effet à la source d’avancées fondamentales dans le domaine de la radioactivité et de la mécanique quantique. Parallèlement, Lenard considère Einstein, dans une lettre qu’il lui adresse en juin 1909, comme un grand penseur, et sa théorie de l’effet photoélectrique comme « remarquable parmi ses théories » ; en 1913, il envisage de faire appel à Einstein comme professeur de physique théorique dans son fief de l’Université d’Heidelberg. La Première Guerre mondiale marque une première rupture entre les deux hommes : parmi les scientifiques allemands, Einstein est pacifiste et proeuropéen déclaré, Lenard est un nationaliste fervent. De même, comme le précise la rubrique consacrée à Lenard sur le site Internet de la Fondation Nobel – et il est rare que ce site entre dans ce genre de considérations –, Lenard « ne pardonnera jamais à Einstein d’avoir découvert la loi de l’effet photoélectrique et d’y avoir attaché son nom ».
Johannes Stark (1874-1957, prix Nobel de physique 1919) naît dans une famille paysanne de Bavière. Il occupe des postes dans des grandes écoles et instituts de recherche à Munich, Göttingen, Hanovre, Aix-la-Chapelle, Würzburg. Il fonde en 1904 une revue qui acquerra une grande réputation, Jahrbuch der Radioaktivität und Elektronik ; elle joue d’ailleurs un rôle important dans le développement de la théorie de la relativité, puisque Einstein y publie en 1907 à la demande de Stark un article où il formule le fameux « principe d’équivalence » (l’image de l’ascenseur en chute libre dans l’espace), premier pas vers sa conception de la relativité générale. Stark découvre en 1913 l’effet expérimental qu’il caractérise et auquel il donnera son nom, le dédoublement des raies spectrales dans un champ électrique ; cela lui vaudra le prix Nobel en 1919. C’est un homme dynamique, au caractère difficile. En 1920, il démissionne de l’université de Würzburg suite à un conflit avec des collègues. Il travaille dans des industries bavaroises de porcelaine dans lesquelles il a investi la somme importante reçue lors de son prix Nobel. Il regrette rapidement sa démission, cherche sans succès à retrouver un poste universitaire pendant la période de la république de Weimar. En 1922, il fait paraître son premier livre politique Die gegenwärtige Krisis in der Deutschen Physik (La crise actuelle dans la physique allemande1). Dans ce livre, un premier coup de griffe de Stark contre Einstein apparaît : il y juge sévèrement le voyage d’Einstein à Paris en mars 1922 et sa visite des régions dévastées dans l’Est de la France. Il y indique aussi que la relativité est sans contenu physique, qu’elle cherche à transformer, à l’aide d’opérateurs mathématiques, des fictions métaphysiques en vérités physiques. En 1928, sa femme, très active pour promouvoir la carrière de son mari, s’inscrit au parti national-socialiste. Lui-même s’inscrit en avril 1930. Cette année-là, après avoir lu Mein Kampf, il fait paraître un livre politique, hagiographie intitulée Les Objectifs et la Personnalité d’Adolf Hitler. Stark apportait ainsi au crédit de Hitler, avant que celui-ci n’arrive au pouvoir, son prestige de prix Nobel2. En 1933, lors de l’accession au pouvoir d’Hitler, Stark reçoit les fruits de son engagement nazi ; il revient dans l’Université, au sommet de l’enseignement supérieur et de la recherche allemande, étant nommé président du Physikalische-Technische Reichsanstalt (PTR) puis président du Deutsche Forschungsgemeinschaft (le CNRS allemand). Il conservera ces postes importants jusqu’à sa retraite en 1939. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le tribunal de dénazification de Traunstein (village de Bavière où était sa résidence) le condamne à quatre ans de travaux forcés. La Cour d’appel de Munich réduit sa peine à mille marks d’amende.
Déclaration d’allégeance à Hitler
En mai 1924, les deux prix Nobel rendent public leur engagement national-socialiste en marquant leur solidarité avec Hitler lorsque celui-ci est emprisonné par la république de Weimar, à la suite du coup de force mené depuis une brasserie munichoise. Dans un article du quotidien bavarois local Großdeutsche Zeitung du 8 mai 1924, on peut lire la déclaration d’allégeance des deux prix Nobel, sous leur signature et sous le titre « L’esprit d’Hitler et la science » (Hitlergeist und Wissenschaft) :
« Nous reconnaissons en Hitler et en ses compagnons l’esprit qui nous a toujours guidés, un esprit de clarté, honnête envers le monde extérieur comme envers l’unité intérieure, un esprit qui rejette toute compromission. C’est le même esprit que nous avons déjà reconnu et révéré tôt chez les grands scientifiques du passé, Galilée, Kepler, Newton, Faraday. Nous l’admirons et le révérons de la même manière chez Hitler, Ludendorff3, Pöhner4 et leurs camarades ; nous les reconnaissons comme nos parents les plus proches d’esprit. »
« Cet esprit-là ne peut être incarné que par du sang germano-aryen, identique à celui des grands scientifiques mentionnés ci-dessus. […] Depuis plus de 2000 ans le sang d’une race étrangère s’y est mêlé. Ce sont les mêmes causes, avec le même sang d’origine asiatique en arrière-plan, qui ont porté le Christ en croix, Giordano Bruno au supplice, Hitler et Ludendorff derrière les murs d’une prison. »
« Hitler et ses camarades de combat nous paraissent comme des cadeaux de Dieu, venant d’un temps ancien, où les races étaient plus pures, les hommes plus grands, les esprits moins compromis. »
« Avec Hitler comme chef d’orchestre bâtissons une nouvelle Allemagne dans laquelle l’esprit allemand ne serait pas simplement toléré, mais où il serait protégé, soigné, célébré et pourrait refleurir pour rédimer nos existences actuellement placées sous l’influence d’esprits de moindre valeur. »
« Il est là ; il s’est désigné comme le Führer des gens d’honneur ; nous le suivons. »
Parmi les scientifiques de stature internationale, seuls Lenard et Stark auront un engagement aussi ouvertement nazi. D’autres scientifiques allemands de stature internationale, comme Wilhelm Wien (1864-1928, prix Nobel de physique 1911) à Iena ou Hans Geiger (1882-1945) à Tübingen, étaient eux aussi des physiciens expérimentaux connus pour leurs opinions conservatrices et provincialistes, opposées à une recherche dirigée depuis Berlin ; ils furent peut-être bienveillants envers le national-socialisme, mais n’ont pas été compagnons de route du parti puis du pouvoir nazi et sont restés politiquement et professionnellement indépendants du régime. Lenard et Stark sont, eux, très vite en rupture avec leur milieu scientifique, vindicatifs envers la république de Weimar, et par ailleurs foncièrement antisémites.
Sur le plan scientifique, leur approche de la nouvelle physique était toutefois très différente. Lenard est un physicien expérimentateur avant tout. Au contraire, Stark, avant 1920, est ouvert à la démarche novatrice de la physique théorique. C’est plus par ambition et calcul personnel et politique que Stark s’oppose à partir des années 1920 à la physique théorique, c’est plus par conviction que Lenard s’y oppose. Lenard est très impliqué dans le monde éducatif, auteur de manuels de physique, faisant des conférences de vulgarisation. Il restera un idéologue, homme d’influence, à l’inverse de Stark, homme de pouvoir.
Militants, dignitaires et intellectuels nazis commencent à stigmatiser la « physique juive » dès le début des années 1920. La physique allemande, ou « physique aryenne », est une physique fondée sur l’expérience et non sur une théorie mathématique. S’il y a formulation de concepts nouveaux, ils doivent être immédiatement vérifiables par l’expérience. À l’opposé, la « physique juive » est une physique théorique, conceptuelle, non vérifiable expérimentalement, fondée sur des théories mathématiques complexes et éloignées de la nature et de la réalité. Le savant aryen produit non des conjectures, mais des faits établis. Le savant juif, lui, avance des idées sans aucune preuve et s’empresse de les publier ; il privilégie l’usage des mathématiques obscures et cache l’essentiel sous le calcul.
La relativité, conçue en grande partie par des savants juifs, était bien entendu sous le feu des critiques contre la « physique juive ». Elle était l’œuvre d’Einstein, et nombre de savants juifs y avaient contribué. La formalisation mathématique de l’espace-temps avait été réalisée peu avant sa mort par le mathématicien Hermann Minkowski (1864-1909), professeur d’Einstein à l’École polytechnique de Zurich en 1896. De manière moins visible, et aussi à Zurich, le mathématicien Marcel Grossmann (1878-1936) initia Einstein en 1913 aux tenseurs du mathématicien italien Tullio Levi-Civita (1873-1941), base mathématique complexe de la relativité générale.
Physique juive contre physique aryenne
En 1936, dans la préface de son manuel universitaire de physique Deutsche Physik1, Lenard formalise dans sa préface une véritable théorie de l’antisémitisme scientifique. Le fait que son idéologie figure dans un manuel de physique à l’usage des étudiants – et non dans un opuscule indépendant – montre à quel point elle était intégrée chez Lenard à sa vision de la science. Le titre du manuel est lui-même significatif : quoique documenté et composé de quatre tomes, ce manuel n’aborde ni la physique théorique ni la relativité.
Lenard applique le droit du sang, et celui de la race, à la science. Ce n’est pas parce qu’il y a une nature universelle, la même pour tous l...