La compréhension des phénomènes périodiques a immensément progressé au cours de ces dernières décennies. La génétique et la biologie moléculaire ont contribué de manière décisive à identifier les bases des rythmes cellulaires. Accompagnant l’étude expérimentale des rythmes, la modélisation a permis de préciser les conditions dans lesquelles ils surviennent. Leur mécanisme étant du ressort de la chimie, avant même d’explorer en détail les processus qui les sous-tendent la question se pose, tout naturellement, de savoir si des phénomènes périodiques peuvent se produire dans des systèmes purement chimiques.
Les réactions chimiques oscillantes
On connaît depuis le début du XXe siècle plusieurs exemples de réactions chimiques oscillantes, comme la réaction de Bray (1921). Pendant longtemps, ces phénomènes ont été considérés comme des curiosités de laboratoire et n’ont suscité que peu d’intérêt, voire de l’incrédulité. Quelques exemples de réactions oscillantes étaient également connus en électrochimie. On connaissait aussi des oscillateurs électriques et certains, comme l’ingénieur Balthazar Van der Pol qui les avait modélisés, avaient fait le lien, en 1928, avec le rythme cardiaque. Le premier modèle cinétique pour les réactions chimiques oscillantes fut proposé par Alfred Lotka en 1920. Ce modèle est formellement similaire à celui proposé peu après par le mathématicien italien Vito Volterra, pour rendre compte des oscillations de prédateurs et de proies en écologie.
L’étude des oscillations chimiques connut un développement important à partir du milieu des années 1960 en raison de la conjonction de trois facteurs : le développement d’un cadre théorique permettant d’appréhender les processus périodiques en chimie, la découverte d’oscillateurs de nature biochimique isolés in vitro (nous y reviendrons au chapitre suivant), et l’étude expérimentale approfondie d’une réaction oscillante qui, jusqu’à ce jour, demeure l’exemple le mieux connu de rythme en chimie. Elle porte le nom de réaction de Belousov-Zhabotinsky, du nom des deux chercheurs russes qui l’ont étudiée. Son mécanisme fut élucidé en détail dans les années 1970 par l’équipe de Richard Noyes à l’Université d’Eugene, en Oregon. En présence d’un indicateur coloré, dans un domaine précis de concentrations initiales, cette réaction passe alternativement du rouge au bleu, avec une périodicité de l’ordre de 30 secondes1. Les oscillations se poursuivent pendant plusieurs dizaines de minutes jusqu’à ce que les réactifs atteignent leurs niveaux d’équilibre. Toutefois, comme l’a montré le groupe d’Adolphe Pacault à Bordeaux, lorsque la réaction a lieu en milieu ouvert, les oscillations se maintiennent aussi longtemps que les réactifs ne viennent pas à manquer. Par la suite, des familles de réactions chimiques oscillantes émanant des quelques exemples connus ont été mises au point.
Rien ne distingue fondamentalement les rythmes biologiques des réactions chimiques oscillantes, si ce n’est la nature des molécules. Le cadre conceptuel en est celui de la thermodynamique des processus irréversibles développée par Ilya Prigogine et ses collaborateurs aux alentours des années 1960 : alors qu’un système chimique fermé, qui n’échange ni matière ni énergie avec le monde extérieur, ne peut qu’évoluer vers un état d’équilibre, un système ouvert, qui a de tels échanges avec le milieu environnant, peut atteindre un état dit « stationnaire ». Les concentrations des substances intervenant dans les réactions ne changent pas au cours du temps lorsque le système se trouve en cet état. Toutefois, l’état stationnaire change si l’on modifie la valeur d’un paramètre (par exemple, la vitesse d’influx d’un réactif). Dès 1956, Prigogine et Balescu montraient de manière théorique que des oscillations entretenues pouvaient survenir dans des systèmes chimiques ouverts. Au cours de la décennie suivante, ces résultats furent étendus grâce aux travaux du groupe animé par Ilya Prigogine à l’Université libre de Bruxelles.
Le résultat clé de l’approche thermodynamique fut de montrer que, loin de l’équilibre, la stabilité d’un état stationnaire n’est plus garantie. Lorsque l’état stationnaire devient instable, des comportements structurés dans le temps ou dans l’espace sont observés. Le nom de structure dissipative a été donné par Prigogine à ces comportements auto-organisés, pour souligner qu’ils ne peuvent se maintenir que grâce à la dissipation d’énergie dans un milieu ouvert. En cela, les structures dissipatives se distinguent des structures d’équilibre comme les cristaux qui peuvent se maintenir indéfiniment en milieu fermé. Les structures dissipatives peuvent prendre la forme d’une structure dans le temps ou dans l’espace. Ainsi, les rythmes sont des structures dissipatives temporelles, qui correspondent à un phénomène d’auto-organisation dans le temps.
Les prédictions théoriques sur l’existence de réactions oscillantes furent rapidement corroborées par l’observation de comportements périodiques dans plusieurs réactions chimiques comme celle de Belousov-Zhabotinsky. L’étude expérimentale et théorique de ces réactions montre que le système doit être ouvert à un apport de matière pour que des oscillations entretenues surviennent au-delà d’un point d’instabilité. Cette condition ne suffit pas : il faut de plus que la cinétique possède un caractère non linéaire. Dans le cas d’une cinétique linéaire, la vitesse d’une réaction demeure proportionnelle à la concentration d’un réactif. La cinétique devient non linéaire dès lors qu’un réactif exerce un effet activateur ou inhibiteur sur la réaction à laquelle il participe. Toute non-linéarité ne conduit pas nécessairement à une instabilité. Dans la plupart des exemples connus expérimentalement, la non-linéarité responsable de l’existence d’oscillations est associée à la présence d’une étape de nature autocatalytique, c’est-à-dire autoamplifiée : en raison d’une rétroaction positive – on utilise souvent le terme de feed-back positif – la réaction s’accélère à mesure que le produit de la réaction s’accumule ; c’est l’effet « boule de neige ». L’autocatalyse n’est pas la seule source de non-linéarité susceptible de conduire à une instabilité. Ainsi, comme on le verra à plusieurs reprises dans les chapitres de ce livre, les rétroactions négatives sous-tendent bon nombre de rythmes en biologie, dont les rythmes circadiens. Souvent des rétroactions positives et négatives entremêlées sont à la base du comportement oscillant.
Ces conditions d’ouverture et de non-linéarité sont précisément celles qui caractérisent la chimie des êtres vivants. Tout organisme a besoin d’un apport de matière pour se maintenir en vie et fonctionne ainsi comme un système ouvert. De plus, les multiples processus de régulation cellulaire donnent à la cinétique des réactions biochimiques un caractère non linéaire. S’il n’y avait pas de régulations, il n’y aurait pas d’oscillations. Il n’est donc pas étonnant que les rythmes soient l’une des caractéristiques marquantes des êtres vivants. Le titre du livre Propriétés rythmiques de la matière vivante publié en 1936 par le neurophysiologiste Alfred Fessard souligne cette observation. Cet ouvrage portait entièrement sur les rythmes neuronaux, mais son titre a une portée plus large.
Bref survol des rythmes du vivant
Les rythmes en biologie se retrouvent à tous les niveaux de l’organisation biologique. Il y a plusieurs moyens de les classer : par leur période, la nature de leur mécanisme, leur fonction, le niveau – cellulaire ou supracellulaire – auquel ils se produisent. Le tableau 1.1 reprend les principaux rythmes biologiques classés en fonction de la période, des plus rapides aux plus lents, en indiquant s’ils peuvent déjà survenir au niveau d’une cellule isolée.
La question fondamentale que pose tout rythme biologique est de savoir s’il est endogène ou exogène, produit par l’organisme lui-même ou par le couplage avec une variation périodique de son environnement. Cette question est bien illustrée par le cas des rythmes circadiens. Le premier scientifique qui l’approcha de manière expérimentale fut l’astronome Jean-Jacques Dortous de Mairan (1678-1771), membre à la fois de l’Académie française et de l’Académie des sciences, dont il devint plus tard le secrétaire perpétuel. En 1729, il s’intéresse au mouvement des rameaux d’une plante, la sensitive, qui s’élèvent puis s’abaissent au cours de la journée. Ce mouvement périodique est-il dû à l’alternance du jour ou de la nuit, ou persiste-t-il en obscurité constante ? Mairan effectue une expérience simple mais décisive : il place la plante dans l’obscurité et observe que le mouvement perdure, et il établit un lien avec la physiologie de l’être humain, notant que « cela paraît avoir rapport à cette malheureuse délicatesse d’un grand nombre de malades, qui s’aperçoivent dans leurs lits de la différence du jour et de la nuit ». Cette première expérience sur les rythmes circadiens permet de conclure qu’ils sont de nature endogène, puisqu’ils surviennent dans un environnement constant. Comme nous le verrons au fil des chapitres, il en va ainsi pour la plupart des rythmes du vivant qui trouvent leur origine au sein même de l’organisme.
Les rythmes biologiques les plus rapides caractérisent l’activité électrique des cellules nerveuses ou musculaires. Leur période peut varier du centième de seconde à une dizaine de se...